« Quand ils ne sont considérés que comme de la future viande, les animaux deviennent bêtes et les humains se déshumanisent », disait Vinciane Desprets, philosophe, psychologue et éthologue de l’Université de Liège, en parlant des abattoirs à la radio. Elle expliquait qu’en fin de compte, améliorer le sort des animaux d’élevage, c’était améliorer le sort des personnes chargées de travailler avec eux.
Tu es formatrice au Forem depuis plusieurs années, est-ce que tu peux nous expliquer ce qui t’a amenée à ce job ?
Ma famille est un peu atypique dans le sens où c’est moi, et non mon mari, qui gagne l’argent du ménage, or je travaillais pour un tout petit salaire et ce n’était plus tenable : 1 200 euros par mois, avec deux enfants. C’est donc pour des raisons de survie économique que je me suis mise en quête d’un boulot payé selon le barème universitaire auquel j’avais droit.
Ça veut dire que les conditions de travail sont bonnes au Forem ?
Oui. Même si on sent bien que les choses sont en train de se détricoter, pour l’instant, les conditions restent confortables. J’ai 2 100 euros en poche, des congés, une prime de fin d’année, un presque treizième mois, rien à dire ! Le seul couac, c’est que j’aurai une pension de misère parce que je suis engagée sous le statut de contractuelle privée. Il faut savoir en effet qu’au Forem, il y a trois catégories différentes de travailleurs : les statutaires, les contractuels publics et les contractuels privés. Les statutaires sont très peu nombreux, moins de 10%, ce qui est largement inférieur aux recommandations de la Cour des Comptes. Ensuite, il y a les contractuels privés, comme moi et tous les autres formateurs, qui sont donc très bien payés mais sans avoir, comme leurs collègues statutaires, l’avantage d’un salaire différé qui tombera au moment de la retraite. C’est pourquoi les uns auront une bonne pension et les autres non. Enfin, il y a les moins bien lotis que sont les contractuels publics qui cumulent un peu les inconvénients des deux autres statuts. Or, ce sont les plus nombreux ; les conseillers par exemple, ont ce statut.
Les formateurs et les formatrices constituent donc au sein du Forem une sorte d’élite salariale ? Ça doit être bien pour l’ambiance ?
En effet. Cette situation s’explique par des raisons historiques. Dans les années 1950 et 1960, il fallait attirer des professionnels qualifiés dans les jobs de la fonction publique et pour les détourner du secteur privé, on leur a offert de bons salaires, tout en garantissant la stabilité d’emploi.
En quoi consiste ton boulot de formatrice ?
Je donne des cours dans le cadre de formations professionnelles qualifiantes.
Quel jargon ! Tes élèves sont libres et consentants ?
Mes stagiaires… Certains oui et d’autres sont là pour échapper, momentanément du moins, aux contrôles de l’Onem. Ce temps est quasi révolu puisqu’il paraît qu’à partir du 1er janvier, suivre une formation ne mettra plus le demandeur d’emploi à l’abri d’une sanction. C’est du moins ce qu’il m’a semblé comprendre…
Tu
te sens utile dans ton boulot ?
Moyennement. Parfois oui. Tu sens que tu aides quelqu’un à se remettre en route, tu lui rends une motivation, une discipline de vie, il se redynamise. Et puis tu vois que le groupe signifie pour certains la possibilité d’échanges, de contacts, une socialisation qui se retisse. Il y a aussi le stage – sur lequel débouche chaque formation – qui n’est pas forcément suivi d’une embauche, mais qui reste néanmoins un bel outil de reprise de confiance en soi. Bon après, c’est clair que ton utilité est tout de suite relativisée par le fait qu’il y a un emploi vacant pour environ vingt candidats. Et cette réalité-là, tu ne peux pas agir dessus. Pas plus que tu n’as de prise sur la mentalité des employeurs qui fait qu’un Africain subsaharien ou qu’une « mère rentrante » (ainsi que l’on nomme les femmes qui tentent de revenir au travail salarié après avoir élevé leurs enfants), n’a quasiment aucune chance sur le marché de l’emploi. Et donc, d’un côté tu reboostes des gens, tu les vois qui se réveillent, qui s’animent, tu vois qu’ils y croient à nouveau. Et puis de l’autre, tu te sens un peu comme une marchande d’illusions.
Comment tu fais ? Tu leur dis la vérité ou bien tu les laisses découvrir par eux-mêmes la cruelle réalité ?
C’est impossible de dire à quelqu’un : « Tu n’as aucune chance, avec tous les vides qu’il y a dans ton CV. » Néanmoins, dans les ateliers de recherche d’emploi, tu peux dire certaines choses, de manière détournée ou indirecte. Toute personne suivant une formation chez nous, assiste à ces ateliers. C’est inclus dansle package, en quelque sorte. Et donc, tu informes les gens sur le fonctionnement du marché de l’emploi, les caractéristiques des employeurs, la présentation d’un CV, l’entretien d’embauche, les agences d’intérim, etc.
