« Mon frère a vraiment un problème avec le jeu vidéo, il est addict : il passe toutes ses soirées sur sa console. » Qui n’a jamais entendu une phrase similaire ? Le jeu vidéo est depuis toujours la cible d’une « pathologisation » sans vergogne : si on joue beaucoup, c’est que le virtuel nous a absorbés, immergés, bref : rendus malades – il est donc urgent pour le patient de s’en rendre compte et d’accepter un traitement et/ou un changement de vie. Si les médias généralistes ont souvent été porteurs de cet imaginaire réducteur et si le terme d’addiction est tombé dans l’usage courant (voire commercial), la psychiatrie elle-même n’est pas en reste.
De nombreuses études affirment qu’une frange grandissante de nos chers enfants sombre dans l’addiction à Internet et/ou aux jeux vidéo – en se basant sur des critères comme le nombre d’heures passées sur la console ou l’ordinateur, ou encore le fait qu’il arrive parfois que ces mêmes joueurs se couchent un peu plus tard que prévu. Mais, s’il m’arrive de regarder la télévision plus longtemps que souhaité, suis-je addict ? Et il y a eu cette fois, où j’ai acheté une veste alors que ce n’était ni prémédité ni nécessaire dans mes finances … Me voilà accro au shopping ! ?
Joël Billieux est professeur de psychologie clinique et psychopathologie à L’Université Catholique de Louvain. Ses recherches principales portent sur l’identification des facteurs psychologiques (cognitifs, affectifs, motivationnels) impliqués dans l’étiologie des conduites d’addiction (par ex. cyberaddiction, jeu problématique) et notamment sur les processus liés à l’autorégulation. Selon lui, la psychiatrie actuelle a tendance à « pathologiser » la vie quotidienne en assimilant un grand nombre de comportements du quotidien et de loisir (activités sexuelles, jeux, utilisation d’Internet) à des conduites d’addiction.
Où en est la recherche psychiatrique concernant l’addiction au jeu vidéo et à internet ?
Joël Billieux Le DSM 5 1 est l’ouvrage de référence en psychiatrie pour définir ce qui est une maladie mentale ou ce qui ne l’est pas. Des critères diagnostics sont établis pour reconnaître des troubles mentaux, par exemple la schizophrénie. Il y a, depuis une dizaine d’années, un débat pour déterminer si les « addictions » en lien avec internet devaient entrer dans le DSM. Des groupes de travail avec des experts se sont réunis pour donner leur avis jusqu’à une sorte de consensus. Jusqu’ici, il a été décidé de ne pas considérer l’addiction à internet en tant que nouveau trouble mental. Notamment parce que cela concerne une pluralité de comportements différents : jeux de hasard, poker, jeux vidéo, réseaux sociaux… Par contre, ils ont proposé le trouble lié à l’utilisation des jeux en ligne (« Internet Gaming Disorder ») dans une autre section, celle des potentiels troubles devant faire l’objet de recherches avant de pouvoir ou non être officialisés (Section 3 du DSM 5). Pour être diagnostiqué comme tel, il faut avoir au moins cinq critères (symptômes) parmi une liste inspirée des addictions aux substances (par exemple : tolérance, sevrage, perte de contrôle, impact sur la vie quotidienne). J’insiste sur le fait que ces critères sont le fruit d’un consensus : ils n’ont pas été validés par des études empiriques. Des recherches sont en cours actuellement pour déterminer si on peut valider cette catégorie. Le problème
est que parmi les gens ayant ces symptômes, les motivations sous-tendant le comportement et plus largement le fonctionnement psychosocial, peuvent être très hétérogènes. Les raisons poussant les personnes à jouer à des jeux en ligne peuvent être très variées (par exemple, le désir de s’échapper suite à la confrontation à un événement traumatisant ou moyen de s’exprimer facilement chez une personne avec une forte anxiété sociale, moyen de retrouver un sentiment de maîtrise et de « booster » son ego chez une personne ayant une faible estime d’elle-même).
Yann Leroux affirme dans un de ses articles qu’à la base, l’addiction à internet, c’est une blague postée sur un forum. Vous confirmez ?
Joël Billieux Oui, ça vient d’un dénommé Goldberg, un psychiatre qui a proposé des critères d’addiction à internet et les a envoyés par mail à un grand nombre de ses collègues. Beaucoup d’études en psychiatrie actuelle continuent de le citer sans nécessairement signaler que la proposition initiale de Goldberg était humoristique.
Y a-t-il, parmi les personnes ayant une utilisation problématique d’internet ou des jeux vidéo, des « vrais addicts » ?
