Une rencontre du premier type est une vision. Une rencontre du second type est une preuve matérielle de l’existence de choses extra-terrestres. Ce qui fait de Rencontre du troisième type un film génial, ce n’est pas tant l’intrigue, menée à coups de baguette par la déferlante lyrique de John Williams (également compositeur des musiques de Star Wars), ni même le génie du rythme qu’est Spielberg, capable de vous faire flipper en filmant un tas de purée, ni les acteurs ou paysages – par ailleurs au bord de la perfection dans leur rôle, rien à dire –, mais le fait que le film parle en creux, s’étirant sur deux heures et quelque en devinette ou en charade, autour de l’idée de comment le film lui-même est fait. Depuis la révélation, l’idée quoi, vrillant à l’intérieur de l’intrigue dans l’obsession d’un motif qui se révélera exister dans la nature, si l’on peut dire (et ici autant que la Montagne Sainte Victoire pour Cézanne), motif forme plastique qui se transforme en l’objet d’une quête et se trouve dans sa conclusion être réalisé pour un but qui, s’il n’était prédit, transformera pourtant votre vie et votre espace pour toujours. Suis-je clair ? On réalise ce qui est déjà là mais qu’il fallait trouver, auquel il fallait donner un corps. Surtout, beaucoup d’éléments dans le film travaillent le dispositif technique propre au cinéma, des notions de scénario à celles de décor pour finir par un gigantesque dispositif – lumières, caméras, sons – qui révèle l’intrigue du film tout en faisant une allusion évidente au fait du film, à sa fabrication. Au faire. Truffaut ayant un rôle conséquent alors qu’il pète pas trois mots d’anglais et qui, s’il est un grand réalisateur, n’est pas un acteur fou non plus, peut se voir autant comme un truc de fan que comme une source historique personnifiée, presque froide, à l’instar d’un pot grec dissimulé dans une peinture de l’âge classique et qui donnera lieu à divers indices historiques ou symboliques. Ici, il y a une couche de lecture, une mise en abîme : le film explique la structure du film autant du point de vue poétique et historique que de la production. Avant qu’il ne se mette à faire des films partisans et hyper commerciaux, – ceci dit dans le mauvais sens du terme hein –, la plupart des films de Spielberg étaient vraiment cool.
En fait, le mot commerce ne devrait rien avoir de péjoratif. D’ailleurs il n’y a pas de mauvais mot. Évidemment que Rencontre du troisième type est un film commercial. Mais autant que ceux qu’ont fait Kenneth Anger ou Werner Herzog, non ? Le terme commercial est devenu une espèce de genre en art, peinture commerciale, chanson commerciale, neon sign conceptuel commercial, mais c’est quoi en fait ça comme genre ? Il y a un genre de trucs à fabriquer de l’argent, oui. Qui ne marche pas toujours d’ailleurs. Mais il y a quelques trucs. C’est même gênant un peu. Il apparaitrait d’ailleurs qu’Hollywood même s’inquiète de la puissance des banquiers investisseurs de certains studios qui préféreraient financer des films à recettes sûres, en gros des grosses prods fadasses sans risque, bourrées d’effets, bourrées d’illusions, voyez le genre, plutôt que de prendre des risques. On sait que ce qui rapporte le plus est ce qui est risqué. Easy Rider, par exemple, ça c’est un film qui a rapporté gros et continue à rapporter. Transformers, proportionnellement, ça rapporte rien. Mais ça rapporte sûrement. Le genre chiant neuneu affreux t’es con ou quoi c’est de la merde, avec clés de lectures appropriées tous publics, tous âges, toutes religions, pas de sexe,
pas de politique, enfin tu vois quoi. On connaît par ailleurs le rapport technique que le cinéma d’Hollywood, grand exemple, mais la plupart des films du monde également, a aux techniques de l’émotion, aux pratiques du sensible. Le gusse, il sait te faire pleurer quand il faut, te faire sursauter là, rire ici, grincer des dents à tel moment ou t’engager à te lever pour aller au frigo quand il faut, tout le truc. L’émotion ça se fabrique. Mais bon, faut quand même bien filmer quelque chose et raconter quelque chose. Faut éclairer, cadrer, diriger quelque chose. Tout ça quoi. Et quelle émotion est fabriquée avec quoi et quelle idée est-ce que le tout suppose ? Qu’est-ce qu’on nous sert dans Rencontre du troisième type et qu’est-ce qu’on nous sert, là, dans Il faut sauver le soldat Ryan ? Merde, le gars a vrillé ou quoi ? Enfin soit. Oui, chaque œuvre peut se lire à un niveau politique, aussi, oui. Chaque chose d’ailleurs. Chaque choix de vie presque. Et un des grands niveaux de lecture pour cela, outre la constitution d’un sujet symbolique, outre l’appareil structurel de la narration, outre les cadres et mouvements, est la production.
