Nous l’avons déjà suffisamment répété : bien sûr nous n’en sommes pas encore là, contraints d’envisager l’exil parce que la Belgique aurait viré au trou noir fascistoïde. Nous ne vivons pas encore dans un pays qui est devenu le genre d’endroit où il n’est plus possible d’espérer avoir un désir de sortir des clous et de vouloir le réaliser sans se ramasser un coup de taser en plein sternum. À quoi cela pourrait-il bien ressembler, d’ailleurs ? À un territoire où le délire sur la valeur travail tourne à l’extrémisme religieux, où l’austérité budgétaire s’impose à la population comme un rite de purification permanent et où la propriété privée se protège comme une sainte relique. Un pays où les chômeurs sont contraints à bosser pour « l’intérêt général » quand celui-ci est largement déterminé par les organisations patronales ; où le moindre vol de chewing-gum en supermarché doit être assorti d’une peine de prison exemplaire pour ne pas attiser un fort « sentiment d’insécurité » ; où le sort des sans-papiers importera moins que celui des poulets élevés en batterie… Bien sûr on n’en est pas encore là mais l’avenir ne s’annonce pas pour autant radieux.
Toutefois, soyons résolument optimistes sans pour autant manquer de lucidité : on peut encore éviter de se réveiller un beau matin dans un pareil enfer même si on a déjà l’impression que certains nous en dessinent les contours. Les jeux ne sont pas faits mais on dirait bien qu’il va falloir se bouger un peu. Évitons de croire qu’il suffira d’attendre patiemment que les choses s’arrangent, il ne s’agit pas d’une mauvaise passe. L’avènement de la Suédoise belge n’a rien d’un désastre imprévisible si on regarde le chemin politique parcouru ces dernières années. Il pourrait se lire comme un chapitre supplémentaire d’une grande saga, celle de l’incapacité à dévier du programme néoconservateur qui s’impose un peu partout en Europe depuis plusieurs décennies.
S’il est bien quelque chose qu’il faudrait (faire) fuir pour éviter le risque d’anéantissement que l’ultra-droite made in Belgium fait planer sur nous, c’est bien ce programme néoconservateur-là. Celui qu’on nous ressert avec toujours plus d’insistance. On n’y parviendra pas forcément en quittant le pays, bien au contraire : et si la meilleure solution pour foutre le camp était encore de s’aménager la possibilité de rester sur place ?
Parce que ce n’est pas une question de partir ailleurs dans le monde, c’est une question de trouver d’autres territoires à explorer, dans le genre riches d’alternatives et de possibilités. Ça a à voir avec une capacité d’imagination politique (à retrouver). On peut reprendre ce genre de force en restant immobile quand, parfois, un long voyage ne changera rien de ce point de vue-là.
Prenons l’exemple d’un de ces dispositifs dont les politiques à fuir de toute urgence ne cessent de renforcer le pouvoir, ce fameux marché de l’emploi – jamais assez compétitif et donc toujours plus autoritaire. Son incessante rigidification a été longuement commentée dans C4. Elle nous entraîne tous dans une véritable guerre (mondiale) impliquant une conscription obligatoire de presque toutes les catégories sociales – avec l’Etat Social Actif pour sergent instructeur du genre très vache. Ce combat, quand on y pense, ce n’est même pas vraiment le nôtre. Le déserter et le fuir, nous l’avons souvent répété dans ces colonnes, ce sont des mouvements légitimes. Or nous l’avons vu, rares voire inexistantes sont les destinations qu’on a envisagées qui permettraient à qui que ce soit de s’installer sans s’enrôler préalablement dans une autre armée (de travailleurs).
Rien ne servirait donc de partir, il faudrait d’abord essayer de « fuir sur place ». Mais il est vrai que sur ce genre de question, celle qu’on appelle parfois « socio-économique » à la radio, on a l’impression un peu angoissante d’être dos au mur. Sans toujours bien comprendre qui a construit celui-ci, d’ailleurs. Pourtant, quand on y regarde de plus près,
ça fuit toujours un peu, quelque part. Regardons cet étrange phénomène de sherwoodisation dont on vous parle par ailleurs (voir p. 6). Sous certains aspects, elle a les caractéristiques de la désertion : certains se dérobent ainsi de l’autorité de l’Etat Social Actif. Et là, attention : quand il s’agira de penser le problème, à gauche, il serait préférable de ne pas commettre la même erreur fatale qui fut faite quand il a été question d’affronter celui du chômage de masse dans les années 1990.
(Oui parce qu’on doit vous dire que le genre de fuite dont on vous parle, c’est un problème qui concerne décidément la gauche. La droite, son truc, c’est de colmater les brèches. Enfin, en principe).
Un petit flashback s’impose. Comment ça c’est passé quand le chômage de masse s’est invité en tête de la liste de tous les agendas politiques ? À gauche, on en a fait un drame social absolu pour l’envisager comme le territoire du manque, jamais comme celui des opportunités. Pourtant, des expériences minoritaires y inventèrent de nouvelles façons de travailler collectivement, d’habiter la ville, de circuler. Elles questionnèrent la manière de fonctionner des pouvoirs publics ou de la sécu. Le marché de l’emploi fuyait de partout et cela produisait un discours significatif. La gauche choisit à l’époque de ne pas se saisir de ces possibilités-là. Elle lança des mots d’ordre tels que « un emploi pour tous » et contribua, donc, à faire en sorte que « tous » rentrent dans le rang. Le plan d’accompagnement des chômeurs se chargera, d’ailleurs, de rattraper tous les fuyards.
Peu furent ceux, à gauche, qui se sentirent forcés à penser une situation, celle du chômage de masse, qui aurait pu faire rupture. Il s’agissait de faire en sorte que tout rentre dans l’ordre le plus rapidement possible. Les opportunités qui ont été manquées alors se paient cher aujourd’hui encore.
Revenons maintenant en 2015. Après plus de dix ans d’activation des comportements, il nous faut donc faire les comptes avec ce que les observateurs appellent « le décrochage social à bas bruit » – soit des milliers de personnes qui sortent des radars du chômage et puis peut-être du CPAS, de la mutuelle. Et pour tous ceux-là, il y a franchement de quoi s’inquiéter. Mais la question (politique) sera de savoir comment ? Toute cette population, échappant à l’autorité de l’Etat Social Actif, pourrait fort bien générer de la rupture pourvu qu’on sache leur venir en aide autrement qu’en leur proposant à tous de rentrer dans les rangs le plus vite possible. Il faudra aussi prêter attention et crédit à ceux qui pourraient tirer de cette situation problématique des possibilités aujourd’hui inouïes.
De toute manière, on n’a pas vraiment le choix : quand le pouvoir délire à ce point, aider les fuyards et les déserteurs, c’est une question de style. G.P.