En matière d’addiction, il est un principe trop peu connu et raconté. C’est celui du pharmakon. Il nous invite à comprendre toutes les subtilités qui font d’une substance un poison et un remède tout à la fois. Pour que le principe agisse, il s’agit de croire en une réalité très simple : celle de l’attention portée aux expérimentations individuelles et collectives qui définissent des usages, et au partage des connaissances qui les fondent.
Ils se trouvaient tous dans cette vaste pièce au plafond haut immaculé. Au sol, des tapis persans aux couleurs chatoyantes recouverts de toutes sortes de coussins bariolés, conféraient à la pièce une atmosphère feutrée. Une grande bibliothèque dont les rayonnages étaient couverts de livres et une table en chêne constituaient les seuls meubles. Devant les fenêtres se déployaient un énorme caoutchouc ainsi que des ficus et des draecena.
Dehors, on apercevait un jardin un peu sauvage, plein de mauvaises herbes enchevêtrées.
C’était la tombée du jour. Le nganga avait amené trois seaux qu’il avait posés dans un coin.
John, Florence et Vincent, dit « Casper », étaient assis sur des coussins, tandis que le nganga, le guérisseur, préparait le Bois sacré. John, surtout, semblait un peu nerveux. Il se rongeait les ongles à sang, mordillant méticuleusement chaque envie. Florence parcourait distraitement les pages du petit guide de préparation au rituel que l’association leur avait procuré.
Casper, lui, regardait fixement devant lui, comme absent.
John avait un peu peur. Il n’avait pas complètement respecté les consignes. Il n’avait arrêté l’alcool que trois jours avant d’arriver. Par contre, il avait rigoureusement respecté les conseils alimentaires et avait bu ses deux litres d’eau par jour pendant deus semaines. Il avait aussi, pendant toute une semaine, scrupuleusement noté sur un cahier toutes ses pensées, histoire de se préparer au grand voyage intérieur.
Le nganga s’activait à la table, pillant les morceaux d’écorce de l’Iboga.
Ils avaient marché dans la forêt voisine tout l’après-midi, sans parler, en tentant de s’imprégner de la nature environnante. Des bruits, des sons, des textures.
Le rituel allait bientôt commencer.
Ils allaient bientôt ingérer le Bois sacré.
Des bûches brûlaient dans le poêle en fonte, une bonne chaleur irradiant la pièce.
[…]
Florence vomissait ses tripes. Le nganga lui tenait les cheveux et psalmodiait à son oreille.Casper marchait de long en large dans la pièce, les yeux grands ouverts. John parlait, comme si quelqu’un se trouvait juste à côté de lui, il formait des phrases hachées et difficilement compréhensibles.
[…]
Le Bois Sacré
L’Iboga est un arbuste des forêts équatoriales africaines, qu’on trouve plus précisément au Gabon. Sa racine contient une douzaine d’alcaloïdes, dont l’ibogaïne, substance active psychostimulante et hallucinogène. Au Gabon, l’Iboga, appelé aussi Bois sacré, est utilisé dans le cadre de rites initiatiques bwiti. Le rite de passage du Bwiti est centré sur la manducation par le néophyte d’écorces de racines de l’arbuste. Celle-ci a déjà été utilisée en thérapeutique jusque dans les années 60, sous forme d’un remède contre les faiblesses musculaires ou la dépression. Son utilisation thérapeutique est étudiée depuis les années 80, en particulier pour le traitement des assuétudes à l’alcool et à d’autres drogues telles l’héroïne ou la cocaïne.
Jusqu’en 2006, l’association Meyaya, implantée en Ardèche, organisait régulièrement des séances rituelles de plusieurs jours en présence d’un nganga gabonais – « tradipraticien » ou guérisseur. Celles-ci s’adressaient principalement à des personnes souffrant d’assuétudes, ou en recherche d’un voyage initiatique censé bouleverser le cours de leur vie. On trouve sur le web toute une série de témoignages de personnes qui,
après un tel rituel, ont réussi à transcender leurs addictions. Mais en 2006, l’une des séances fut tristement marquée par la mort de l’un des participants : le jeune homme avait absorbé une dose de méthadone dans les 48h avant la prise de l’Iboga, contrairement aux consignes strictes prodiguées par l’association. Suite à cet accident, l’ibogaïne fut classée comme stupéfiant et interdite d’achat, de culture et de consommation en France.
