En novembre dernier, une « class action » (la Ligue des droits de l’homme, les syndicats CGSP et CNE, et le collectif citoyen Constituante) attaque le Pacte budgétaire européen devant la Cour constitutionnelle belge. Le traité, interdisant aux États européens de s’endetter, à été ratifié dans nos parlements en décembre 2013. Comment a-t-on couvert cette mise en loi de l’austérité dans l’un des principaux quotidien belge francophone ? Quels arguments y ont été mobilisés ? Se poser ces questions permet d’analyser la manière dont certains médias font la part belle aux discours économiques orthodoxes, et d’entrevoir, en creux, le peu de place accordée aux théories alternatives.
L’austérité (ou la rigueur, c’est selon) a connu un regain de forme dans le débat public depuis la mise en place du gouvernement Michel Ier. Son cortège de mesures très libérales, dont bon nombre ont comme obsession les réductions drastiques des dépenses de l’État, font oublier un peu vite que l’austérité a déjà été mise en place, de façon très concrète, en Europe et dans notre plat pays, parfois même par des politiques « de gauche ». Et principalement au travers du Pacte budgétaire, voté au Parlement européen et dans nos parlements nationaux en 2013, dans un silence médiatique relatif. Pour composer mon mémoire de master en Information et Communication, j’ai analysé 52 articles (de la simple brève à la longue interview, en passant par le compte rendu) du Soir, un des principaux médias traitants des affaires européennes. Il s’agit de la base du texte qui s’intitule : « Le Soir face à la règle d’or européenne et au Pacte budgétaire européen ». Les pages qui suivent présentent ce travail.
D’abord, quelques définitions s’imposent pour comprendre, brièvement, les termes de « règle d’or » ou de Traité budgétaire. La règle d’or, c’est un ensemble de règles économiques destinées à assurer l’équilibre budgétaire annuel d’un État ou d’un organisme public. Elle sont contenues dans le pacte budgétaire européen, aussi appelé Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG). La règle s’applique généralement à l’État et ses administrations et vise la réduction des dépenses publiques. Elle est fixée par l’article 3 du Traité et se décline en plusieurs conditions à respecter pour les États : s’assurer de l’équilibre budgétaire, ne pas avoir un déficit public au-delà de 0,5% du PIB (maximum 1% pour les États dont la dette est inférieure à 60% du PIB) et, surtout, interdiction de s’éloigner des objectifs budgétaires fixés par la Commission européenne sous peine de sanctions. En cas d’écarts importants, des « mécanismes de correction » seront déclenchés.
Non seulement les marchés ont besoin d’être « rassurés », mais les marchés attendent, doutent, décident, bref, deviennent une entité vivante, sorte de monstre incontrôlable
Pour voir comment le journal Le Soir a traité ces questions (rendre compte du « de quoi on parle » et « comment on en parle »), certains mots, voire certaines phrases ou expressions, ont été décryptées par une analyse lexicale. L’objectif était aussi de pouvoir dégager des rhétoriques revenant à plusieurs reprises, à travers des figures de style et des éléments de langage. Les articles cités dans cette analyse ont été sélectionnés sur une période de début 2011 à fin 2013. La première date correspond à la période à laquelle la « règle d’or » a commencé à être reprise dans le discours médiatique, après les sommets franco-allemands. La seconde, au passage du Traité budgétaire dans les parlements belges.
L’importance
du choix des mots
Quand on parle de règle d’or, on fait directement référence à plusieurs champs sémantiques, celui du religieux et du moral d’abord : la « règle d’or » rappelle la notion d’éthique de réciprocité. Présente dans une multitude de cultures, cette maxime morale signifie : « Ne fais pas à autrui ce que
tu n’aimerais pas qu’on te fasse ». La « règle » prend tout son sens lorsqu’on pense aux liens financiers unissant les États européens : la discipline budgétaire est d’abord une question morale. Le terme « discipline » renvoie également à un imaginaire de la loi et de la punition.
