Gonzaï Contraction de gonzo et bonzaï ? Pourquoi pas…

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Thomas et Bastien font partie de l’équipe du magazine Gonzaï : l’un est rédacteur en chef adjoint, l’autre chargé de distribution, tous les deux auteurs. Dans un café, au bout de la rue Louis Blanc à Paris, où se situe leur quartier général, la radio passe une reprise de Lovefool des Cardigans, puis une autre de Come as you are de Nirvana par le Bebo Best & the super lounge orchestra, pendant que nous divaguons sur leur aventure journalistique.

L’histoire commence en 2007 avec un site web créé par Thomas Ducrès et Thomas Florin – c’est le second que nous rencontrons. Avec une équipe d’une quinzaine de personnes, le site prend rapidement de l’ampleur, le projet aussi. Gonzaï programme des soirées et sort un magazine en 2013 avec pour accroche : « des faits, des freaks, du fun »

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La genèse

Thomas : Historiquement, le site proposait de la chronique musicale, des interviews, c’était surtout axé critique musicale et littérature. Quand on a conçu le magazine, le but était totalement différent. Ce dont je me suis rendu compte la semaine dernière, c’est que Gonzaï est un magazine de société culturel, tout simplement. La ligne éditoriale tient sur un truc hors promo, hors actu : raconter des histoires sur ceux qu’on avait appelés au début « les super-héros du quotidien ». Grosso modo, y’a un double concept qui croise des anonymes d’exception avec un côté militant, mais pas forcément dans le sens politique du terme. Des gens qui portent quelque chose. Dans un moment historique un peu mou, tenter de trouver des gens qui s’activent. C’est plus de l’activisme, en fait, mais un activisme très doux.

Bastien : Quand le magazine s’ouvre sur le super-héros next door, en gros ça veut juste dire « la double vie de… » Herbert Léonard, il a chanté Pour le plaisir, mais il a aussi écrit cinq livres sur les avions de guerre. Thomas, lui, avait fait le portrait d’un boulanger dans le Marais, batteur dans un groupe de rock, qui faisait des pains en forme de bites. J’ai retrouvé un parfumeur qui faisait des recherches sur l’odeur de sainteté. Le magazine ferme aussi sur le « freak », le mec pas forcément connu, mais qui a une vie vraiment dingue. On a eu une fois un écrivain qui vivait dans son cercueil, on a eu le dernier bourreau ou encore un gars qui était curé et qui a ouvert un bordel en Suisse. Voilà. C’est la vie exceptionnelle de machin.

La débrouille

Thomas : On reçoit énormément de propositions, parce que les gens tirent dans tous les sens, qu’il n’y a pas de boulot, et aussi parce que la ligne éditoriale plaît. Mais ils ont souvent une vision déformée de ce qu’on est réellement. Ils pensent qu’on est un journal établi. Alors qu’en fait, on fait tout nous-mêmes. Pour l’instant, on est un outsider, un petit magazine avec un petit tirage. On est un proto-magazine fanzine haut de gamme, qu’on fait avec les moyens du bord. Et comme on arrive à voir où on va et qu’on va certainement aller plus loin en 2016, du coup on finira sûrement par devenir un vrai magazine. Mais ça demande une autre structure.

La première force de Gonzaï a toujours été l’abonnement. Quand on a monté la SARL [Société à responsabilité limitée, ndlr], on n’avait pas de fonds. Du coup, on s’est dit qu’on allait faire un crowdfunding pour se financer, avec les préventes et les abonnés. Ça nous a permis de tirer le numéro 1, le 2, etc. C’est après qu’on a commencé à développer le circuit de distribution, pensé comme celui
du fanzine habituel, en allant chez les disquaires. Très naturellement, parce que malins comme on est, d’une part on les connaissait, et surtout on s’est dit qu’il n’y avait pas beaucoup de publications dans ces endroits. On savait qu’on pouvait y trouver notre place. On a commencé petit et, depuis le printemps dernier, on a attaqué les librairies.

Bastien (chargé de distribution, s’en va livrer les points de vente parisiens avec sa valise à roulette, en métro) : Et on les vise bien ! Ce sont des libraires qui, on le sait, vendent de la littérature gonzo ou des bouquins sur la musique [comme Livre aux trésors à Liège, ndlr]. Ça va du concept-store marseillais à l’espèce d’association à moitié squat à Poitiers en passant par Beaubourg à Paris [la Cité de la musique, ndlr].