Est-ce que tu penses parfois que tu fais un boulot de merde ?
Je me sens faire partie, ou plutôt non, je sais très bien que je fais partie d’une mécanique qui me déplaît. Je vois que je travaille dans un service public qui a des méthodes de management, qui parle de clients et non plus d’usagers, d’efficience, de production, de gestion. Tout le vocabulaire utilisé dit bience qui est en train de se passer, ce dans quoi le Forem s’inscrit, à l’instar de l’Onem avec son Programme d’Activation des Chômeurs. Je ne sais pas très bien où ils en sont à l’Onem, mais au Forem, il y a encore moyen de moyenner avec ton rôle de flic : si tu as la chance d’être dans une bonne équipe, tu peux aider sans contrôler, sans dénoncer, sans menacer. Maintenant, les conseillers (chaque demandeur d’emploi a un conseiller référent unique qui le suit tout au long de ses démarches) sont de plus en plus les bras droits, les petites mains, les taupes de l’Onem. Ils relaient des infos qui peuvent être préjudiciables. Et donc l’image du Forem est complètement ambivalente : d’un côté celle de l’assistance, de l’aide, du conseil, mais de l’autre côté, on nous demande de recadrer, voire de dénoncer. Il y a là quelque chose de terriblement ambigu. Dans les formations, tu es supposée travailler sur ce qu’on appelle le « savoir-être », ce qui veut dire en vrai qu’on doit apprendre au chômeur à devenir tels que les employeurs souhaitent qu’ils soient : flexibles, motivés, ponctuels… Et donc tout dépend de l’équipe dans laquelle tu te trouves : s’il y a des vieux de la vieille, des gens de gauche, tu pourras faire un chemin social et humain avec les demandeurs d’emploi. Mais si tu dois bosser avec ces jeunes recrues qui viennent de l’intérim, t’es mal. Ils ont complètement intégré le fonctionnement « rentabilité, efficacité, objectifs à atteindre ». Cette mentalité qui pense en chiffres et qui vient d’ailleurs des décisions ministérielles ; chaque mesure ramène systématiquement le réel à des chiffres : nombre d’
heures, nombre de candidats, pourcentage de réussite, etc.
Ça va être la fête chez vous en janvier ?
En janvier, ça va être la catastrophe sociale et encore avec ce qui s’annonce au vu du gouvernement qui est en train de se mettre en place, ça promet l’hécatombe ! Déjà maintenant, tu sens monter l’agressivité ; des gens qui sont au bord de tout perdre et qui se fâchent, et qui bien sûr se trompent de cible en t’agressant. Mais en même temps, je ne peux que les comprendre, ils sont en colère et ils sont dans l’impuissance. Bon après, tu as beau te le dire, la violence tu te la chopes quand même !
Suite à l’agression d’une collègue par un chômeur à qui il refusait une formation, l’administration avait fait faire toute une enquête sur le bien-être social des employés. Résultat : un bouton d’alarme pour les conseillers et de temps en temps la possibilité de suivre un module sur la gestion des groupes difficiles ou les techniques de gestion de conflits. Il est vrai que les conseillers sont en première ligne pour ça. Plusieurs se sont fait agresser et il commence à être question de gardiens de la sécurité et de portes blindées ! Tous les bureaux de l’Onem que je connais ont d’ores et déjà un agent de sécurité.
Est-ce qu’il y a des assistants sociaux, des psychologues, qui vont prendre en charge la détresse de tous ces gens ?
Il y en avait avant ! Maintenant plus personne n’est là pour s’inquiéter de l’environnement familial ou social des demandeurs d’emploi. Et nous, on est complètement désarmés face à certaines personnes. Tu sais, j’ai eu des stagiaires qui soudain disparaissaient de la formation parce qu’ils s’étaient fait virer de leur logement, ils étaient à la rue. Parfois, c’est un demandeur d’asile qui ne réapparaît pas et dont tu perds à jamais la trace. Il y a des dépressifs, des alcoolos, des jeunes qui n’ont jamais bossé et qui sont complètement déconnectés de la réalité. Tout ça, en face de toi, dans le même groupe de formation ! Et face à ces gens, il y a des employeurs dont les exigences se paient le luxe de réclamer pour n’importe quel petit boulot une orthographe irréprochable, un véhicule et le bilinguisme comme atout supplémentaire, et qui n’embaucheront ni un Noir, ni une mère de famille, ni un vieux !
Post-scriptum :
Il m’importe de laisser toujours à l’auteur du témoignage que je récolte, le temps et l’espace d’y revenir, à froid. Voici ce qu’elle m’a répondu lorsque je lui ai envoyé ce texte :
Ce job m’atteint grave ; tous les jours, quand je quitte, je switche à autre chose, la coupure est totale. C’est une question d’hygiène et de survie. Donc, travailler dans mon temps « libre » sur ce qui se passe dans mon temps « occupé » n’est pas innocent ni léger. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas encore pu m’en détacher suffisamment pour te donner un avis « méta ». Mais ça viendra et je t’en ferai part, sois-en certaine…