Depuis le premier janvier 2012, les allocations d’insertion sont limitées dans le temps. Personne ne peut les toucher plus de trois ans s’il est âgé de plus de 30 ans où s’il est cohabitant. Les effets de cette mesure se feront encore plus sentir dès début 2015 : quelques dizaines de milliers de chômeurs, lâchés par le gouvernement Di Rupo, arriveront en fin de droit. Dans le « débat » politique autour de la question, les propos ont pris des accents dramatiques.
Qui sont celles et ceux concernés ? Des travailleurs qui n’ont jamais pu prester le nombre de jours suffisant pour ouvrir un droit au régime complet d’allocation, par exemple les travailleurs à temps partiels, ceux qui ont des contrats occasionnels, etc. Ce système, désormais caduc, des « allocations d’attente » (ou d’insertion) non limitées dans le temps était un avantage social qui distinguait la législation sociale belge d’autres, moins « généreuses », et la rapprochait un tant soit peu de « l’allocation universelle », puisque le droit aux allocations (de chômage) n’y était pas conditionné à une longue période de travail préalable. Loin de tirer orgueil de cet acquis social, les partis « de gauche », incapables de porter les nouveaux combats qui s’imposent, ont aussi perdu la bataille sur le terrain de l’imaginaire et du symbolique ! L’allocation d’insertion, dans la bouche de tous ceux qui pensent par le prisme des catégories patronales, est devenue un luxe indécent par temps de crise et une prime à l’assistanat et à la fainéantise.
Disparus des écrans radar
Le chiffre précis des exclus a suscité une polémique, syndicats et ONEM fourbissant chacun leurs données. Sortant de son devoir de réserve pour voler au secours du gouvernement et circonscrire le débat à une querelle d’apothicaires, le directeur de l’ONEM a avancé un chiffre deux fois moins important que celui calculé par les experts de la FGTB. Peu importe, dira-t-on, il n’y aurait que mille exclus que ce serait tout aussi scandaleux – il devrait vraisemblablement il y en avoir 30 000, sans compter qu’il y aura chaque mois une nouvelle charretée. « C’est une bombe sociale », avait pronostiqué la FGTB des mois avant l’échéance. Et de parler de « bain de sang social »…
Chacun campe sur ses positions. D’un côté on défend les politiques de l’emploi même lorsqu’elles atteignent leur degré zéro – celui qui consiste à « alléger » les statistiques par n’importe quel moyen, quitte à exclure massivement puisque le nombre de ceux qui trouvent du boulot n’est pas suffisant. De l’autre, lancer l’alerte – sans grand succès, du moins pour l’instant – tant la communication basée sur l’image du « bain de sang social » peine à toucher efficacement les « honnêtes citoyens », « ceux qui se lèvent tôt ». Tout ce passe comme si ceux-ci n’étaient en rien concernés par cette accélération de cette machine à exclusion qu’est le plan d’accompagnement. Et pourtant le problème est de taille ! Ce fameux « massacre » impliquera plusieurs milliers d’individus. On ne parle pas véritablement de leur anéantissement physique de personne dont la mort sociale aurait parfois déjà pu être constatée depuis longtemps. Quoique… on sait que les chômeurs constituent une population à risque en matière de suicide.
L’allocation d’insertion, dans la bouche de tous ceux qui pensent par le prisme des catégories patronales, est devenue un luxe indécent par temps de crise et une prime à l’assistanat et à la fainéantise.
Une autre image rend sans doute mieux compte de ce que sera le résultat de l’exclusion massive du droit aux allocations de chômage. Au 1er janvier 2015, un nombre important d’exclus iront frapper à la porte des CPAS, gonflant encore un peu plus le nombre des assistés à charge des communes, déjà exsangues. L’État fédéral perdra ainsi le bénéfice des économies minables réalisées sur le dos des chômeurs exclus – les
bénéficiaires du CPAS coûtent plus chers à l’État que les chômeurs. Le principal bénéfice consiste à permettre au gouvernement fédéral de réussir une opération d’esthétique statistique afin de fournir de jolis bilans dégraissés à l’OCDE, dont l’avis compte plus que celui des électeurs.
