Ere de compulsion, je t’emmerde.
Prise au piège des incertitudes millénaires, je moisis dans ce trou à rats.
Murée. Muette. Brisée.
J’ignore quand c’est arrivé… J’aimais bien le vent sur ma peau et la lumière du matin. Sans blague, c’était au poil. La vie, quoi ! Du plaisir à tous les coins de rue. Des sensations. Une putain d’insouciance. Un amoureux à chaque doigt.
Le temps ? Un détail.
Le travail ? Un spectre lointain.
Etre et Avoir ? Des auxiliaires.
Le futur ? No futur !
La jeunesse. Elle filtrait le réel. Le teintait de bleu. Masquait toutes les petites imperfections du monde. Toutes ses petites misères.
Dutronc chantait : « on se dit qu’à vingt ans on est les rois du monde, et qu’éternellement on verra dans nos yeux le ciel plus bleu »…
Plus bleu, mon oeil ! Et l’éternité, juste un mot !
J’ignore comment c’est arrivé, mais c’était brutal. Comme un réveil-matin.
Le filtre s’est fait la malle. Avec toutes ses petites astuces, tous ses tours de passe-passe et tout le toutim !
Et j’ai vu. Les monopoles. Les enseignes lumineuses. Les trottoirs à piétons. Les sens interdits. Les embouteillages. Les prix terrifiants. Les chicons à cent-vingt francs le kilo. Le panier de la ménagère. Les files du Forem. Les matins gris. La Machine Administrative. Les No Man’s Land. Le pain et les jeux. La chute du Mur. La dégringolade planétaire. Les contrats de sécurité. Les narcodollars. La vie, quoi ! Tout un programme. Et un monde virtuel pour oublier ses petits soucis, tandis que Nintendo et consort se font des couilles en or… « Ne sous-estime jamais la puissance de Playstation ».
J’ai vu aussi des hommes et des femmes. Seuls. Chacun dans son petit costume. Traversant la vie et la dioxine. Montre en main.
La jeunesse avait son goût de révolte, certes, mais on vivait… La misère du monde, on la bravait par la vie. Avec une inconscience inconstante et à toute épreuve.
Je me rappelle cette curiosité pour l’autre, pour l’ailleurs, pour l’inconnu.
Un mouvement. Et moi à l’intérieur de ce mouvement.
Autre chose que cette immobilité glaçante qui me cloue dans ce trou à rats.
Ça roulait… Je me revois déambulant les rues, traversant les avenues, brûlant les carrefours. Mes jambes me portaient. N’importe où. Partout. Les destinations se présentaient d’elles-mêmes.
Après, tout fut différent. Ma nécessité d’infini se heurta à l’industrie lourde capitaliste qui veille au grain et nous laisse un seul circuit. Une belle saloperie de circuit : la boucle bouclée de la production.
Un seul circuit. Le capital est partout. Industrieux. Infime. Incontournable.
La vie, quoi !
Et puis… Le tout tout de suite… Les compulsions ordinaires. Les petites aliénations de Monsieur Tout le Monde. Les mordus de l’Apocalypse qui spéculent depuis cinquante ans sur l’an 2000. Les psychanalyses. Le Xanax. La Prozac Generation. Industrie lourde, je vous disais.
Dans ce circuit fermé, on te bourre d’illusions sur le « bout du tunnel », histoire d’occulter que la vie est une, « una sola », et qu’au bout de cette macro-chaîne de montage universelle, y’a la mort et basta.
Même dans les mécanismes les plus au point, les mieux huilés, il y a parfois des phénomènes qui échappent aux rouages de la Machine et brouillent les pistes.
Je ne pouvais pas entrer dans la moulinette. Tous les fragments de moi-même se sont hérissés d’un seul coup, sabotant quelque peu la Machine. Toutes mes contradictions. Mes paradoxes. Mes incertitudes. Mes certitudes, aussi.