La « stabilité », quant à elle, fait référence à la stabilité financière et la volonté d’équilibre des comptes publics. Opposée à l’instabilité des crises financières, la notion renvoie à la « bonne gestion », ce que la novlangue néolibérale nomme aussi la « gouvernance ». L’origine de cette dernière est avant tout entrepreneuriale : elle désigne les relations internes entre toutes les parties concernées par le devenir de l’entreprise, en l’occurrence les propriétaires ou actionnaires et les « managers » assurant un contrôle « démocratique » et la bonne marche de l’entreprise. Elle est pourtant appliquée régulièrement à la gestion économique des États. C’est aussi un « instrument visant à légitimer politiquement l’entreprise et sa contribution à la formation d’une stabilité de l’économie et de la finance globalisée » 1 . La gouvernance renvoie à l’idée d’une gestion technocratique de la chose publique, une affaire de spécialistes et d’experts. Les choix politiques ne reposent plus sur des idéologies, des clivages politiques, des rapports de force, mais sont dictés par une vision consensuelle du « bon choix ». Autrement dit : « une gestion rationnelle de la société avec, dans l’absolu, une politique dépolitisée.» 2
Gloire à la divinité
« les Marchés »
Pour justifier la nécessité impérieuse de discipline budgétaire, un certain vocabulaire économique décrit les marchés comme une entité à part entière. Le mot revient souvent accordé au pluriel. Il faut « rassurer » les Marchés, car ils « doutent ». L’argumentaire d’une force personnifiée, mais jamais identifiée, que constitueraient « les Marchés » permet d’une part de s’abstenir de placer des visages, des noms ou des institutions sur la responsabilité des crises, et d’autre part, empêche de penser en termes de choix politiques.
Premier exemple, les efforts budgétaires, les signaux « forts » envoyés par les gouvernements, le Mécanisme européen de stabilité, sont autant d’offrandes destinées à apaiser la colère de l’entité « les Marchés », comme le rapporte le journaliste Guillaume Bontoux : « Le principal argument avancé par le PS et le PP pour justifier la réforme : rassurer les marchés financiers sur la solvabilité du pays. » 3 Le journaliste Dominique Berns utilise une formule semblable, mais y ajoute les guillemets, prenant une forme de distance avec le vocable : « Le renforcement a minima des pare-feux européens sera-t-il, dans ce contexte d’inquiétude, suffisant pour “rassurer les marchés” ? » 4 L’utilisation des guillemets n’est cependant pas constante, quand bien même les articles sont écrits par les mêmes journalistes : « Des promesses : gouvernement économique, taxe sur les transactions financières… Et une exigence : l’austérité budgétaire. De quoi rassurer les marchés et les peuples quand la croissance s’essouffle ? » 5 Non seulement les marchés ont besoin d’être « rassurés », mais les marchés attendent, doutent, décident, bref, deviennent une entité vivante, sorte de monstre incontrôlable : « On nous dit que la règle d’or est la seule manière de rassurer les marchés financiers et de stopper la contagion de la crise des dettes souveraines, qui après avoir frappé la Grèce, le Portugal et l’Irlande, touche désormais l’Espagne et l’Italie, deux “poids lourds” dont la chute éventuelle entraînerait dans l’abîme la monnaie unique elle-même. » 6 La formulation « rassurer les marchés » est une nouvelle fois employée, en apposant une figure dérivée du lexique médical pour qualifier la crise des dettes souveraines, à savoir le mot « contagion ». La rhétorique du danger se conclut par l’évocation de « l’abîme », trou duquel on ne peut se sortir.
La personnification des marchés est également utilisée au sujet des mouvements sociaux anti-austérité en Espagne : « Après avoir défilé jeudi soir, les Indignés espagnols s’étaient une nouvelle fois donné rendez-vous vendredi soir pour protester contre la “dictature des marchés” et exiger un référendum. » 7 Les guillemets sont aussi utilisés, bien que la formulation « dictature des marchés » soit de consonance très négative et renvoie là à une application politique. Il est intéressant d’observer que le même champ lexical est repris tant par les partisans que les détracteurs, témoignant d’un même cadre sémantique.
« Le gouvernement italien a de nouveau modifié mardi son plan de rigueur, dont il va accélérer l’adoption (du pacte budgétaire) au Parlement, sous la pression des marchés financiers qui doutaient de sa crédibilité et sur fond de manifestations à travers le pays. » 8 La « pression des marchés » est une formule explicite, la pression s’exerçant sur les États dans la mesure où le pacte budgétaire ne serait pas ratifié et les mesures de rigueur budgétaires ne seraient pas encore prises. Le lien de corrélation est direct : les « marchés doutaient » de la « crédibilité » du plan de rigueur, car pas assez efficace à leur goût.
