Expertes de soi-même

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Quelque part en France, dans les montagnes, des paroles s’échangent, des histoires se collectent, des expériences se partagent : quelques filles entre elles inventent une façon de se regrouper en vue d’élaborer du savoir, et partant de l’émancipation. Confiance et longueur de temps, c’est en fin de compte une façon personnelle de se réapproprier le corps qu’elles inventent, en faisant prise de l’héritage du Mamamélis et des pratiques du selfhelp. Parce que dans une société qui laisse aux mains des médecins, des chimistes et des législateurs la question de la contraception, de l’avortement et de la maternité, il n’est pour les femmes aucun impératif plus urgent que celui de reprendre possession des pratiques, des soins et des savoirs gynécologiques. Rencontre autour de la question – d’un bout à l’autre sous-tendue – du contre-savoir et de l’empowerment.

Quelle est l’histoire qui a mené à l’origine de votre groupe, et à votre choix de non-mixité ?

L’une : J’ai envie de parler d’un groupe de discussions auquel j’avais aimé prendre part. Ça remonte à trois ou quatre ans, c’était un groupe mixte, on y abordait pas mal de questions ayant trait à la santé, à la médecine, à la sexualité. Plein de trucs vraiment intéressants émergeaient de ces discussions dont le point d’articulation était le corps : comment on l’écoute, on le présente, on le dissimule, on le nie ; la conscience qu’on en a, ou pas. C’est de là, je crois, qu’est née pour moi l’envie de créer un groupe non mixte sur ces thématiques.

L’autre : La question de la mixité s’est posée. Pour ma part, je suis favorable à la diversité. Donc je décide de participer à un groupe non mixte sur ces questions-là, mais il y a plein d’espaces mixtes dans les autres domaines de ma vie, où je peux partager ce que je veux.

L’une : Certaines d’entre nous avaient déjà eu des expériences de non-mixité. D’autres non. Je crois que chacune a ses propres raisons d’y être.

L’autre : Ce qu’on visait, c’était la réappropriation du corps. Y compris du corps gynécologique, c’était vraiment un axe principal pour nous. On ne veut pas aller chez les gynécos, on n’a pas confiance en la médecine, on ne veut pas des diagnostics, des expertises, on préfère éviter les hôpitaux. Et donc par nous-mêmes, nous voulions reprendre contact avec nos corps et avec nos sexes. D’où la non-mixité. C’est plus facile. Et l’intérêt que nous avions déjà pour les plantes, la naturopathie.

L’une : À un moment, on a rencontré des personnes qui étaient en mesure de nous transmettre leurs compétences, de nous permettre de nous réapproprier des pratiques et des savoirs.

On met en commun nos expériences, nos récits. Et en fait, oui, on travaille à écrire une histoire collective des corps.

Comment le groupe fonctionne-t-il ? Vous vous voyez à intervalles réguliers ? De manière informelle ou bien au contraire en suivant un protocole particulier ?

L’autre : C’est un groupe fermé. Ceci afin de pouvoir s’organiser sur le long terme, en confiance ; et s’il y a d’autres femmes qui viennent vers nous, avec l’envie de nous rejoindre, on leur dit : « Parfait ! Trouvez d’autres filles autour de vous et créer votre propre groupe ! Vous pouvez le faire ! »

L’une : De même, on s’est posé la question du nombre. Donc, voilà : nous sommes une douzaine de femmes issues de la même génération ; on a toutes plus ou moins trente ans et à chaque rencontre, on essaie de trouver un lieu différent, toujours dans la nature. On se réunit pendant quatre jours tous les deux mois ; ce qui n’empêche pas certaines de se voir en
petits comités entre deux rendez-vous.

L’autre : Ça nous manque un peu d’ailleurs, d’avoir des vieilles avec nous, qui puissent amener une autre mise en perspective. Je trouve que ça nous manque d’avoir accès aux expériences de nos aînées. Le mouvement Selfhelp a été une sorte de tremplin pour nos pratiques. Ainsi, par exemple, il y a toujours au moins une après-midi consacrée à notre état émotionnel, pour dire comment on va, où on en est dans nos vies, parce que notre corps spirituel nous porte, relié au corps physique.

Pour moi, le rapport du personnel et du politique est indissociable, sinon il y aurait des personnes qui font des théories et d’autres personnes qui vivent le quotidien. Non, non !

L’une : Le fait de pouvoir exprimer ce qu’on ressent, de dire : « Moi, je sens ça en moi », et de se demander pourquoi ça arrive, comment ça se manifeste, qui a eu la même chose. On met en commun nos expériences, nos récits. Et en fait, oui, on travaille à écrire une histoire collective des corps. L’idée est de s’aider soi-même en s’appuyant sur les autres, de prendre conscience de ce qui nous arrive, en lien avec notre alimentation, le lieu où l’on vit, comment on s’y sent, les deuils qui nous frappent… Tout ça influe sur les fragilités et, finalement, sur la manière dont on se laisse atteindre, par tel ou tel parasite. Et comment l’organisme se met en action ou non.