Thomas : Je précise bien qu’absolument personne n’est salarié. Les gens sont payés à la pige, à la photo, à la mission. Et nous, les quatre associés de la SARL, pas encore. Il n’y a qu’une activité rémunératrice sur le magazine pour l’instant : les soirées, qui rémunèrent Thomas [l’autre, ndlr] parce que c’est lui qui les programme – une soirée mensuelle à la Maroquinerie et une soirée en province itinérante. Il y a aussi le label qu’on vient de lancer et qui, à terme, pourra être une activité rémunératrice. On est tous freelance. Thomas [l’autre, ndlr] et moi sommes journalistes et on produit du contenu pour plein de choses différentes, Charles [dit Bob le flambeur, l’autre rédacteur en chef adjoint, ndlr], lui, possède des bars sur Paris et Bastien, journaliste, vend des sièges de voiture sur internet…

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Le gonzo

Thomas : Déjà, c’est pas un vrai mouvement. C’est pas une école d’écriture comme le nouveau roman. Y’a pas un manifeste, y’a pas tout ça. Je l’analyse comme un journalisme psychédélique : la rencontre entre le journalisme – le nouveau journalisme de Tom Wolfe, celui qui parle du point de vue de l’auteur – et les drogues psychédéliques. D’où le mensonge, d’où ces espèces de réalités déformées. Y’avait des publications aux USA dans les années 1970 qui étaient dans cette forme de drogue-culture, et y’a quelques mecs qui l’ont pratiquée : Thompson, Lewis, etc. Tu peux en compter dix. Bizarrement, ça a vachement bien pris en France, parce qu’on n’avait pas trop de groupes mais plutôt des auteurs. Il y a des représentants, qui écrivaient dans Rock&Folk : Manoeuvre, Garnier, tous ces types-là. Qui parlaient de leur vie, qui inventaient des trucs du genre : « J’ai une groupie sur les jambes », c’était faux, c’était pas grave, ça faisait une blague. C’est une forme de littérature, le gonzo journalisme, de toute façon. Donc je suis pas sûr qu’il y ait une méthodologie. Il y a une porte de sortie qui est géniale, c’est ce que les Américains ont appelé le new new journalism. Le journalisme gonzo, c’est le type qui parle à la première personne. Le new new journalism, c’est le mec qui rentre en immersion totale, changer de vie pour pouvoir écrire sur le sujet. On pourrait se dire que c’est juste du journalisme d’investigation : la seule différence, c’est qu’on parle à partir d’expériences personnelles. Y’a un effet sensoriel qui est beaucoup plus important. Le journalisme gonzo donne une place à la sensibilité, à la sensorialité. On considère qu’en décrivant l’expérience, les gens retireront des informations. Tout n’est pas explicite. Au fond, c’est un journalisme qui prend moins les gens pour des cons, plutôt qu’un truc où tout est bien surligné. Après, que ce soit Pierre, Paul ou Jacques qui l’ait dit, on s’en fout. Si tu dis : « Jacques a tué Paul » et qu’en fait c’
était Richard, là t’as menti, c’est pas bien. Mais si à ta façon de le raconter, on comprend que c’est Richard qui a tué Paul, c’est gagné. L’information doit être réelle mais ce qu’il faut, c’est un bon récit. Et le journalisme gonzo est un récit. C’est une histoire. L’un des storytelling du journalisme. C’est l’histoire que tu racontes de l’intérieur. Serge Coosemans, il disait un truc génial là-dessus : « Je mens pas trop, il m’arrive des fois d’avoir trois personnalités qui ont chacune un aspect rigolo mais qui sont un peu chiantes aussi, et de ces trois personnes, je fais un seul personnage. » Ça, c’est évident : c’est ce qu’il faut faire.

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La méthode Gonzaï

Thomas : En fait, pourquoi on fait ça ? On appartient à la génération où les gens pouvaient écrire très rapidement et très facilement sur des blogs personnels. Quand on [Thomas, l’autre, et lui, ndlr] a commencé à écrire, en gros en 2005-2006, y’avait le webzine organisé, c’est-à-dire un blog collectif. Et l’avantage, c’est que tu pouvais écrire à peu près tout ce que tu voulais. On s’est rencontrés parce qu’on écrivait tous les deux pour Froggy’s delight, baignés dans cette culture qui était davantage celle du journalisme américain et français des années 1970. Voilà. On disait qu’on faisait du gonzo parce qu’on disait des conneries, qu’on écrivait parfois à la première personne, parce que des fois on faisait une chronique d’album mais qu’on parlait pas deux secondes de la musique. Sauf que ces webzines n’ont jamais eu de ligne éditoriale, à part des grands trucs de chronique culturelle. Thomas avait aussi un magazine papier, One Shot, et quand il a décidé de faire un magazine sur internet parce que le papier s’était cassé la gueule, on s’est dit qu’il fallait une ligne éditoriale forte : c’est là qu’on a chopé le truc du gonzo journalisme. À l’époque, y’avait pas grand monde qui le pratiquait. Je peux pas me rendre compte à quel point, mais c’est vachement re-devenu à la mode peu de temps après. Parce qu’on avait mis Thompson en logo, on poussait la cadence à un point franchement caricatural, mais bon c’étaient les écrits d’un mec de 25 ans et d’un autre de 18. On copiait les « pères ». À ce niveau-là ne se posait pas du tout la question de la déontologie journalistique.