Joël Billieux Effectivement, certains profils de joueurs de jeux en ligne, de jeux d’argent ou d’utilisateurs de sites porno et de mondes virtuels porno en 3D vont êtres proches d’une addiction. Ils recherchent des sensations à travers l’activité, ils attendent le moment où ils vont se connecter, ça les active physiologiquement, ils perdent le contrôle sur leur utilisation, etc. Le diagnostic et le traitement vont être plus proches de ce qu’on verrait avec des addictions à des substances. Pour ces personnes, il s’agira, comme dans les addictions classiques, de proposer un dispositif thérapeutique combinant un travail sur la motivation, les stratégies à mettre en place pour faire face aux situations à risque ou encore prévenir la rechute. Ce travail est très différent de celui qui sera mis en place avec, par exemple, des personnes anxieuses, déprimées ou traumatisées. Encore une fois, si on veut réduire tout ça à une addiction, on risque d’avoir une simplification d’un comportement problématique qui peut être multi-déterminé et qu’on ne peut pas traiter de la même manière dans tous les cas.
Quelle est la proportion de personnes proches de l’addiction ?
Joël Billieux À titre d’exemple, dans une étude sur plus de 1000 joueurs de World of Warcraft, on s’est intéressé aux joueurs dont l’activité de jeu avait un impact sur la vie quotidienne. Le résultat indique que c’était le cas de 15 à 20% des joueurs. Ce qui ne veut pas dire un trouble psychiatrique : l’impact peut être plus ou moins problématique. Ça peut vouloir dire se coucher trop tard de temps en temps ou se disputer avec son conjoint, mais avoir une situation où, globalement, tout va bien. Parmi ces 15 à 20% nous avons pu identifier que pour au minimum la moitié d’entre eux, cet usage problématique relevait d’une compensation d’une situation autre dans leur vie (déprime, etc.) et ne relevait donc pas de l’addiction. Plus globalement, beaucoup d’études se sont intéressées à déterminer la prévalence des « addictions à Internet », mais leurs résultats divergent, notamment à cause de différences tant conceptuelles (la manière de définir l’addiction à Internet) que méthodologiques (les outils utilisés pour mesurer les symptômes d’addiction à Internet).
On associe souvent l’addiction au nombre d’heures passées devant un jeu vidéo.
Joël Billieux Oui, on dit souvent que c’est le nombre d’heures (l’engagement) qui représente le problème. C’est faux : il y a des gens qui jouent quatre heures par jour mais dont la pratique n’a pas d’impact négatif sur leur vie quotidienne. Ils
ont un mode de vie où l’activité est bien intégrée : ils jouent à des moments où ça ne pose pas de problème au conjoint, ne se couchent pas tard, etc. D’autres personnes vont beaucoup moins jouer mais à des moments inopportuns. Ça va dépendre de différences individuelles (par exemple les capacités à se contrôler, la personnalité, les motivations sous-tendant le jeu ou l’activité réalisée sur Internet).
Est-ce que ce recours systématique au concept d’addiction est lié aux grands médias ? N’ont-ils pas tendance à « pathologiser » les activités quotidiennes ?
Joël Billieux Malheureusement, ça ne vient pas que des médias généralistes. Il y a une tendance dans la psychiatrie actuelle à conceptualiser une série de comportements comme les addictions comportementales. Prenez un hobby : disons que vous êtes un passionné de maquettes de trains électriques. Vous passez vos week-ends à faire des maquettes, vous vous réjouissez à l’avance de la prochaine convention. Si on se base sur les critères du DSM, vous êtes addict. C’est le paradoxe d’une société qui encourage à consommer en permanence et où il faut en même temps refréner ses impulsions.
Et ses passions ?
Joël Billieux Oui, la passion est fréquemment confondue avec l’addiction. Certains auteurs parlent de passions harmonieuses et de passions excessives. La passion harmonieuse est celle d’une personne qui passe deux à trois heures par jour pour sa passion, qui n’est pas dépressive, qui gère ses relations sociales, etc. La passion excessive serait celle où l’on passe trop de temps pour sa passion, jusqu’à ce qu’elle devienne obsessive, problématique, au détriment de ses relations sociales. La personne n’est plus là pour prendre du plaisir mais pour soulager d’autres problèmes.
On stigmatise les joueurs mais non les maquettistes de petits trains, y a-t-il une raison ?
Joël Billieux Il y a différentes choses : on stigmatise ce qu’on ne connaît pas. Les choses sont en train de changer mais pendant longtemps, on avait une situation où des jeunes jouaient beaucoup et leurs parents n’y connaissaient rien. S’ils ne savent pas comment ça fonctionne, ils ne savent pas forcément comment mettre des barrières. On connaît beaucoup de situations où on s’est rendu compte que le jeune avait internet à disposition dans sa chambre, par exemple. Maintenant, on sait que comme n’importe quelle activité, il faut établir des règles.