Un état d’esprit. Un mutisme. Une résistance à la force centrifuge du circuit.
Non sans mal.
Car la vie suivait son cours et avec elle son lot de visions pourries. Mon cerveau accumulait des images-déchets et se transformait en poubelle planétaire. Jusqu’à saturation. Hallucinée, jusqu’à la nausée. Dans une solitude glacée. Un cerveau-banquise et pas moyen de
trouver l’antigel. Des pulsions de mort… Un vrai fiasco !
La drogue ou la vie, disait l’autre. Cette vie-là, c’était mort !
Il me fallait un carburant. Un peu de chaleur intérieure. Du fuel… Un passeport pour l’ailleurs. Un peu de plaisir, bordel !
Les résolutions et les principes ont flambé à même l’aluminium. La chaleur a giclé dans mon corps, d’un seul coup. C’était bon. Un grand dégel. Tous les « demain j’irai » se sont fait carboniser le plexus solaire dans la braise, l’incandescence et la torpeur. Les « je ferai » se sont caramélisés gentiment, en douceur, avant une volatilisation dense et subtile, et il ne restait plus qu’à fermer les yeux. Un cinémascope intégral qui intégrait la durée au plaisir. Une pellicule couleur en cut-up d’idées reçues. Les bouffées s’immiscaient – de plaisir – entre les rainures de sol, et chaque déplacement semblait un vol silencieux. Mes résolutions flambant à même le fuel répandu. A même les lendemains douteux. Les « que dire » en cendres froides sur les pelouses des élucubrations. Mes ébauches putrides et autres fragments à désagrégation incorporée au fin fond des égouts modernes. Une combinaison transitoire pour une quête insoluble d’infini.
Un grand dégel. Puis l’ennui. Le repli. La compulsion. Le pognon. L’assuétude. Dépression à même l’aluminium. Les toubibs. La méthadone pour décrocher de la came et le lithium pour raccrocher à la vie… Les cures. Les lois débiles. La conscience d’être baisée par la Machine, de toute façon et en toute impunité. Car la came est un mode de vie. D’une routine infernale. Un cloaque sur mesure. Un piège à rats… Une saloperie de virus inoculé par le capital. Qui te cloue le bec. Pieds et poings liés, je n’avais plus qu’à alimenter la Machine. A coups de narcodollars. Court-circuitée. Malgré moi, j’avais réintégré le circuit. Mon panier de la ménagère à moi, c’était la poudre, et ça me faisait pas rigoler… Le plaisir s’était tiré. Restait le besoin… Ma nécessité d’infini s’en prenait plein la tronche.
Que pouvais-je faire ? Quelques réconciliations tentées avec l’ordre du monde, le monde de l’ordre, les mots d’ordre. Echafauder des issues de secours. Jongler avec la mauvaise foi. La mienne et celle des autres. Et toujours cette foutue compulsion. En chaque chose. La came est un éternel recommencement. Une histoire sans fin. Une équation à inconnues. Un vrai fiasco !
Murée dans ce trou à rats, je n’avais pas douze mille solutions. L’impossible était grand et le ciel sens dessus-dessous. On ne pouvait que s’y perdre.
Oser la confusion. Oser perdre. La face et la raison. Oser perdre. Un slogan d’avenir pour enrayer la Machine. On vaut tout de même mieux qu’une plus-value. Le ciel sens dessus-dessous et la terre qui se dérobe. Résister à la Machine par la loose. Dynamiter le cloaque avec des mots. Oser la confusion. Un état d’esprit. Oser la confusion. Sous un ciel sens dessus-dessous. Oser me perdre. Court-circuiter l’industrie lourde. Garder les yeux ouverts et réparer ma nécessité d’infini. Evacuer les visions-poubelles. Sous un ciel sens dessus-dessous. Confirmer l’impossible.
Oser perdre.
Ere de compulsion, je t’emmerde.