Au départ, il y a le dernier Neil Young, A Letter Home, enregistré dans les studios de Jack White à Nashville dans des conditions extrêmement particulières. Neil Young s’est enfermé dans une drôle de machine en forme de cabine téléphonique appelée Voice-o-Graph, une antiquité datant des années 1940 et qui n’était guère en usage que dans les foires d’attraction, jusque dans les années 1970. Pour quelques sous, à l’époque, on ressortait de la cabine avec son microsillon sous le bras. Une sorte de photomaton ou plutôt de polaroid de l’audio – la même immédiateté, la même qualité technique rudimentaire. Un seul micro, une seule prise, l’entreprise est résolument lo-fi, le son bien pourri. Ainsi traités, la guitare semble accordée comme une raquette de tennis en bois, l’harmonica est criard, le piano complètement déglingué. Même la voix de Neil Young, ce miracle de force et de délicatesse, n’en sort pas indemne. C’est primitif, décharné, chevrotant. Ça grésille, ça craquèle, ça grince de partout. C’est envoûtant, diront certains. Inaudible, s’indigneront beaucoup d’autres, même les fans.
L’opération est d’autant plus déconcertante que le bientôt septuagénaire Neil Young, qui se dresse depuis des années en pourfendeur du mauvais son, vogue sans complexe entre entre cet extrême vintage et un numérique dernier cri – puisqu’il est, par ailleurs, maître d’œuvre acharné d’un baladeur musical ultra-haute définition destiné aux audiophiles intégristes (baptisé Pono).
L’album est exclusivement composé de reprises, bonnes vieilles rengaines de Willie Dixon, de Bob Dylan, de Tim Hardin, des Everly Brothers ou de Bruce Springsteen. La mère de Neil Young en est la destinataire. Il s’adresse directement à elle en intro, comme si elle était toujours là, par la magie de cette vieille boîte dans laquelle son fiston s’est cloîtré, émue qu’il lui chantonne les classiques de sa jeunesse (sa jeunesse à lui, du temps où il cherchait encore son identité de musicien au contact des vieux maîtres et des grands frères). Une réunion de fantômes. Une machine de téléportation, dans l’espace et dans le temps… Mais dans quel sens ? Vers le passé ou vers le futur ? Les Martiens qui dans cent ans découvriront en vrac la musique de notre terre auront en tout cas bien du mal à le dater. 2014, vraiment ?
Ce disque, on ne sait pas comment le prendre. Exercice de nostalgie morbide d’un artiste vieillissant en panne d’inspiration, ou géniale espièglerie d’un grand maître iconoclaste qui s’approprie le dernier gadget sorti du grenier à malices de Jack White ? Rétro ? Rétrograde ? Ou avant-gardiste ? Expérimental ? Conceptuel ? Poussiéreux ou provocateur ? Petit bras ou bras d’honneur ? Complètement ringard ou parfaitement hipster ?
Du post mortem au postmoderne
Et Jack White, le complice, à quoi joue-t-il, en fin de compte ? Son rejet du numérique, son culte du vinyle, sa dévotion aux Anciens, son exigence d’authenticité ne tournent-ils pas à l’obsession, ne sont-ils pas poussés là jusqu’à l’absurde ?
Tous ceux qui aiment le rock sont d’accord, en tout cas les amis du soir et de la guitare (hommage à Pierre Guyaut), c’est un des musiciens les plus passionnants de notre époque, pape d’une religion qui excommunie les utilisateurs de machines à samples, d’ordinateurs ou de boîtes à rythmes, objets sataniques auxquels il reproche de tuer la spontanéité, de manquer d’âme. Son âme a lui, il l’a vendue à Robert Johnson (père du blues qui lui-même avait vendu la sienne au diable, rappelez-vous, au carrefour – crossroads – des autoroutes 49 et 61). Robert Johnson à qui on ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser en écoutant l’album de Neil Young : c’est le même son du
fond des âges.
Jack White, qui a ses propres studios, Third Man Records, à Nashville, berceau de la musique populaire, synonyme de tradition et d’authenticité, dit pourtant « détester tout ce qui est rétro », cherchant, plutôt que de pasticher les maîtres fondateurs, à « combiner les beautés du passé et quelque chose de complètement nouveau », « concilier le meilleur de plusieurs genres et devenir universel ».
Il est très postmoderne, en fait. Tendance qui caractérise à peu près tout ce qui se fait d’intéressant en rock depuis des années. Tout ayant été fait, en rock comme ailleurs, rien de résolument nouveau ne pouvant plus être créé, il s’agit, non pas de copier, de recopier, de singer, en servile passéiste, mais de tout mélanger, de bien secouer, d’ingurgiter, de digérer et de régurgiter. S’agissant de rock relativement sauvage, prenons l’alcool comme métaphore : faire des mélanges à s’en rendre malade et tout vomir d’un coup, en grandes gerbes multicolores.
On pourrait évoquer également ici ce que certains ont appelé la génération i-pod, qu’on pourrait appeler aussi génération random. Les morceaux, tous genres et toutes époques confondues, se succèdent et s’entrechoquent de manière aléatoire. On empile les genres comme des Legos de couleurs différentes. Les objets ainsi produits sont ensuite rapidement diffusés (par une maison de disques ou via les réseaux sociaux pour les amateurs), livrés à leur consommation et à leur disparition quasi immédiates. Un peu comme au Tetris (jeu pourtant préhistorique) où des formes différentes se superposent et se juxtaposent, de plus en plus vite, et où les lignes disparaissent dès qu’elles sont complétées pour faire place à d’autres juxtapositions.