Les exclus ne vont bien évidemment pas se laisser mourir sur le trottoir devant les bureaux de l’Onem. Résilients, ils vont s’adapter à la misère qui leur est faite. Un certain nombre verront la porte des CPAS barrée pour eux, pour diverses raisons bureaucratiques, statut domiciliaire en tête. Pire, on sait qu’environ un tiers au moins des chômeurs exclus n’iront même pas réclamer le « dernier filet de sécurité sociale », là aussi pour des raisons diverses. Ils « décrocheront » socialement et sortiront de tous les écrans radars. Leurs stratégies adaptives seront très variables. Certains sombreront tout à fait, grossissant les cohortes de sans-abri. D’autres trouveront refuge chez un parent et appauvriront leur famille. Un grand nombre intègrera les filières de l’économie informelle et du travail au noir. On peut bien entendu aussi compter sur une certaine capacité d’innovation sociale et politique de certains groupes (minoritaires).
Certains décrochages s’opèreront à la limite de la légalité, d’autres verseront carrément dans l’illégalité. Un doctorat en sociologie n’est pas nécessaire pour saisir, fût-ce intuitivement, la corrélation entre la diminution des prestations sociales et l’augmentation de la petite délinquance et des vols, à l’étalage ou en habitation. C’est ce qu’a très bien compris le bourgmestre de Gavere, en Flandre occidentale, qui conseille à ses concitoyens de s’armer contre les éventuels cambrioleurs… Le « shérif de Gavere », comme le surnomme la presse néerlandophone, s’est déjà signalé par le passé pour son amour immodéré des armes à feu, censées protéger les citoyens des voleurs (alors que toutes les études indiquent qu’elles ne font qu’élever le niveau de violence des délits, sans faire baisser leur nombre). En 2009, dans l’émission de la VRT « Man bijt hond », il avait expliqué comment il riposterait les armes à la main à un intrus. Cette fois, il a précisé qu’il fallait d’abord tirer sur le cambrioleur, puis dans le plafond (pour simuler la légitime défense). Ses propos ont été jugés par le gouverneur provincial « non conformes à la dignité de sa fonction ». Il encourt une enquête disciplinaire.
« Il faut faire payer les
pauvres car ils sont plus nombreux. » (Colbert)
Ce phénomène de « décrochage à bas bruit » est déjà à l’œuvre depuis longtemps dans d’autres pays, surtout ceux dont les gouvernements ont fait de la « casse sociale » leur marque de fabrique. Les sociologues anglais appellent « processus de sherwoodisation » (voir article p.7) ces comportements adaptatifs d’individus lâchés par les pouvoirs publics, multipliant les stratégies de survie et les « échanges sociaux hétérodoxes ». Si la Belgique était jusqu’ici relativement épargnée, c’est précisément en raison de son système d’intégration (et de sécurité) sociale fort. De ce point de vue, on savourera les propos des cadors du MR lorsqu’ils font valoir que la Belgique était le seul pays au monde où le droit aux allocations de chômage n’était pas forcément conditionné par les périodes de travail (via le système des « allocations d’attente », rebaptisées « allocations d’insertion ») – sous-entendez : on ne peut plus se payer le luxe de ce particularisme. « L’argument » est similaire à propos de l’index. Autant déclarer d’emblée que notre fabrique de pauvres est moins performante que celle de nos voisins – le débat gagnerait en clarté.
S’il est possible d’estimer assez précisément combien de personnes sont concernées par les mesures d’exclusion du
chômage, il est plus difficile de dire combien intègreront cette zone grise de la précarité hors contrôle. Plus réaliste que l’imagerie « gore » du « bain de sang social », mais non moins inhumaine et injuste, l’image d’une sombre forêt qui s’épaissit s’impose pour se représenter les résultats de la politique anti-chômeurs du précédent gouvernement – qui avait le culot de présenter son action en la matière comme une « politique de moindre mal » –, poursuivie et amplifiée par le nouveau. Dans les sous-bois du précariat, ce ne sont pas les éclaboussures de sang qui sont les plus fréquentes, mais les étouffements lents, les apnées, les garrottages à la petite semaine, la violence sourde, ou parfois bien sonore, le progressif estompement des normes, la morosité généralisée. Pour complaire au monde patronal, à ses lobbies et à ses relais politiques, quelques dizaines de milliers d’individus ont été sacrifiés, réalisant la vengeance du shérif de Nottingham : voler les pauvres pour donner aux riches.