Bastien : Ça n’est toujours pas arrivé !

Thomas : C’est toujours pas arrivé, mais après y’a eu la « découverte » qu’un bon article est quand même un article travaillé. Un article, y’a plusieurs phases. Y’a les pré-recherches, où faut cerner un sujet. Une fois que les pré-recherches le permettent, on trouve un angle. Une fois qu’on a l’angle, on refait des recherches. Une fois qu’on a fini ces recherches, on va chercher de la matière exclusive en faisant des interviews, en essayant de trouver des trucs que personne n’est allé dénicher. Ça c’est important. Du terrain, si il faut, si c’est possible. Et une fois qu’on est sûr que tout le truc tient dans l’angle, on écrit.

Bastien : En général, j’pense que les papiers qu’on reçoit ne sont pas forcément toujours calibrés. Remettre du style dans un papier, c’est un peu difficile, du coup la relecture, c’est plus au burin.

Thomas : Le problème, dans certains cas de figure, c’est qu’on ne peut même pas sentir la subjectivité de l’auteur. Nous, on n’ira jamais faire le travail de recherche en plus, parce que là c’est pas possible. Si ça c’est pas bien fait, le papier est mauvais et on va pas le publier. On fait plutôt de l’editing, de la modification de la structure ou de la
tournure. Des fois, y’a des problèmes d’angle. Des gens qui prennent un angle ironique sur un sujet, et ça ne marche pas. Là, on va leur dire, et si ça s’arrange pas, on peut réécrire. C’est déjà arrivé. Un exemple : l’auteur a pris un angle ni assez proche, ni assez distant du sujet, du coup il était dans un entre-deux et ça oscillait. Ça rendait l’article désagréable, parce que t’avais envie de lui dire : « Vas-y, dis ce que tu penses vraiment ! » C’est pour ça que les vrais trucs importants, au fond, c’est tout le reste : affûter sa vision du monde, connaître son sujet. Après, l’écriture, c’est un acte de création, c’est un moment où on a une posture face au monde qu’il faut essayer de décrire, de la manière la plus frontale possible.

Fond culturel et point de rupture

Thomas : Tout est très référencé 1970’s chez nous et je pense qu’on liquide ce fond culturel qu’on a. Mais je dis qu’on en fait la liquidation. Il est évident que les prochains points d’impact de société ne sont pas les mêmes que ceux des années 1970. Du coup on tourne autour d’autre chose. C’est vraiment compliqué d’essayer de capter l’époque. De sentir quels vont être les points de rupture, les grands points de friction. En fait, je me suis fait la réflexion : on est un magazine de contre-culture, mais un magazine de contre-culture des années 1970 qu’on fait aujourd’hui. C’est quand même bizarre que, quand on fait un dossier sur les communautés, ce sont celles des années 1970 qu’on va chercher. Alors que le communautarisme aujourd’hui, c’est plus du tout ça !

Bastien : Y’a quand même un article sur les mecs de Second Life, qui baisent entre eux sur internet.

Thomas : Oui, mais c’est quoi sinon un truc des seventies transféré sur internet ?

Bastien : C’est pas tout à fait pareil, y’a des trucs que t’avais pas dans les seventies, tu te créais pas d’avatar…

Thomas : Ça, j’suis d’accord, mais c’est pas un article sur la Goutte d’or, où là y’a un communautarisme réel, puissant et qui veut dire quelque chose. L’époque est beaucoup plus visible depuis trois ans, on commence à sentir ce qu’il va se passer. Peut-être que c’est moi à un moment qui ait évolué, peut-être qu’avant j’écoutais que des disques de rock et que je m’étais pas ouvert sur le monde, je sais pas. Mais c’est un travail qu’on fait, qu’on discute.