Le principe est le même, soit dit en passant, au niveau idéologique. Des postures politiques vagues (et non plus des positions claires), des petits morceaux d’idéologie de toutes les couleurs, se juxtaposent dans des discours et des attitudes où prévalent le mélange des genres et la confusion des valeurs. Le système s’en porte très bien.
Pour en revenir à Jack White, une des missions qu’il s’est assignées est de ressusciter et remettre en selle les vieilles gloires (Loretta Lynn, Wanda Jackson), et de statufier et dépoussiérer les pères fondateurs (Jerry Lee Lewis). C’est un hommage et un service qu’il leur rend, humblement. Il paye sa dette, en quelque sorte. Là où on ne s’y retrouve plus trop, c’est quand ce sont ces mêmes vieux de la vieille qui rendent hommage au jeunot de Detroit, dans l’album Rockin’ Legends pay tribute to Jack White, où des stars un peu oubliées des glorieuses années 1950 (qui ont aujourd’hui entre soixante-trois et quatre-vingt six ans) reprennent des chansons des White Stripes ou des Raconteurs. Hommage des Anciens aux Modernes qui ont rendu hommage aux Anciens…
Concilier (réconcilier) respect de la tradition et goût de l’expérimentation est le grand défi de l’ami Jack. L’édition « ultra vinyle » de son dernier album, Lazaretto, est ainsi truffée de surprises plus extraordinaires (technologiquement) et extravagantes (artistiquement) les unes que les autres. Une face à lire à l’envers, à partir du centre, par exemple. Ou un morceau avec deux intros différentes, l’une acoustique, l’autre électrique, sur des sillons parallèles qui se rejoignent au milieu de la chanson. Ou encore deux morceaux cachés sous l’étiquette centrale, l’un à passer en 45 tours, l’autre en 78 tours. Ce genre de choses.
Il aime les records aussi. Il détient celui du concert le plus court de l’histoire (avec les White Stripes), au Canada, en 2007 : une seconde, une note (un accord de guitare et un coup de cymbale simultanés), comme on peut le voir dans le DVD Under great white northern lights. Et aussi le World’s fastest record : enregistrer, mixer, graver et mettre en vente un disque (vinyle) en moins de quatre heures.
Les Pixies sans conscience historique
Et puis il y a le dernier Pixies, qui pose aussi, à sa manière, les questions de l’authenticité et de la nostalgie. C’était
quelque chose, les Pixies. La référence absolue en rock indé. En quatre albums dévastateurs (de 88 à 91), d’une violence et d’une beauté inouïes, ils ont pratiquement inventé à eux tout seuls le rock alternatif moderne. On n’a pas fait mieux depuis. Complètement culte. Total respect. Génuflexion de votre serviteur.
Après vingt-trois ans de silence discographique, ils retournent donc en studio et sortent un nouvel album (en avril dernier). Un événement ? Sans doute, si l’on en juge par l’énorme buzz qui a précédé sa sortie. Pas à la hauteur de nos attentes ? Si, si. Il est plutôt bon. Tout y est (sauf la bassiste Kim Deal, qui a refusé de se prêter au jeu). C’est du Pixies pur jus. La voix, les guitares, les mélodies, ces alternances de faux calme et d’accélérations frénétiques (que Nirvana, sans jamais s’en cacher, leur a directement pompées). Ils ont été rechercher le producteur historique de leurs premiers albums, Gil Norton. Et pour la pochette, leur non moins historique graphiste Vaughan Oliver. On se croirait revenus en 91… C’est justement ça le problème. Et la source du profond malaise qu’on ressent en l’écoutant.
« Le grand retour des légendaires Pixies », clamait la presse (ou plus exactement la maison de disques). Et finalement, passée l’excitation, quelques mois plus tard, tout le monde s’en fout du dernier Pixies, même et surtout les fans purs et durs.
Pourquoi ? Parce qu’ils font semblant. Semblant de ne pas avoir vingt ans de plus. Semblant de ne pas être vingt ans plus tard. Or, on ne peut pas être et avoir été, surtout pas dans le domaine des arts.
C’est l’idée, lumineuse, de la conscience historique développée par Kundera dans son essai Le Rideau. Si un compositeur contemporain écrivait une sonate qui, par son style, ressemblerait à s’y méprendre à celles de Beethoven, et même si cette sonate était si magistralement composée qu’elle mériterait de figurer parmi les chefs d’œuvre de Beethoven si c’était vraiment lui qui en avait été l’auteur, cette œuvre n’aurait aucune valeur et prêterait à rire. « Au mieux, on applaudirait son auteur comme un virtuose du pastiche. »
« La conscience historique est à tel point inhérente à notre perception de l’art que cet anachronisme (une œuvre de Beethoven datée d’aujourd’hui) serait spontanément (à savoir sans aucune hypocrisie) ressenti comme ridicule, faux, incongru voire monstrueux. Notre conscience de la continuité est si forte qu’elle intervient dans la perception de chaque œuvre d’art. »
Par contre, si l’on découvrait aujourd’hui dans un grenier une sonate inédite de Beethoven, même si elle n’était pas digne de figurer parmi ses chefs d’œuvres, on attribuerait incontestablement et légitimement à cette œuvre une immense valeur historique et artistique.
C’est cela qui manque cruellement à l’album des Pixies, qui fait qu’il manque cruellement d’authenticité et qu’il est d’une nostalgie morbide : la conscience historique. Ils s’en sont sciemment passé. Le leader des Pixies, Black Francis, raconte en effet que leur producteur était arrivé avec un concept très clair à ce sujet : « Son idée était de nous dire de faire comme si on ne s’était jamais séparés pendant ces vingt ans et d’agir comme si on était partis ailleurs, dans l’espace… Et aujourd’hui, on serait de retour sur terre. » Faire comme si. Faire semblant. Des virtuoses du pastiche.