L’austérité : juste dosage et croissance nécessaire
Il arrive que l’austérité et sa mise en forme légale soit l’objet de critiques. Sans être une critique frontale, violente, il s’agit souvent, pour les tenants de cet argument, d’une simple erreur de dosage. C’est la bonne voie à suivre, mais elle a été appliquée « trop brutalement » ou dans une « mauvaise mesure ». Une simple erreur de calcul, qui ne remet pas en question le bien fondé de l’austérité en tant que politique économique, comme le déclare Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, dans un long entretien : « Je trouve que le dosage – je ne parle pas de l’orientation – des mesures n’était pas le meilleur, ni en Grèce ni en Espagne. » 9 Un peu de la même manière, le socialiste belge Paul Magnette, présente la même disposition par rapport à la « rigueur budgétaire » : « […] Je suis favorable au renforcement de la discipline budgétaire. Cela ne passe pas toujours bien à gauche, mais il faut l’assumer […] Mais je pense qu’il faut un contrôle budgétaire en amont ! Je suis même favorable à la “règle d’or”, mais cela dépend comment on l’écrit. » 10 D’emblée, la rigueur budgétaire et la règle d’or ne sont pas remises en question. Le choix paraît alors difficile, mais nécessaire. L’austérité oui, mais pas n’importe comment. L’ancien ministre des finances Philippe Maystadt suggère lui aussi d’adapter la discipline budgétaire : « Avec ces deux notions nouvelles, qui figurent dans le Traité européen à venir, les États pourront moduler l’assainissement. […] Précisons bien qu’il ne s’agit pas d’éluder l’effort budgétaire – la discipline doit rester la règle –, mais de pouvoir l’adapter. » 11 L’austérité – ou la rigueur – n’est pas discutée car nécessaire et allant de soi.
Chez les critiques plus virulents de l’austérité, la question du dosage revient aussi, tel un leitmotiv, comme chez l’économiste néo-keynésien et figure médiatique de l’altermondialisme Joseph Stiglitz : « Alors oui, les dirigeants européens parlent de croissance, mais la seule chose sur laquelle ils peuvent s’entendre, c’est de stopper la croissance. Ainsi du “traité budgétaire”, qui imposera encore plus d’austérité. Et, même si la BCE s’engage à racheter des obligations souveraines des pays en difficulté, cela ne changera pas. Car on connaît les conditions : toujours plus d’austérité. Ainsi la BCE propose un remède, mais exigera d’abord que vous preniez le poison qui est en train de vous tuer. » 12 Après avoir insisté sur le besoin de croissance, Stiglitz compare l’austérité à un « poison » et la croissance à « un remède ». Avis qu’il partage avec le journaliste qui réalise l’entretien, Dominique Berns, dans un article de 2011 : « Et puis surtout, le choix de la rigueur n’est “crédible” que si l’austérité ne tue pas le malade.» 13 La rhétorique du champ médical est à nouveau convoquée : dans ce cas, l’austérité se situe entre « poison » et « remède », à l’instar d’un virus qu’on inocule. Ce qui fera la différence, c’est la croissance.
