Place nette De l’Avenir à Kuborn

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La puissance des hauts-fourneaux, les grandes batailles sociales, la masse ouvrière; la grisaille quotidienne et la lutte individuelle du désert industriel : ainsi connaît-on Seraing-bas. Aujourd’hui, un vent de changement semble souffler sur la terre de légende du cinéma social contemporain. Mirage ou eldorado ?

Au bout de cinquante minutes, l’on aperçoit au loin les lumières d’une petite place. Des boutiques de vêtements, d’aliments, une bijouterie, quelques arbres, un bureau de mutuelle, une banque, un commissariat. C’est le Pairay. Désormais, c’est à travers une petite ville charmante que le bus 2 continue sa route jusqu’aux grands arbres qui marquent l’orée de Boncelles où se trouvent de belles maisons, de belles voitures et de grands axes. Le « Haut-de-Seraing » est habité « par des gens aisés, pas par la basse classe », dit-on.

Les personnes pauvres existent quelque part entre l’Opéra et le Pairay : un univers d’entrepôts, de graviers et de maisons délabrées, d’où surgissent jeunes et vieux, seuls ou en couple, avec des cartables, des paquets pleins à craquer et des badges au cactus du PTB. Ils vont et viennent quelque part au-delà de la lumière de l’autobus. On se dépêche, car le Fond-de-Seraing est mort et qu’il ne faut pas s’y promener la nuit tombée.

La nuit est noire au Fond-de-Seraing : on ne s’y risque plus. On craint de croiser une bande de jeunes mâles en train de trafiquer de la drogue, ou un groupe de ces étrangers barbus qui ont envahi des logements à bas prix presque insalubres et qui boivent de la bière bon marché. Après 19h, on reste chez soi et on espère simplement ne pas se faire cambrioler une seconde fois.

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Au matin, le marché du vendredi se déploie sur l’Esplanade ; il est réputé pour la fraîcheur de ses produits et ses prix accessibles. Les visiteurs, presque aussi nombreux que les marchands, sont venus d’Ougrée, de Jemeppe, de Boncelles. A dix heures, on réchauffe ses doigts autour d’un café avant de s’en aller.

Avant, ici, il faisait noir de monde. Depuis le pont, le haut mur avec ses fresques était longé par une route à quatre bandes et, derrière le mur, Cockerill accueillait des cars entiers de travailleurs venus de Flandre et de Wallonie par dizaines de milliers ou quelques milliers seulement, selon les sources. En tout cas, on faisait la file pour entrer dans les restaurants et les magasins qui fleurissaient jusqu’au Molinay. On prenait le temps de s’attarder. Il y avait des bouchons. Entretemps, les routes ont été barrées : il faut une volonté de fer pour parvenir à boire un verre ici, aujourd’hui.

On raconte que petit à petit, Cockerill s’est éteint. Les suies de l’industrie, qui noircissaient le linge et obligeaient à faire les carreaux tous les jours, sont désormais recouvertes du sable des grands travaux. Le Fond-de-Seraing va devenir une ville : sur l’Esplanade de l’Avenir, comme Frank Michael, on ne demande qu’à se laisser rêver. « Ça va être magnifique ! » Le futur se veut brillant comme un lingot d’or. Un jour, dégagé des trémies sérésiennes, le Château verra enfin la lumière. La Meuse coule douce, les oiseaux chantent dans les collines et les promeneurs des sentiers se saluent… Ici, c’est un beau coin, on ne s’y est pas installé pour rien ! Aujourd’hui, on aménage.

Le sol du trottoir, poussière et gravier, tremble sous les machines. Le béton gris clair se lève haut dans le ciel et les parements métalliques scintillent sous le soleil froid. Les ouvriers interpellent les rares aventurières, sac à main et petites chaussures, qui pistent les balises orange fluo des arrêts de bus déplacés. Les automobilistes ont renoncé à s’infliger le
parcours du combattant, le parking boueux récemment créé n’en vaut pas la chandelle. Les transports en commun sont rares, chers, lents : on ne sort pas d’ici facilement. On n’y passe plus.

« A l’époque, le bourgmestre Guy Mathot distribuait du boudin aux personnes âgées »

Au pied des chantiers et des entrepôts, les vitrines sont noires et les panneaux « à vendre », « à louer » ou « à remettre » ont eu le temps de se délaver ; aux étages, les fenêtres sombres alternent avec les panneaux d’aggloméré. C’était noir de monde, avant : les rescapés se reconnaissent désormais entre eux et accueillent le passant égaré avec chaleur, après une première stupeur réciproque. La plupart des gens sont partis. Ici, on attend sa retraite quand on est courageux, « pour ne plus voir tout ça », en conseillant aux jeunes de ne pas rester : ceux qui sont diplômés sont au chômage et doivent entamer de nouvelles formations. Ici, on travaille et on paie : on survit.