Pharmakon : poison et remède
Ce que l’Iboga illustre bien, c’est, comme l’écrit Isabelle Stengers, « l’art de ce que les Grecs appelaient le pharmakon, que l’on peut traduire par “drogue”. Ce qui caractérise le pharmakon est à la fois son efficacité et son absence d’identité : il peut être aussi bien, selon le dosage et l’usage, remède et poison. » 1 Cette phrase recèle à elle seule tout ce qui échappe depuis des décennies aux faiseurs de politiques anti-prohibitionnistes. Stengers ajoute : « […] une histoire où sans cesse l’instabilité du pharmakon a été utilisée pour le condamner. Une histoire où sans cesse a été privilégiée ce qui présente, ou semble présenter, les garanties d’une identité stable, permettant de faire l’économie de la question de l’attention qui convient, de l’apprentissage des dosages et de la manière de préparer. Une histoire où la question de l’efficace a sans cesse été asservie, ramenée à celle des causes censées expliquer les effets. »
C’est que l’art du pharmakon s’ancre dans ce que les politiques néo-libérales tendent à annihiler : des usages élaborés individuellement et collectivement, sur base d’échanges de savoirs et de connaissances ancestrales, des rituels – autres que compulsivement consommatoires, et, enfin, l’acceptation de ce qui est fluide, poreux, complexe – ni ombre ni lumière. Les drogues, elles, ont toujours existé. Leurs effets ont évolué avec leurs usages.
Quelques exemples… C’est en s’inspirant de l’art du pharmakon que le docteur John Marks a, entre 82 et 95, mené à Liverpool une politique de prescription légale d’héroïne et de cocaïne avec des résultats sans précédent : un taux zéro d’infection par le sida, une baisse spectaculaire de la criminalité, et une nette amélioration de la santé de ses quelque deux cents usagers. Jusqu’à ce que Margaret Thatcher y mette fin, replongeant dans la rue et dans la débrouille toute une population qui avait su, par des usages de drogue pure délivrée dans un cadre safe et rassurant, se reconnecter à la vie, aux autres, à eux-mêmes. C’est aussi ce prodigieux mystère du pharmakon qui crée les conditions nécessaires pour donner vie au remède homéopathique Belladonna, bien connu pour faire baisser la fièvre. La belladone est pourtant, aussi, un poison puissant capable de tuer… Tout est question de dosage. Quant aux vertus médicales du cannabis, elles ne sont plus à prouver : de nombreux patients ont pu les expérimenter et voir ainsi leur douleur s’apaiser, leur appétit revenir.
Croire qu’interdire les drogues va les faire disparaître, ou que la prise de conscience va suffire à éradiquer l’assuétude, c’est donner foi à une narration qui nie un principe de réalité. Un principe ancestral, auquel il serait bénéfique de nous reconnecter. Il ne s’agit pas forcément de renoncer à l’abstinence. Mais de comprendre que celle-ci ne pourra passer que par des trajets complexes, jalonnés par une réflexion sur les usages. Seuls ces usages pourront modifier les effets. Et s’il existe des petits miracles, des issues insoupçonnées, sans doute faut-il les chercher en acceptant toute l’ambivalence de la substance : poison, ou remède.
John marchait dans les rues du quartier du Marais, serein. Trois mois étaient passés depuis la prise du Bois sacré. Il buvait toujours deux litres d’eau par jour. Il n’avait plus repris un verre d’alcool.
Notes:
- Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient. Ed. Les empêcheurs de penser en rond/La découverte, 2009, Paris ↩