Les études de genre interrogent les constructions des identités et la façon dont les normes sont établies au point d’être considérées comme « naturelles ». Dans le cadre du festival Contre/Bandes, deux chercheuses belges, Charlotte Pezeril (anthropologue) et Céline Van Caillie (philosophe), ont eu la délicate mission d’introduire à ces questions, le 20 novembre 2014, à la Space (Liège). Forte de mes découvertes lors de ce festival, déjà un peu moins ignorante, je me rends à cette soirée avec l’envie de comprendre. Et j’ai compris. En voici des extraits, augmentés de quelques morceaux choisis.
En Belgique francophone, les centres de recherche sur les études de genre sont assez isolés. Il n’existe, par exemple, aucun master spécialisé, sauf en Flandre, depuis cette année, à l’université de Gand. L’asbl Sophia avait pourtant tenté de promouvoir cet enseignement bi-communautaire, transdisciplinaire, au sein des universités francophones sans succès. Ces questions sont alors généralement abordées à travers les disciplines des différent-e-s chercheur-se-s sans que cela ne soit leur principal objet d’étude. Contre/Bandes apparaît donc comme une expérience inédite visant à décloisonner ces disciplines, au sein du milieu universitaire, mais aussi à connecter l’université, le monde militant et le monde associatif.
La conférence proposée à la Space s’inscrivait dans cette optique, en tentant de ne pas noyer le public dans des concepts et des théories. Un pari plutôt réussi, dans un temps imparti assez court, sachant qu’en plus, les études de genre (gender studies en anglais) représentent un champ éclaté, conflictuel et non unifié. Charlotte Pezeril nous met en garde dès le début : « Il n’y a pas une théorie mais de multiples théories. » D’autant que dans ce domaine de recherche, les enjeux sont aussi disciplinaires. La position de Charlotte Pezeril est celle de la socio-anthropologie, par exemple, tandis que celle de Céline Van Caillie est issue de la philosophie.
Les études féministes
comme précurseur
Les études de genre découlent dans un premier temps des études féministes dont le but était de montrer la construction sociale de la différence des sexes homme/femme. Avant que le terme « genre » n’émerge, deux œuvres majeures posent les prémices. Margaret Mead (Sex and Temperament in Three Primitive Societies, 1935), d’abord, avec un travail de terrain mené dans les années 1920 en Océanie. Elle s’intéresse dans son ouvrage à l’éducation des enfants par rapport à leurs rôles sexuels dans différentes communautés. Apparaissent alors des diversités de normes qui lui permettent d’établir que les attitudes et les tempéraments ne sont pas conditionnés par le sexe, mais par une construction sociale. Rien n’interdit l’émancipation de la femme. La seconde auteure est bien sûr Simone de Beauvoir avec Le Deuxième Sexe. L’auteure ne parle cependant jamais de « genre » et explique aussi comment le sexe n’est pas une donnée naturelle mais est défini par la société. D’où sa célèbre phrase : « On ne naît pas femme, on le devient. » Dès lors, aucun destin biologique ne définit la féminité ou la masculinité. Simone de Beauvoir montre par exemple comment une petite fille à qui on dit : « Oh, que tu es jolie! Que tu as une belle robe! », se construit dans le regard de l’autre, dans un rapport de séduction – la femme doit plaire jusqu’à refuser son autonomie –, alors qu’un petit garçon à qui on apprend qu’il peut/doit se battre ou découvrir le monde, est encouragé à se développer pour lui-même.
Les études féministes s’intéressent donc aux constructions sociales de l’« homme » et de la « femme » (
de la « masculinité » et de la « féminité », etc.) et des rapports de force qu’elles induisent. Petit à petit, le mot « genre » fait émerger de nouvelles approches en-dehors du système hétéronormé. En 1968, R. Stoller (Sex and gender), contredit les thèses freudiennes sur la transexualité (même s’il continue de la voir comme une pathologie) et forge la notion de « gender role », qui est le sentiment subjectif qu’une personne peut avoir de son identité sexuelle : sexe et sexualité sont bien deux choses différentes. J. Money et A. Ehrhardt (Man and Woman, Boy and Girl, 1973) étudient à la même époque le cas des enfants intersexes (ambiguïté anatomique à la naissance). Ils amènent une nouvelle perspective en démontrant que le sexe est une expérience de soi.
Du sexe au genre
En Europe, et en France particulièrement, les féministes matérialistes refusent le terme de « genre » et préfèrent parler de « classe de sexe » ou de « sexage ». Elles essayent alors de trouver leur place dans les mouvements de gauche et cherchent des outils d’analyse contre l’oppression des femmes. Surtout, elles ont peur, via l’utilisation du mot « genre », de la dépolitisation et de l’« invisibilisation » des femmes. Ce sont les rapports sociaux de sexe qui produisent les catégories de sexe : les hommes et les femmes existent à travers un rapport social. Pour Christine Delphy, qui s’inscrit dans une perspective marxiste, l’ennemi n’est pas l’homme, mais bien le patriarcat : c’est l’exploitation économique des femmes. Colette Guillaumin, moins connue mais tout aussi fondamentale, ajoute une nouvelle dimension, en s’appuyant sur le parallélisme avec le racisme : c’est le racisme qui crée les races, c’est le sexisme qui crée les sexes. Elle ne part donc pas du capitalisme comme Delphy mais du servage et de l’esclavage, d’où le terme de « sexage ». Le pouvoir masculin se traduit par le recours à la violence (la notion de « viol conjugal » n’existe pas à l’époque) et les femmes grandissent avec cette menace potentielle, au cœur du système d’appropriation collective : toutes les femmes sont appropriées par tous les hommes. La « nature » est alors un habillage idéologique qui masque les rapports de pouvoir pour justifier la domination. Oui, le genre est une construction sociale, mais surtout un rapport de pouvoir.