Paul Magnette évoque aussi la croissance en ces termes : « Nous n’avons pas de problème avec la rigueur budgétaire. Mais on ne doit pas faire que ça. La rigueur, soit, mais le reste doit venir. » 14 Et ce qui « doit venir », c’est la croissance. Le concept, véritable formule salvatrice, est utilisé comme condition à l’austérité. Le journaliste David Coppi lance, dans un article datant de 2012 : « [Les États] prennent des mesures d’austérité qui risquent de peser un peu plus encore sur la croissance. Moritz Kraemer souligne d’ailleurs que, pour apaiser les marchés, les mesures budgétaires doivent être “crédibles, mais aussi équilibrées” : trop d’austérité risque de tuer la croissance» 15
Des discours sur le choix politique de la rigueur, il ressort l’absence d’alternative, comme si la discipline budgétaire était un mal nécessaire
Pour revenir à Jacques Delors, l’un des pionniers de l’union monétaire européenne, pourtant à l’origine de politiques de rigueur en France, il critique lui aussi la solution du pacte budgétaire en évoquant l’oubli manifeste d’un volet « croissance » : « Ils se sont réunis et ont décidé de faire un pacte de stabilité. Et comme ils avaient oublié la partie économique, il y a un type astucieux qui a fait ajouter “et de croissance”. C’est se moquer du monde ! Il fallait, à côté de la surveillance financière et monétaire, une coopération entre les politiques économiques nationales. » 16 L’utilisation du pronom « Ils » n’est pas anodine. Comme s’il ne s’incluait pas dans les politiques, institutions et partis en charge des décisions européennes. Jacques Delors choisit de prendre de la distance, celle du « sage » européen, observateur et juge, alors qu’il fut un acteur politique de la construction européenne de premier plan.
L’évidence de la rigueur : choix apolitique
et technocratique
Un autre grand argument est celui de l’évidence. Aucun besoin de se justifier, car les mesures « vont de soi ». Il n’est pas question de discuter les fondements des politiques d’austérité, puisque cela va au-delà du politique,
voire au-delà de l’idéologie. Dans un article évoquant les débats autour de l’adoption de la règle d’or en France, la journaliste Catherine Dubouloz rapporte : « […] La droite lance la charge de l’irresponsabilité. “Le retour à l’équilibre est un objectif qui dépasse tous les clivages politiques et qui devrait, en France comme en Allemagne ou en Espagne, être placé au-dessus des contingences de la vie publique”, a surenchéri la ministre du Budget, Valérie Pécresse, mardi, devant les députés.» 17 L’ « irresponsabilité » est ici un appel à la « responsabilité » des acteurs politiques. Puisque l’adoption de l’austérité est la seule solution « responsable », elle doit se passer du débat et des clivages politiques. Ces mesures ont donc une dimension de neutralité politique et de nécessité. L’absence de choix rappelle le TINA (There Is No Alternative) de Margaret Thatcher.
L’absence de débat autour des politiques « d’évidence » passe également par la mobilisation d’acteurs particuliers : les technocrates. Suite à l’accès au pouvoir de Mario Monti en Italie et Lukas Papademos en Grèce, Le Soir publie un article de débat, dont les deux intervenants sont Vincent de Coorebyter, alors directeur du CRISP, et Emmanuel Todd, historien français, tous deux assez critiques sur la neutralité apparente du technocrate. À la question : « Vous contestez le dualisme entre politique et technocratique ? », le premier répond : « Ce postulat pose en tout cas question ! […] cela ne signifie pas qu’en règle générale, le mode d’action politique est de nature opposé au mode d’action technocratique. Quand Angela Merkel ne cesse de plaider – en engrangeant des résultats – pour l’introduction d’une « règle d’or » […] : est-ce une parole technocratique ou est-ce une parole politique ? Je ne suis pas sûr que l’on puisse faire le partage entre les deux !» 18 L’autre intervenant de cette rubrique est Emmanuel Todd. Le politologue aborde le parcours professionnel et la surface sociale des technocrates : «Il s’agit de faire échapper la décision économique et sociale au peuple, avec des gens qui, non seulement apparaissent nommés par Bruxelles, mais qui, pour la plupart, ont des liens étranges avec Goldman Sachs. Je ne les ressens donc pas comme des technocrates, comme des gens désincarnés, mais comme des gens qui sont à l’intersection des deux systèmes de pouvoir anti-démocratiques qui ont émergé en Occident dans les vingt dernières années – le pôle américain et le pôle bruxello-frankfortien – qui sont en train de mettre les peuples en coupe réglée » 19 . Pour Todd, les technocrates ne sont pas « des gens désincarnés » : l’accent est mis sur leur appartenance politique à un certain projet.