L’autre : Dans la démarche selfhelp, quand c’est ta parole, tu parles autant que tu veux et quand tu as fini, c’est quelqu’un d’autre qui parle. Du coup, on apprend aussi à écouter. Ça permet d’aplatir les rôles archétypaux qui surgissent dans les groupes, sans pour autant aplatir les personnalités de chacune.

L’une : Et la question de savoir comment nous allons nous permet de voir sur quoi on va pouvoir travailler ensemble. C’est une façon de prendre le temps de se capter, d’établir le lien entre nous. Plutôt que de démarrer abruptement, du genre : « Aujour-d’hui : les mycoses ! » Dans l’histoire des mouvements féministes, se trouve partout l’importance de développer l’imagination pour essayer de faire un peu les choses autrement.

Quelle issue se dessine, ou semble pouvoir se dessiner pour vous grâce à ce groupe ?

L’autre : Pour le moment pour moi il n’y a pas encore d’issue. C’est un peu bizarre de le dire comme ça. Mais…

L’une : D’issues définissables rapidement, non ! Mais à chaque fois, il y a des portes qui s’ouvrent. En réalité, nous n’avons pas d’objectifs précis que l’on se serait fixés et qu’il s’agirait de rencontrer, qu’on aurait pu atteindre, ou voulu atteindre. Pourtant, ce groupe est, de tous ceux auxquels j’ai pu prendre part jusqu’à maintenant, celui qui dure le plus longtemps et celui qui évolue le mieux. Le long terme est un élément déterminant de notre processus d’empowerment.

L’autre : Oui, il se nourrit de plein de questionnements et déborde dans d’autres groupes, parfois sous la forme de guet-apens. Par exemple, l’autre fois, on avait annoncé au Cinéclub la projection de Jour de Fête de Tati ; et on leur a passé Vade Retro Spermato ! (Voir encadré)

L’une : Cela dit, on cherche quand même à créer des outils qui puissent servir à l’extérieur. Par exemple, notre Memori des Plantes : on aimerait pouvoir, à un moment donné, se permettre des saillies vers le dehors mais sans urgence ni pression. C’est juste qu’au bout d’un moment, partir de soi et revenir à soi, ce n’est plus assez, il faut oser sortir et aller vers les autres !
L’autre : Pour moi, le rapport du personnel et du politique est indissociable, sinon il y aurait des personnes qui font des théories et d’autres personnes qui vivent le quotidien.
Non, non !

L’une : Ce n’est pas toujours évident quand on s’est réapproprié un savoir autour du corps de pouvoir ensuite le transmettre sans entrer dans une relation de pouvoir. Comment éviter que l’expertise n’amène une ascendance ? Dans notre manière d’apprendre, c’est le cheminement qui importe, le pas à pas, le processus de recherche et d’acquisition. On essaie de faire en sorte que nulle expertise ne soit valable ; et ensuite, de ne pas se servir de notre savoir pour avoir de l’ascendant sur les autres. C’est compliqué car très vite, les gens viennent vers toi avec des questions et ils te demandent des solutions. Nous, on aimerait que chacune fasse ce chemin pour elle-même, trace les lignes de son propre apprentissage afin que chacune devienne l’experte de soi-même ! À cette condition, nous pourrions alors parler d’une réappropriation collective du corps des femmes par le savoir et la pratique de chacune.

On n’a pas du tout parlé des enfants ; mais j’ai l’impression qu’ils étaient en creux dans la plupart des propos échangés – contraception, avortement, accouchement. Quelle est la place des enfants dans vos réunions ?

L’autre : Peu d’entre nous ont des enfants et du coup, il est rarement arrivé que des enfants soient présents. On n’a pas de réflexion explicite sur le fait de les inclure ou non, sur leur implication dans nos échanges. Quant à la question d’avoir ou non des enfants, elle se pose et elle est abordée mais on n’a pas de position politique là-dessus. Juste des positions personnelles et non nécessairement communes.

L’une : On est clairement un groupe affinitaire et politique au départ, mais on n’a pas envie de mettre en avant, comme un axe déterminant, nos affinités politiques dans ce groupe-ci. On cherche plutôt à affiner nos idées ensemble, à les confronter, mais pas nécessairement à homogénéiser nos façons de penser. Donc, on veille à accueillir sans jugement le parcours de chacune sur cet autre centre à se réapproprier : la maternité. Quoi qu’on choisisse, sous quelque forme qu’elle se tente, ou qu’elle se refuse, l’important est de disposer d’un maximum d’éléments qui permette une position personnelle. Pour être le moins dépossédée possible.

Est-ce que vous avez donné un nom à votre groupe ?

L’autre : Non. On s’est trouvées dans la volonté et à la fois dans la prudence par rapport au fait de le nommer.

L’une : On n’a pas envie de s’emprisonner derrière un nom, que l’étiquette devienne aliénante. C’est moins un groupe qu’une façon de se regrouper.

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