Main basse sur la Ville Basse

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À Charleroi, on n’a pas d’argent, mais on a des idées. Beaucoup d’idées. Peut-être même un peu trop… Jusqu’à présent, la métropole sambrienne portait le poids de son passé industriel comme un boulet : son urbanisme hirsute en est le résultat, pour certains se serait même ce qui fait son charme… Désormais, la physionomie de la ville change, et à vive allure.

1Le visiteur qui débarque à Charleroi-Sud, une gare qui fit l’objet d’un long lifting, terminé il y a trois ans, franchit la Sambre canalisée pour gagner le centre-ville. Il doit pour cela traverser un vieux quartier : la Ville Basse. Longtemps abandonné à lui-même par les pouvoirs publics – selon les versions, faute de moyens ou de volonté, ou par choix stratégique, pour privilégier d’autres quartiers « concurrents » –, ce quartier est actuellement l’objet de transformations lourdes, et le mot est faible. La Ville Basse subit aujourd’hui plusieurs projets de « revitalisation », entamés simultanément, qui, avec la réorganisation de l’infrastructure de transport en commun (fermeture de la boucle du métro en 2012), doivent donner un nouvel élan à Charleroi. Les principaux ont reçu les noms poétiques de Phénix et Rive Gauche (RG). Phénix regroupe les grands travaux de rénovation de la Ville Basse, déclinés en huit dossiers « cyclopéens ». Ces grands projets entendent redonner à la ville toute la lumière qui fut la sienne. Certains sont terminés, ou quasi (réaménagement des quais de Sambre), d’autres se traînent.

Un style de ville,
un style de vie

Rive Gauche, bien vite rebaptisé « Dérive gauche » par ses opposants [Cf. le Facebook :  https://www.facebook.com/pages/Charleroi-Dérive-Gauche/] est le méga projet de centre commercial porté par la SA Lambert du promoteur anversois Shalom Engelstein, qui pour ce faire a acquis une bonne partie des immeubles de la Ville Basse pour « redynamiser » le quartier. Depuis des années, les shoppings ont la cote, tant auprès des entrepreneurs que des pouvoirs publics pour « revitaliser » les villes. La Wallonie n’échappe pas à cette boulimie de centres commerciaux, qui s’illustre dans de nouveaux projets et d’autres projets ressortis des cartons : « Esplanade » à Louvain-la-Neuve, « Cora » à Mouscron, « Rives de Vesdre » à Verviers, « Citta Verde » à Farciennes, sans parler de Bruxelles, où pas moins de trois projets de méga-centres commerciaux sont en concurrence, entre eux et avec ceux qui existent déjà.

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La construction des 35.000m2 prévus entraîne la destruction de tout le quartier, dont de nombreux bâtiments remarquables, aux quels les Carolos se sont attachés, comme les Colonnades du Boulevard Tirou ou l’hôtel Puissant. Le patrimoine souffre. Certains bâtiments ou oeuvres ont failli passer à la casse (fresque Camus de l’ancien studio de la RTB, immeuble De Heug) ; d’autres n’ont pas résisté (cinéma Paradisio, le « Cabaret vert » de Rimbaud  Des enseignes prestigieuses, comme le Centre électronique du Bd. Tirou, connu des audiophiles dans tout le pays, ont définitivement baissé le volet. Les destructions, entamées il y a un an, donnent pour l’heure à Charleroi l’aspect d’une ville sinistrée par les bombes 1 . Les chancres et les immeubles détruits sont désormais les plus nombreux. Le quartier s’est désertifié, même les night-shops sont à l’abandon. Politique du pourrissement, spéculation et « darwinisme » économique font rage. La Ville n’a rien fait pour enrayer le délabrement des immeubles, à l’instar des Colonnades, ce qui fait plonger la valeur immobilière. Quelques riverains, menacés d’expropriation, ont introduit des recours contre le projet. Un jugement vient de donner raison sur toute la ligne : les « résistants » ont gagné une manche (la Ville ira en appel).

Du bon côté du manche

« L’intention n’est pas de contester la nécessité impérieuse de revitaliser le cœur urbain », avance un travailleur social à Solidarités nouvelles. « Il s’agit de dénoncer la façon dont la majorité communale a choisi de s’y prendre, sans se soucier du sort des familles défavorisées. Car le tout au logement moyen fait des dégâts collatéraux : la flambée des loyers et la fermeture d’immeubles dangereux ou insalubres précarisent davantage les familles à revenus modestes, qui ont le choix entre se loger plus mal ou partir vivre ailleurs » 2 . Le projet RG, entièrement privé, que la Ville intègre à ses plans de « city marketing », sacrifie la mixité sociale, en imposant la « revitalisation » en mode « shopping » comme la seule solution possible.