Quand bien même la croissance serait tantôt complémentaire, tantôt opposée à l’austérité, les arguments avancés se situent toujours dans un cadre de construction européenne et d’une zone euro
Des discours sur le choix politique de la rigueur, il ressort l’absence d’alternative, comme si la discipline budgétaire était un mal nécessaire. Dans une interview réalisée, par Tristan Bourdon, du Ministre irlandais adjoint aux Finances, Brian Hayes, peu avant un referendum sur la question du Pacte budgétaire en Irlande, ce partisan du « oui » justifie l’importance du Traité budgétaire comme condition pour avoir accès au Fonds d’urgence du mécanisme européen de stabilité : «[…] ce qui nous permettra de réemprunter de l’argent sur les marchés. » 20 La relance économique via des nouveaux emprunts est la priorité mise en avant par le ministre des Finances. À la question d’un possible rejet du Traité par le referendum, Brian Hayes déclare : « Ce sera désastreux pour
le pays. Cela nous ramènera dans l’œil du cyclone, alors que notre place au sein du projet européen est capitale pour attirer les investisseurs étrangers. […] L’austérité du Traité sera appliquée quel que soit le résultat. […] Le Traité sera maintenu et il sera appliqué. » 21 L’argument avancé est la certitude de conséquences « désastreuses pour le pays », suggérant l’idée du danger et de l’absence de choix : l’austérité ou la ruine. La métaphore « œil du cyclone » renforce l’effet et pioche dans le registre de la catastrophe naturelle. Le désastre d’origine naturelle donne l’impression que les pouvoirs publics n’ont aucune prise sur les évènements. Qui plus est, la justification avancée est celle d’ « attirer les investisseurs étrangers », l’accent étant donc mis sur une priorité issue d’une logique avant tout libérale. Enfin, l’austérité ne relève pas d’un choix, puisqu’elle sera appliquée « quel que soit le résultat », rendant ainsi caduque l’idée même du referendum. La conséquence directe est l’absence de décision démocratique.
La morale de la rigueur et la rigueur de la morale
Non seulement la discipline budgétaire est inévitable, mais c’est également une obligation morale. Il faut l’assumer, payer pour nos erreurs, « nous qui avons vécu au-dessus de nos moyens ». Non seulement cet argument élude la conséquence structurelle des crises et les refinancements successifs d’institutions financières, mais il éclipse également la problématique des responsabilités politiques. Pour Georges Hübner, professeur à l’HEC-ULg, interviewé dans le cadre de la pertinence économique de la règle d’or : « […] La réalité se charge de nous rappeler la validité d’avoir une discipline budgétaire renforcée. » 22 Le terme « réalité » sous-entend l’absence de décision politique : la rigueur budgétaire convoque la figure du « retour à la réalité ». Par ailleurs, le mot « validité » renvoie au lexique de la « validité scientifique » de la discipline budgétaire. Ce vocable est particulièrement présent dans les discours entourant le libéralisme économique, présenté comme ordre naturel, physique, des choses, éludant, là aussi, toute notion de choix politique. Georges Hübner reprend : « On a longtemps vécu au-dessus de nos moyens. Il y a eu une première phase de réduction de la dette qui a été aidée par une conjoncture très favorable. Cette réduction n’a pas été suffisante et on le savait. On a décrété des mesures one-shot pour avoir un équilibre budgétaire au début des années 2000 qui n’étaient évidemment pas suffisantes pour les jours où les vaches maigres reviendraient… » 23 La phrase « on a longtemps vécu au-dessus de nos moyens » a un double sens : premièrement, un effet généralisant impliquant que la responsabilité de la crise incombe à tous, deuxièmement, les décisions publiques concernant la gestion des finances. La responsabilité est pointée du doigt. Il s’agit de renvoyer à l’idée qu’après une période de faste ou de confort, il est logique d’en payer le prix. La métaphore « les jours où les vaches maigres reviendraient » joue sur la même idée de la privation où il est insinué qu’une période passée fut faste.