Culture pop

Thomas (qui parle à titre personnel) : Je pense que la culture jeune actuelle n’est pas du tout là où on est [avec le magazine, ndlr]. Pour moi c’est le manga et le jeu vidéo. C’est le Comic Con. C’est ça, la culture pop d’aujourd’hui. Le manga, on n’a jamais rien écrit dessus, le jeu vidéo un peu plus. Mais fondamentalement, le truc, c’est que la plupart d’entre nous aime plutôt les disques et les livres.

Bastien : On ne saurait pas le faire en plus.

Thomas : Je pense qu’on le ferait mal, et ça nous intéresse pas. GTA V c’est le bien culturel le plus vendu du XXIe siècle jusqu’à présent. J’en suis complètement conscient, et du coup j’y ai joué pour voir à quoi ça ressemble. C’est hallucinant, c’est regarder les Sopranos et jouer au jeu vidéo en même temps. C’est assez dingue. Y’a une révolution derrière tout ça, y’a une écriture, des personnages, de la musique. Sociologiquement, je pourrais y trouver un intérêt d’écriture, mais c’est pas mon sujet. Y’a des gens, chez nous, que ça intéresse. Pas tant que ça, mais y’a quelques personnes qui pourraient écrire là-dessus. Sincèrement, pourquoi on ne le fait pas ? Je sais pas.

Bastien : Parce que personne ne propose quelque chose d’intéressant ?

Thomas : Si les sujets sont bons, on les prend. Là [dans le numéro 9, ndlr], y’a un sujet sur Second Life. Mais comme ce n’est pas notre culture première, ce n’est pas là où on ira forcément.

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Underground, overground, mainstream

Thomas : Dans la musique aujourd’hui, 80% de la production est underground. Avec une grande partie auto-produite. C’est énorme. En plus, il n’y a plus d’alternative entre un concert dans un bar de 200 places où y’a pas vraiment de sono, je parle de Paris en l’occurrence, et le Zénith. L’underground se porte très bien. C’est moins le cas du mainstream. Je suis content qu’il n’y ait pas de salle intermédiaire. Je préfère aller voir les Prince Harry dans un bar avec vingt personnes et m’éclater, plutôt que d’aller me faire chier dans un truc à 1 200 places pour payer la bière à 8 euros sans pouvoir fumer des clopes. Cette musique-là, le rock’n roll, ça a été fait pour ça. Elle est née là et c’est de la musique de club à la base. Donc c’est très bien. Là où il faut vraiment se poser des questions, c’est sur l’esthétisme. Où est l’évolution esthétique ? Où sont les avant-gardes ? Cette question-là peut s’étendre à absolument tous les champs artistiques. L’underground va bien, après on ne sait pas où il va.

Bastien : Et puis il n’y a plus d’overground.

Thomas : Mainstream, tu veux dire ?

Bastien : Ouais, tu sais ce truc qui a produit par exemple le parcours de Nirvana.

Thomas : Y’a plus d’ascenseur. L’ascenseur est cassé. La musique intéresse beaucoup moins de personnes qu’avant. Quand t’étais gosse, t’allais acheter des disques. Y’a plus que la génération intermédiaire qui en achète et encore ceux qui aiment vraiment la musique. Y’a des groupes que je trouve exceptionnels mais, en effet, ce sera jamais… Nirvana ? Ils pourraient, mais avec un gros coup d’main de Dieu. Tu peux même plus faire le métier de journaliste, qui n’est même pas un travail artistique, et en vivre. De toute façon, c’est la fin du travail payé. Virginie Despentes l’a dit. C’est vraiment intelligent : la fin du travail payé.

Bastien : On va être payé de quoi alors ? Elle l’a dit ou pas Virginie Despentes ?

Thomas : Y’a plus besoin que les gens travaillent. La production est auto-suffisante. Peut-être qu’on va nous donner du fric, une espèce d’indemnité de vie : « Voilà 400 euros, amuse-toi bien. » C’est un peu ce qu’il se passe, tu vas vivre au RSA [Revenu de Solidarité Active, ndlr]. Ou sinon, bah, tu mourras.

Bastien : Ce serait bien l’âge de mort obligatoire. Je milite pour ça depuis longtemps. 70 ans, max.

Thomas : Mais si tu bosses même pas à 18, comment tu fais ?

Bastien : Ah bah, t’as le droit de mourir à 72.

Thomas : Entre les deux faut trouver comment faire.

Bastien : Avec des travaux forcés et puis voilà.

Thomas : Casser des cailloux… un truc inutile.

Bastien : Bah non, si tu bosses pas, tu meurs plus tôt.

Thomas : Je sais pas si y’a un grand plan derrière tout ça, c’est juste contextuel. Oui, pour la production, y’a plus besoin des hommes et
des femmes occidentaux. Tant pis, c’est pas grave.

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