En mai dernier, D’une Certaine Gaieté a reçu un courrier dans lequel les services de l’Éducation permanente confirmaient la reconduction de notre convention. L’ensemble du plan quinquenal d’action que nous avions soumis avait été évalué positivement, à l’exception de cette partie de notre proposition qu’ils ont assez justement qualifié de « cas d’école ».
Il faut qu’on vous en parle.
Bravant le climat austéritaire, nous tentions d’obtenir la reconnaissance d’un axe de travail que nous avions, assez ambitieusement, intitulé « reconversion et usage numérique ». Nous projetions de développer le site Entonnoir.org comme un laboratoire d’Éducation permanente appliqué aux TIC : nous tenterions d’animer des communautés aux travers des réseaux télématiques, de concevoir des outils adaptés à nos usages et des dispositifs d’intelligences et de narrations partagées. Dans notre excitation, cela s’imposait comme une évidence et un impératif. GAFA 1
& Co investissent le territoire du numérique pour y installer un projet qu’ils imposent comme indiscutable quand il apparaît pourtant comme clairement politique. En avançant en mode TINA 2.0 2 . L’ennui, c’est qu’on peut sérieusement douter du fait qu’un monde construit presqu’exclusivement par ces industriels-là fera la part belle à la formation des citoyens critiques à son égard.
Dans nos cerveaux, Richard Snowden a définitivement désarmorcé le mythe d’une technologie immédiatement démocratique. Bien loin des récits épiques qui circulaient, notamment lors du Printemps arabe, nous avons mainteant compris que pour acquérir des connaissances relatives à la société de l’information, des capacités d’analyse du développement des industries numériques ou des choix en matière technologique, nous devrons développer nos propres usages, peut-être même nos propres outils et sans nul doute nos propres problèmes.
On ne voit pas qui accorderait sa confiance à un gars comme Lakshmi Mittal pour penser la reconversion de la région wallonne à notre place. Pourquoi le faire à l’égard de Marck Zuckerberg, Eric Schmidt ou n’importe quel autre fondateur de start-up à l’ascension foudroyante ?
Et pourtant, boum, notre projet de labo n’obtient pas la reconnaissance de l’Éducation permanente.
L’un des principaux motifs de refus avancé s’exprime sous la forme d’une crainte que nous pouvons d’autant mieux entendre que nous la partageons : « […] De manière générale, la perspective d’une Éducation permanente privée de contacts humains “directs” pose question » 3 . Cependant l’inverse nous trouble tout autant : en 2014, déserter le terrain des réseaux sociaux numériques ne nous apparaît vraiment pas comme une option stratégique tenable.
Il s’agit de trouver des armes nous rendant capables de lutter contre la mise en place d’une gourvernementalité algorithmique, de garantir la neutralité du net ou de nous méfier de l’émergence d’un internet des objets. Ça passe par une activité en ligne et par des rencontres « en chair et en os », IRL diraient certains. Et d’ailleurs si la distinction existe, la considérer comme fondamentale ne produit-il pas des effets pour le moins pervers ? Pendant ce temps-là, l’énorme pouvoir de l’industrie numérique est quant à lui bien réel. Les dispositifs que celle-ci contribue à mettre en place, tout en ligne qu’ils soient, touchent directement la plupart des humains.
Il y a quelques chose d’inquiétant dans la manière dont les
services de l’Éducation permanente nous ont écrit que, internet et les réseaux sociaux, désolé, mais ce n’est pas trop leur truc : « Ce mode de relation se développe de plus en plus et touche particulièrement les jeunes adultes. Les critères légaux ne permettent pas l’appréciation tant quantitative, qualitative ou encore méthodologique de telles activités “en ligne” ». Or, c’est précisément parce qu’il nous semble urgent de pouvoir évaluer ce qui distingue un travail de construction d’une communauté d’usagers d’outil numérique d’un Tumblr entièrement consacré à la saison 3 de The Voice Belgique, que nous demandions que l’Entonnoir soit reconnu…
Et que dire du caractère ouvertement générationnel de ce renoncement ? Peut-on vraiment laisser à leur sort ceux qu’on appelle les digital natives en espérant qu’il finira bien par sortir quelque chose de bon de l’usage quotidien de Facebook ou de Twitter – à moins que tout cela ne débouche simplement sur rien ? Nous ne le croyons pas. En hiver 2013, nous avions esquissé les contours du monde où nous amènerait cette forme de « laisser faire » dans un dossier que nous avons assez clairement intitulé « No Future ».
On l’aura compris, cette réponse des services de l’Éducation permanente dénote une vision de ce qu’il convient de faire (ou plus précisément de ne pas faire) concernant la construction d’une connaissance pratique et critique des technologies numériques que nous qualifierons de préoccupante. Et c’est sans doute pour sortir de cette inquiétude dans laquelle ce courrier nous avait plongés que nous avons voulu savoir ce qui se fait ailleurs, notamment à l’école (obligatoire ou supérieur).
Nous avons commencé à mener l’enquête, un peu dans l’espoir d’être rassurés.