Lors d’un reportage sur la situation économique en Irlande, en marge du referendum sur le Traité budgétaire, le journaliste Tristan Bourdon livre le témoignage d’un universitaire irlandais : « Non loin de là, Tomas Harrington regarde les affiches du Fine Gael, le parti de Brian Hayes, appelant à “la stabilité”. Il se gratte légèrement le menton, marque d’un soupçon d’incertitude, mais, comme de nombreux compatriotes, ne perçoit pas trop d’autre issue pour le pays. […] “Pour nous autres, le quotidien est moins festif qu’avant. Peut-être sommes-nous juste retombés sur terre après des années de fantasme ?”» 24 S’il faut donc se « serrer la ceinture », c’est en raison d’une vie passée déraisonnable. Le champ lexical utilisé (« retombés sur terre », « fantasme ») renvoie au rêve, à l’inconscient… et l’inconscience. Être « éveillé », être « réaliste », c’est accepter la discipline budgétaire, qui est « la seule issue ». Au réaliste s’impose donc une obligation morale. « En se montrant paresseux, insouciants, dispendieux, les peuples européens auraient attiré sur eux, comme une juste punition, le fléau biblique de la crise. Maintenant, ils doivent expier », 25 explique la journaliste du Monde Diplomatique Mona Chollet.
Le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, dans un discours aux Irlandais cité dans un article de Maroun Labaki sur les résultats de l’austérité budgétaire, revient sur les « efforts » déployés par la population : « Vous êtes un bon exemple pour tous, de la façon de faire face à la crise économique. À travers des efforts douloureux mais inévitables, vous avez rencontré tous vos objectifs et, plus important encore, vous avez recréé votre potentiel de croissance et d’emplois. » 26 Le terme « efforts douloureux », synonyme de souffrance, et « bon exemple pour tous », évoquent quasiment la figure du martyr. Les efforts peuvent revêtir deux tournures de sens : la souffrance rédemptrice chrétienne et / ou l’ascète calviniste décrite par le sociologue Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme. Les efforts étaient également « inévitables ». Non seulement la dimension de fatalité est utilisée, mais elle rappelle aussi celle d’acceptation du châtiment suite à ses « péchés ». Pour conclure cette analogie, l’objectif de « délivrance », voire de la « rédemption », est achevé : l’activité économique et la croissance semblent être reparties de plus belle, « signe » que les souffrances ont payé.
Le projet européen surtout
et malgré tout
Dans l’espace médiatique analysé, il n’y a que peu, voire pas de place pour une position autre que l’intégration européenne et le fédéralisme européen. Les arguments pour « plus d’Europe » sont largement dominants et rares sont ceux qui présentent un autre point de vue. Quand bien même la croissance serait tantôt complémentaire, tantôt opposée à l’austérité, les arguments avancés se situent toujours dans un cadre de construction européenne et d’une zone euro. Toute l’actualité économique européenne est, en 2011, axée sur le couple franco-allemand : « La zone euro a besoin de plus de cohérence et d’homogénéité en matière économique, budgétaire, sociale et fiscale. Et c’est cette plus grande intégration que Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont voulu lui promettre. » 27 « Cohérence », « homogénéité », « intégration », autant de mots dont le sens est proche de celui d’union. Il en faut, dans un même temps, toujours « plus ». « La France et l’Allemagne vont proposer à leurs partenaires de créer un “gouvernement économique de la zone euro”, qui serait nommé pour deux ans et demi, se réunirait deux fois par an, et serait dirigé par le président de l’Union européenne, Herman Van Rompuy. » 28 Le « gouvernement économique » va également dans le sens d’une plus grande « intégration économique ». Les arguments sont résolument fédéralistes. Pas d’alternative européenne en-dehors d’un « plus d’Europe », d’une idée européenne unique.
En conclusion, les différents aspects entrevus lors de cette analyse médiatique permettent de dégager un discours dominant sur le sujet de l’austérité. Un discours qui n’échappe pas à ses nuances et ses contradictions : tantôt une faible remise en question des politiques de rigueur de l’Union Européenne et une ignorance de
leurs conséquences, tantôt une critique plus vive et dénonciatrice, mais ne remettant pas en cause un besoin de discipline budgétaire. Pas question cependant de développer une théorie de la pensée unique, voire du complot médiatique, là où des opinions différentes tendent à s’exprimer au sein d’un même média. Mais ces divergences apparentes permettent de relever une homogénéité du propos : la critique de l’austérité ne remet pas en question le modèle économique, le besoin de croissance et l’idée reçue que les marchés puissent imposer des pressions et s’incarner dans une entité au-delà des États. Surtout, cette critique, plus ou moins forte, ne remet pas le projet européen tel qu’il est actuellement conçu, ou même l’idée « d’européanisme ». Exception notable : des critiques plus frontales seront publiées dans le journal en 2013, à la veille des votes nationaux, Le Soir allant jusqu’à donner quatre cartes blanches à des acteurs ouvertement opposés au TSCG et publier un billet d’humeur dénonçant le déficit démocratique des débats autour de l’adoption du Traité. Cette dernière observation démontre aussi la dépendance de l’agenda médiatique sur l’agenda politique ou civil : en 2011, par exemple, le journal n’a jamais de position critique claire. Par conséquent, les positions et opinions alternatives sur ces questions sont absentes du débat médiatique et n’arrivent que fin 2013. Autant dire, bien trop tard.