Dans ces plans-là, certains ne « cadrent » plus. En 2013, la Ville s’est dotée d’un nouveau règlement communal concernant la mendicité. Dans le cadre du bien nommé plan Vauban, les « mancheurs » doivent désormais veiller à se disperser autant que faire se peut dans les communes alentours 3 . La police, qui n’a que ça à faire, est donc chargée de contrôler le respect de ce règlement. En cas d’infraction, la recette du « mancheur » sera saisie et, en cas de récidive, il fera l’objet d’une arrestation administrative d’un maximum de dix heures, pour lui apprendre à tenir son agenda à jour. Les forces de l’ordre pourront gérer cette dispersion de la pauvreté depuis le tout nouvel hôtel de police, la « Tour bleue », un immeuble de prestige signé Jean Nouvel – 52 millions d’euros, en partenariat public/ privé, 4 millions d’euros de loyer par an.

3Cette ingénierie sociale des plus démunis concerne aussi les artistes de rues. Le nouveau règlement les concernant les rendent obligatoirement gyrovagues, eux aussi. Ils doivent être accrédités par une commission créée spécialement, où siègent des représentants de l’académie de musique, du centre culturel, de Charleroi Centre Ville, de la police, du secrétaire communal, du bourgmestre, de l’échevinat. La mission de la commission est de garantir une certaine qualité artistique, de mettre en évidence la créativité, l’originalité. L’objectif est de « redynamiser les rues du centre de Charleroi », en mobilisant l’appareil bureaucratique de contrôle. Dans un pénible tour de passe-passe rhétorique, l’échevine Salvi (Cdh) présentait même l’accréditation comme un sésame enviable, « la meilleure façon d’attirer les artistes de rue », par amour du contrôle, car « c’est leur dire qu’ils sont reconnus, qu’ils sont les bienvenus et les assurer qu’ils travailleront dans de bonnes conditions », comme sans doute ne pas être harcelé par la police.

Autre catégorie
d’arpenteurs de rue délocalisés : les prostituées qui sont elles aussi dans le collimateur des autorités carolos. En 2011, quand les travaux de la Ville Basse se profilaient, elles ont dû quitter leur base, le « Triangle », où elles étaient depuis des dizaines d’années. Comme elles traînaient un peu la patte, la Ville prit un arrêté… Elles squattent désormais les ponts sous le ring, en bord de Sambre, un décor digne du Londres de Jack l’Eventreur. Quant aux alcooliques, ils n’ont qu’à bien se tenir. Comme dans bien des villes de Wallonie (et de Belgique en général), il est depuis longtemps interdit de boire de l’alcool en rue.

4Certains commerçants de la Ville Basse, ceux qui ont survécu à la « revitalisation » en cours, ne voient pas ce nettoyage social d’un mauvais oeil. En plébiscitant un projet comme Rive Gauche, la Ville les a enfermé dans l’alternative, à la fois fausse et infernale : des clodos ou des consommateurs souriants. Comme si les problèmes, sociaux et urbains, étaient solubles dans le commerce des marchandise… Qu’importe si les problèmes, réels, posés par la présence des plus démunis ne font que se déplacer avec eux, un peu plus loin, hors du champs de vision ? De toutes façons, au point où on en est, le pire qui puisse arriver, c’est que les travaux s’arrêtent. Ou qu’une fois terminés, la sauce shopping ne prenne pas et que les échoppes restent vides, les friches commerciales succédant aux friches industrielles. Car, à l’heure où la fréquentation des centres commerciaux, un peu partout, s’essouffle, le pari est risqué.

Et il engage toute une vision de la ville, où la rue n’est plus tant un lieu de rencontre et de convivialité, qu’un espace mis au service du shopping et de l’immobilier. Le sort de la Ville Basse s’inscrit dans une tendance lourde, qui consiste à livrer les vieilles cités industrielles aux promoteurs et aux marchands, et si peu aux habitants.

Notes:

  1.  Ce qui est assez ironique, alors qu’on célèbre le centenaire de la Grande Guerre. À ce sujet, lire « Le carnet retrouvé. Louis Dermine raconte Charleroi en août 1914 », éd. Etienne Grandchamps, Ed. du Basson, Marcinelle, 2014. Disponible à la      Librairie Grandchamps, Passage de la
    Bourse.
  2.  Le Soir, 18 mars 2014
  3.  La mendicité est l’objet d’une répartition géographique : elle est autorisée de 8 à 18 heures le lundi à Charleroi, le mardi à Gilly et Marcinelle, le mercredi à Marchienne-au-Pont et Monceau-sur-Sambre, le jeudi à Montignies-sur-Sambre et Mont-sur-Marchienne, le vendredi à Gosselies et Jumet, le samedi à Couillet. Et mendier n’est pas autorisé le dimanche. Dans la Ville Haute, la plan s’est attaqué aux marchands de sommeil, fabriquant ainsi des sans-abri [cf. Alter Echos, n°382-383, 14 mai 2014 

1 Commentaire

  1. entonnoir's Gravatar entonnoir
    4 février 2015    

    Lié à cet article, un portfolio réalisé par Raf Pirlot et Arnaud Ferrante : https://www.flickr.com/photos/entonnoir/sets/72157647483289427/

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