Est-ce qu’il y a des facteurs de risque d’usages problématiques relevant des activités en elles-mêmes ?
Joël Billieux Certaines activités, par leur structure, peuvent être plus dures à réguler et certaines personnes vont avoir plus de mal à le faire. Par exemple, dans le cas de World of Warcraft (WoW), le monde virtuel est permanent : si je ne joue pas, le monde continue de jouer. Certains groupes de joueurs requièrent une présence de jeu hebdomadaire de leurs membres. La notion d’évolution de son avatar y est aussi très importante. Et le fait d’avoir une très faible chance d’obtenir certaines récompenses très rares augmente la persistance. Autre exemple avec la pornographie : l’accès aisé, gratuit et sans inscription à toute une série de contenus a facilité certains modes de comportements. Donc WoW sera peut-être un peu plus à même de devenir problématique que l’activité consistant à réaliser des maquettes ferroviaires.
Et des conséquences parfois bien différentes…
Joël Billieux Oui, quand on parle de la « pathologisation » de la vie quotidienne, il faut savoir qu’on est tous à un moment donné dans des pertes de contrôle. Je vais dans un magasin, je n’avais pas l’intention d’acheter ces bonbons à la caisse
et finalement je les prends. C’est un achat impulsif (non prémédité). Ce n’est pas pour ça que je suis un acheteur compulsif.
Dans certaines études faites pour les jeux vidéo, les auteurs intègrent les gens qui ont « quelques fois » joué plus longtemps que prévu aux personnes censées être accros. On se retrouve avec 10% des ados addicts à Internet. Si on ne prenait que les personnes ayant répondu « très souvent », on aurait des prévalences beaucoup plus basses, de l’ordre de 1 à 2%.
D’autant que, par exemple, tout le monde s’est déjà retrouvé au moins « quelques fois » à regarder la télévision plus longtemps que prévu.
Joël Billieux C’est ça le problème : on peut prendre le questionnaire utilisé et remplacer « internet » et « jeu vidéo » par « télévision » ou « modélisme ferroviaire » et on se retrouvera avec le même genre de résultats pour toutes les activités.
Est-ce que cela annonce une « pathologisation » à l’extrême de toutes sortes de choses ?
Joël Billieux On y est déjà. Le jeu d’argent pathologique est entré dans le DSM. C’est la première fois qu’on a une addiction sans substance psycho-active. Ceci ouvre la voie aux addictions au sport, au sexe, au shopping…
Est-ce qu’il est envisagé d’aller vers des prescriptions de traitements dans ces cas d’addiction ou usages problématiques et qu’en pensez-vous ?
Joël Billieux Dans les faits, des médications sont déjà prescrites quand un état dépressif, un trouble de l’attention/hyperactivité, ou un trouble anxieux sont associés à la problématique « d’addiction à Internet », ce qui est fréquemment le cas. Maintenant, si le trouble d’addiction à Internet (ou apparenté) est reconnu dans une édition ultérieure du DSM (ou de la « Classification Internationale des Maladies » de l’OMS), des études seront lancées pour tenter de trouver des molécules agissant sur les symptômes en question. Dans les faits, cela reviendra dans un premier temps à tester l’efficacité des molécules utilisées dans d’autres troubles (anti-dépresseurs, psychostimulants, anxiolitiques, etc.). Il s’agit donc clairement d’un marché potentiel pour les entreprises pharmaceutiques.
On dit parfois, en parlant d’une série, qu’on est « addict ». Finalement, on participe à cette « pathologisation ».
Joël Billieux Il est normal que l’on ressente un manque après un épisode de série, ce qui est très loin de l’addiction. Après le « Mundial », avoir un petit coup de blues parce qu’on s’est bien amusé, c’est normal. Mais, oui, le terme addiction est tombé dans l’utilisation courante. Et cela peut même devenir un argument marketing : on cherche à nous vendre « le jeu le plus addictif ». Alors qu’en réalité on a tous des activités de plaisir où on recherche des sensations et ces récompenses nous font avancer dans la vie ! Maintenant, il faut pouvoir les réguler.
Pour un joueur qui joue deux heures par jour et pour qui tout va bien au quotidien, il n’y a aucune nécessité à appliquer une convention sociale qui dirait que telle personne joue trop et qu’il faut s’en « rendre compte ».
Notes:
- DSM pour Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) ↩