Notes:
- Thierry Pouch, « L’idéologie sécuritaire du capitalisme : la gouvernance » ↩
- « Soma ou novlangue ? À propos des nouveaux mots du pouvoir » ↩
- « L’Espagne adopte la “règle d’or” » ↩
- « La solution de Sarkozy et Merkel : l’austérité » ↩
- Op. cit ↩
- « Jean-Claude Juncker, le grand-duc de l’Europe », entretien de Jean-Claude Juncker par Béatrice Delvaux, Le Soir, édition du 3
et 4 septembre 2011 ↩ - « L’Espagne adopte la “règle d’or” », Guillaume Bontoux, Le Soir, édition du 3 et 4 septembre 2011 ↩
- « Le feu couve toujours en zone euro », Dominique Berns, Le Soir, édition du 30 mars et 1er avril 2012 ↩
- « Quand les dirigeants font des bétises, les peuples trinquent », entretien avec Jacques Delors par Béatrice Delvaux et Jurek Kuczkiewicz, Le Soir, édition du 14 mai 2013. ↩
- « L’Europe n’a plus l’air que d’un gros bâton », entretien de Paul Magnette par Jurek Kuczkiewicz, Le Soir, édition du 19 septembre 2012. ↩
- « Il faut atténuer la rigueur budgétaire », entretien de Philippe Maystadt par David Coppi, Le Soir, édition du 31 octobre et 1er novembre 2012. ↩
- « Le diagnostic de la BCE est erroné », entretien de Jospeh Stiglitz par Dominique Berns, Le Soir, édition du 15 et 16 décembre 2012. ↩
- « Sauvegarder l’Europe par la “règle d’or” ?», Dominique Berns, Le Soir, édition du 2 septembre 2011. ↩
- « La note Van Rompuy est au trois quart de droite. Ça ne va pas !», entretien de Paul Magnette par David Coppi, Le Soir, 25 juin 2012. ↩
- « Nouvel effort budgétaire, la valse des chiffres », David Coppi, Le Soir, édition du 12 janvier 2012. ↩
- « Quand les dirigeants font des bétises, les peuples trinquent », entretien avec Jacques Delors par Béatrice Delvaux et Jurek Kuczkiewicz, Le Soir, édition du 14 mai 2013. ↩
- « “La règle d’or”, un enjeu hautement électoral », Catherine Dubouloz, Le Soir, édition du 7 septembre 2011 ↩
- « Faut-il écarter les politiques pour sortir de la crise, interview de Vincent de Coorebyter et d’Emmanuel Todd ↩
- Op. cit. ↩
- « Gare à l’oeil du cyclone », entretien de Brian Hayes par Tristan Bourdon, Le Soir, édition du 31 mai 2012 ↩
- Op. cit. ↩
- « La règle d’or, bonne idée pour sauver l’Europe et l’euro ? », entretien de Georges Hübner et Philippe Defeyt réalisé par Philippe De Boeck et William Bourton, Le Soir, édition du 1er février 2012. ↩
- Op. cit. ↩
- « L’austérité à quitte ou double »Tristan Bourdon,
Le Soir, édition du 31 mai 2012 ↩ - « Aux soures morales de l’austérité », Mona Chollet, Le Monde Diplomatique, mars 2012 ↩
- « Règle d’or : voulue par Berlin, contestée en Allemagne », Maroun Labaki, Le Soir, édition du 10 aout 2012. ↩
- « La solution de Sarkozy et Merkel : l’austérité », Dominique Berns (avec AFP), Le Soir, édition du 17 aout 2011 ↩
- Op. cit. ↩