A l’époque, le bourgmestre Guy Mathot distribuait du boudin aux personnes âgées ; l’église était l’ennemi contre lequel s’érigeait le Parti Socialiste. Les temps changent et la composition du conseil communal aussi, malgré « l’interdiction d’affichage électoral pour maintenir le monopole lors des dernières élections communales », selon la rumeur. On reproche aux politiques de ne pas avoir anticipé la fermeture de Cockerill. De gauche à droite, on s’accorde pour dire que les besoins de la population nécessitent d’être entendus, regrettant le manque de conscience des dirigeants. « Les éveillés votent PTB, les inconscients votent MR » : le travail d’Alain Mathot est pour le moins incompris.

Les nouvelles boutiques annoncées par le Masterplan laissent perplexes les commerçants frappés par la fermeture de l’usine, la frite à 1€80 et l’interdiction du tabac. Les « deux grosses boîtes » où se concentrent l’activité professionnelle – l’administration communale et CMI – déçoivent, car elles « offrent des facilités que les enseignes locales ont du mal à concurrencer » (elles ont des cantines, par exemple). L’école et les services provinciaux sont à peine remarqués.

Cockerill n’est pourtant pas mort au fond de Seraing, mais on ne le reconnaît peut-être plus. Le glissement subtil de l’abréviation CMI de « Cockerill Mechanical Industries » vers l’actuel « Cockerill Maintenance & Ingéniérie », désigne une entreprise de plus de 4000 travailleurs (dont un tiers en Belgique), parmi lesquels on compte 59% de « cols blancs ». Active dans l’armement, l’appareillage énergétique et les services aux industries, CMI oriente son activité dans le monde entier – en Europe, au Brésil, en Afrique, en Chine. Si le rapport d’activité de 2013 reconnaît que la section wallonne peine à trouver de la rentabilité, à cause du « tissu industriel en forte contraction » et de la fermeture des activités sidérurgiques, c’est sur le site historique de Seraing que les quartiers généraux se sont offert récemment un brillant lifting. Les 250 employés auparavant répartis sur différents sites de la région liégeoise se retrouvent désormais sur le complexe du Château Cockerill. Ce bâtiment ancien, où nobles et petites gens conclurent en l’an 1307 la Paix de Seraing, vient d’être élégamment rénové. En plus du parc attenant, une annexe moderne vient compléter l’ensemble, à laquelle on a donné le nom symbolique d’ « Orangerie » : au dix-huitième siècle, les jardins et les serres du château fournissaient la région en fruits exotiques réputés qui, eux aussi,  exigeaient une implantation stable, du savoir-faire et de la persévérance.

Bientôt le Château, l’Orangerie et les cylindres argentés de l’administration communale seront les figures de proue d’une ville nouvelle. Les habitants et les employés auront le privilège de déambuler dans des espaces élargis et conviviaux, embellis de nouveaux parcs et de logements écologiques confortables et peu chers. Un immense marché couvert dédié à la gastronomie locale et bio, des boutiques, une présence policière efficace et rassurante sont
promis, ainsi qu’une nouvelle gare qui permettra de rejoindre Liège et le monde entier en quelques instants. Dès l’entrée de la ville, la rue Jean Potier, qui est décédé en 2012 et qui s’était battu pour préserver la sidérurgie à chaud, nous rappellera avec émotion l’âge de l’industrie. Plus loin, on annonce le Crystal Park, avec son hôtel de luxe, ses bureaux et ses logements, un Eros Center aux salons digitalisés et un nouveau boulevard urbain : le Masterplan conduit par Eriges, la régie communale autonome de Seraing, dessine un futur radicalement ambitieux. L’ancienne commune industrielle de la banlieue liégeoise fera partie de l’histoire. En attendant, on fait le ménage à grand fracas, on dégage, on abat et on croise les doigts. « On espère, oui, mais avec méfiance. On veut mettre la charrue avant les boeufs. Ce sera beau, ça c’est sûr, mais il faudra des gens de l’extérieur, et il faudra qu’il y en ait beaucoup pour que ça marche. Pour qu’ils viennent, il faudra que ce soit vraiment très beau ».

A l’Entrée-de-Ville, entre les verrières romantiques des premières heures et les immensités de tôle, l’avenir se construit sous la forme de bâtiments « issus d’une technologie de pointe ». L’ascension de CMI, le Science Park tout proche et la présence du prestigieux Cercle de Wallonie, doivent insuffler le dynamisme du vingt-et-unième siècle.

Sur l’Hôtel de Ville, un calicot brandi : « Nous sommes tous des enfants de Cockerill ». Johnny, ici, à « S’raing », on l’aime à l’infini.

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