C’est le racisme qui crée les races, c’est le sexisme qui crée les sexes
De nouvelles recherches introduisent par la suite les notions de « genre ». Dans l’un des premiers ouvrages consacrés explicitement au sujet, Sex, Gender and Society (1972), Ann Oakley évoque la question en ces termes : « Le mot « sexe » se réfère aux différences biologiques entre mâles et femelles, à la différence entre leurs organes génitaux et à la différence entre leurs fonctions procréatives. Le « genre », lui, est une question de culture : il se réfère à la classification sociale en « masculin » et « féminin ». »
Dans la matrice hétérosexuelle par rapport à laquelle les défenseurs du « naturel » se positionnent, deux sexes et deux sexes seulement sont définis : l’homme et la femme, où le genre devient juste identification psychique et sociale. Le sexe est alors perçu comme une réalité préalable, comme si le genre n’en était qu’une « manifestation naturelle ». Et le désir, lui, est censé être à l’opposé de ce qu’on est : sexualité et genre sont nécessairement contradictoires. Dans ce système, un être né avec des chromosomes XY sera un garçon, éduqué en tant que garçon et aura une sexualité opposée, c’est-à-dire qu’il sera attiré par les filles. Inversement, un être né XX, sera une fille, éduquée comme une fille et sera attirée par les garçons. La « normalité » prend un sens naturel et social, mettant tout ce qui n’y correspond pas dans les marges. Bien sûr, cette matrice hétérosexuelle ne fonctionne pas : un être XX, défini comme « fille », pourrait se sentir autre, ne pas être attirée seulement par son « opposé ». Il existe une infinité de parcours entremêlant sexe, genre et sexualité, aucun n’
étant figé ni normé. Pourtant, encore aujourd’hui, cette matrice hétérosexuelle continue d’avoir un effet hégémonique et stéréotypique. Les études de genre proposent de rompre avec celle-ci et d’explorer ensemble tous les possibles.
Gender mainstreaming et
déconstruction des stéréotypes
Dans les années 2000 émerge le « gender mainstreaming » : on en mange à toutes les sauces. Les mouvements trans et queer se déconnectent des mouvements féministes militants, critiquant leurs injonctions de mise aux normes et préférant revendiquer l’ambiguïté identitaire, mouvante et plurielle. Une rupture épistémologique s’en prend au sexe lui-même, le sexe biologique, notamment aux USA avec l’historien J. Scott. Comme Thomas Laqueur, il montre que la perception des organes génitaux a été construite historiquement. A. Fausto-Sterling dans The Five Sexes montre ainsi la pluralité des marqueurs scientifiques du sexe : le sexe anatomique, gonadique, chromosomique, capacitaire et hormonal.
Les études de genre permettent alors de sortir de la matrice hétérosexuelle normative, un schéma qui a tendance à rigidifier ce qui est au contraire mouvant et pluriel. Cette vision est investie par des idéaux : on se réfère à nous-mêmes et aux autres, dans une binarité homme/femme qui efface et invisibilise tout le reste. Dans ce système, la société impose à chacun-e de s’efforcer sans cesse d’être celui/celle qu’il/elle doit être au lieu de permettre d’être ce qu’il/elle veut être, d’avoir le choix de se définir par rapport à sa propre subjectivité.
Dans le cas des « intersexes », d’après les morphologies sexuées « idéales », ces enfants sont jugés aberrants. Leur assignation fille ou garçon se fait alors en fonction de leur sexe anatomique (en gros, ce qui sera considéré comme un « grand clitoris » sera transformé en pénis, un « petit pénis » entraînera la réfection d’un vagin) : la soi-disant « nature » devient alors le produit d’une intervention chirurgicale. La matrice hétérosexuelle normative ne fonctionne qu’en simplifiant à outrance, et encore, elle n’est jamais cohérente puisque le dispositif est habité par des conjonctions non prévues. Les pratiques bouleversent les configurations du dispositif et déconstruisent le sens du « naturel ». C’est en ce sens que des collectifs et associations, au-delà du champ universitaire, revendiquent la reconnaissance de la diversité. « Genres pluriels », une asbl bruxelloise « met en avant l’existence des personnes aux genreS fluideS (transgenreS, transqueerS, cross-desserS, traNsvestiEs, androgynes,…) et intersexeS », peut-on lire sur leur site genrespluriels.be, afin d’en finir avec la binarité imposée. Cette nouvelle notion de « genres fluides » (ou transgenres) invite à une réappropriation de nos identités et, surtout, à avoir le choix de se construire comme ils/elles le désirent, en passant aussi par le langage, avec l’invention d’un nouveau pronom : « yels », ni ils, ni elles, une personne.