Tu vas faire tes courses au Delhaize ? Eh ben sache que t’es qu’un enfoiré qui file son pognon à une bande de fils de putes dont le seul but est de niquer l’environnement écologique et social. Tu t’habilles chez H&M ou tu vas t’acheter des trucs chez Ikea ? Eh ben sache que tu n’es qu’une petite merde d’égoïste qui ne pense qu’à sa gueule parce que tu devrais quand même savoir que ces boites font de la merde pour les connards en réduisant à rien tout un pan de notre champ culturel, la mode et le design c’est pas rien, ouais, ouais on en reparle quand tu veux et toi, pour économiser trois balles, tu préfères consommer de la déforestation, de l’absence d’invention, de l’exploitation mondiale, de la déresponsabilisation sociale, et toute cette merde qui est déjà en train de te gratter le cul par ailleurs plutôt que d’aller faire commerce avec des gens qui sont responsables de leur boulot, qui y réfléchissent. Ah voilà, commerce. Tu vois ce que je veux dire par commerce maintenant ? Qu’est ce que l’on produit quand on consomme ?
Enfin bon, peut-être que tu es une victime ? Victime du système et des banques mondiales, victime de la publicité, de la religion, de la police ? Ben oui, peut-être bien. Peut-être bien que t’es une victime. Et peut-être bien qu’il serait temps de réfléchir à ce que tu produis dans ton commerce.
Lorsque Zola parle du commerce des femmes le dimanche sur le parvis de l’église, il parle de leurs conversations d’après la messe. Le commerce c’est un ensemble de rapports. Rapports entre les gens et les gens, les gens et les choses, les choses et les choses. Le commerce ce n’est pas que du fric. La part financière du commerce, si l’on essaye d’envisager l’étendue de cette notion, n’est que la pointe de l’iceberg. D’ailleurs le fric n’est que le symbole de l’échange.
Qu’est-ce qu’une image commerce de politique par exemple ? Avec quoi est-ce qu’une image commerce ? Nos émotions, nos sensations résultent d’un ensemble commercial. Un ensemble de choses échangées, traversées, subies ou produites.
Rencontre du troisième type est sorti en 1977. On peut ne le voir que comme un film d’époque aussi. Une époque où la critique était à la mode. En 2005 le groupe d’artistes « Bernadette Corporation » sort le film Get rid of yourself. C’est sur Vimeo. Peut-être un des meilleurs films sur les évènements de Gênes 2001 mis en perspective de la chute des deux tours en septembre et, surtout, étant très critique quant aux formats militants avec, par exemple, des témoignages d’anarchistes voyant leur chemin obstrué par des pacifistes et
repoussés vers la police parce que les pacifistes, avec leur côté virginal, politique sainte et sans reproche, leur attribuent la mort de Carlo Giuliani, leur attribuent en général « la violence » ou, mieux, plus arty aussi, le film met aussi en parallèle Chloé Sévigny répétant, dans sa cuisine, des scènes où elle devrait jouer une activiste et des images de mode « all black » avec des found footages et divers témoignages des évènements de Gênes 2001. Un truc à faire bondir tout bon petit idéologue ou rigoriste militant. Un truc de point de vue. Décomplexé. Parce que tout ce dont on est sûr pour la chute des tours, c’est que le mouvement qu’on dira post-Seattle s’est particulièrement vu abîmé après la chute des tours. Ce mouvement prenait une ampleur folle. Et ce qu’il fallait, heureuse coïncidence, c’était renverser l’ennemi intérieur, le disqualifier, au profit d’un ennemi extérieur. Ne pas remettre en cause notre civilisation mais opposer notre civilisation à une autre. On vit encore cette heure-là. On est encore dedans.
Et ainsi de toute cette confusion. La confusion est le plus intriguant des commerces aujourd’hui. Collusion historique, spectaculaire, retour sur soi, légères vapeurs parfumées de danger, bruits étranges, l’ennemi est au coin de la rue, un fil d’acide brûlant suinte sur les parois poreuses de nos façades, la brume s’élève et, dedans, vous êtes seul, votre quête est programmée et votre paysage est fini.
Ubisoft sort Assassin’s Creed en 2007 et le jeu commence sur une trame grillagée qui deviendra votre décor au fur et à mesure de vos avancées. Vous croiserez l’histoire, devrez dealer avec Lincoln ou d’autres chefs indiens pour vous avancer dans cette inconnue dont vous êtes le héros, comme d’autres millions de joueurs, afin de dénouer ce drame familial qui traverse époques et continents. À la suite du jeu, ils sortent la suite de romans, j’en ai lu un. Une fiction qui, si on s’accorde sur le fait qu’un jeu vidéo peut être considéré comme une œuvre, en est l’ekphrasis. Le commentaire déroulé, enfermé sur l’œuvre, en l’absence de toute critique, où le personnage principal, vous, programmé, défiant conspirations humaines et natures hostiles, n’aura de visage que le costume de son rôle et que la réalisation des crimes et aventures qu’il aura réussis, à la demande du jeu. Vous n’aurez qu’à choisir un autre titre si ce n’est pas de crimes que vous voulez faire votre personnage.
Aujourd’hui, seule vaut l’improvisation, bien plus que la spontanéité. Il n’y a plus de scénario. WE ARE NOT ALONE !