Des profs, des étudiants et des technologies

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Autrefois située à un niveau matériel (équipement, connexion internet), la fracture numérique s’envisage aujourd’hui « au second degré » 1 , pour s’établir au niveau des compétences, des connaissances et de la maîtrise des outils. Il s’agit d’identifier dans les usages une source importante d’inégalité, imposant, ces dernières années, une mutation dans la manière de construire l’accompagnement en termes de TIC. Des projets comme « École Numérique » et le travail mené par le service Podcast de l’ULB sont à replacer dans cette perspective. 

Illu - 3_corrNicolas Roland, chercheur et doctorant à l’ULB, travaille sur les enjeux de cette modification de la manière de concevoir les rapports entre les TIC et leur apprentissage. Selon lui, même si l’enseignement obligatoire a intégré les nouvelles technologies par l’intermédiaire de plans d’équipement des écoles – tels que cyber-écoles ou cyber-classes 2 –, « le problème, c’est précisément qu’il s’agit de plans d’équipement et rien de plus  […] On a envoyé des ordinateurs dans des écoles avec très peu de formation pour les enseignants, d’analyse des besoins et surtout beaucoup de contraintes (en terme de maintenance). » Résultat : des salles informatiques sous-utilisées. « Après, il y a eu les grands tableaux blancs interactifs qui ont fait leur entrée à grand renfort de marketing dans des écoles en autonomie », poursuit-il. Mais de nouveau : « Pas vraiment de formations de prévues ou alors des formations très techniques. »

Toutefois, ce chercheur en Sciences de l’éducation observe un mieux depuis trois ans, il y a « quelque chose de plus pertinent » avec l’« École Numérique ». Les écoles sont ainsi invitées à déposer des projets qui seront par la suite évalués par la Fédération Wallonie-Bruxelles et qui doivent tenir compte des caractéristiques pédagogiques, d’une analyse des besoins et des scénarios prévus avec des objectifs à atteindre. « Donc, on donne du matériel aux écoles et ensuite on évalue le tout avec une équipe scientifique du Crifa de l’ULG et un suivi est aussi mis en place. »

Mais les questions que posent l’intégration pédagogique des TIC varient avec le niveau d’enseignement : « La différence se fait entre le supérieur et l’obligatoire, car les logiques de fonctionnement sont différentes. Dans les universités, il existe des services pédagogiques qui mettent en place des accompagnements destinés aux enseignants. Ceux qui souhaitent, par exemple, mettre leurs cours en ligne vont être formés à le faire, on leur donne des scénarios pédagogiques pour rendre le tout intéressant. Dans l’enseignement obligatoire, les écoles sont laissées à elles-mêmes, ça dépend des directions et ce sont elles qui vont chercher du budget et proposer des formations aux enseignants. »

Le supérieur s’adapte

Dans l’enseignement supérieur, un seul mot d’ordre s’impose, celui de suivre la tendance : du PowerPoint en passant par le podcasting pour arriver aux MOOC (Cours en ligne ouverts à tous). « La première à se lancer dans le podcasting a été l’ULg en 2009, suivi par l’UCL, la même année. Ensuite ce fut au tour de l’ULB, en 2010, avec une politique qui est celle de l’accompagnement
des enseignants
 », rappelle Nicolas Roland. À l’heure actuelle, ce sont bien les MOOC qui ont le vent en poupe. Ce dispositif, né outre-atlantique il y a six ans, s’intègre dans ce qu’on appelle l’enseignement à distance, un cadre qui consacre internet comme unique moyen de communication, contournant l’obstacle de la distance géographique.

En Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), une seule université s’est, pour le moment, lancée dans les MOOC, c’est l’UCL. Début 2014, celle-ci a rendu disponibles quatre cours en ligne. L’ULB compte se lancer début 2015. À titre de comparaison, par exemple, avec nos voisins français, nous devons bien constater un certain retard en la matière. La plate-forme « France Université Numérique » a en effet était mise en ligne dès 2013 Outre-Quiévrain, à l’initiative du Ministère de l’Éducation Nationale. Elle permet d’héberger les MOOC dispensés par plusieurs universités. Une infrastructure dont Nicolas Roland souligne le caractère fondamental mais ajoutant néanmoins que « ce ne sont pas les maigres serveurs des universités qui pourront répondre aux besoins de bande passante » qu’implique ce type de « nouveaux » dispositifs pédagogiques. Aucune solution d’hébergement comparable n’est pour le moment prévue par la FWB.

En France, toujours, les pouvoirs publics ont également prévu un accompagnement financier pour aider les universités qui se lancent dans la production de MOOC. Rien de tel chez nous où le développement d’innovations « techno-pédagogiques » est uniquement soutenu par les fonds propres des universités – ou ne l’est pas. Ainsi, comme le précise Nicolas Roland, c’est « le FEE (Fond d’encouragement à l’enseignement) de l’ULB qui a permis le lancement du service podcasting et des futurs MOOC à l’université bruxelloise ». Cet investissement ne doit pas se comprendre comme une simple opération de communication qui viserait à donner une image high-tech de l’institution puisqu’il a été conçu dans des termes bien plus stratégiques. Il s’agit en effet « d’offrir des cours universitaires répondant à des besoins sociétaux et à des besoins internes à l’université ». Les choix ont donc été opérés en rapport avec ce double objectif.

Techniquement, tout le monde peut bénéficier de ces infrastructures (open source, qui plus est). Le chercheur bruxellois pointe toutefois la persistance d’un obstacle majeur : « Tout le monde peut y accéder, mais tout le monde n’a pas les capacités pour s’inscrire, choisir un MOOC, télécharger un code source. Ce serait donc intéressant d’avoir des points de relais, qui fassent lien entre ces personnes et les TIC. » Cette mise en rapport ouvre un champ d’intervention qui nous apparaît comme relevant typique d’une action d’éducation permanente, en 2014.

Digital native, entre mythe et réalité

Les représentations projetées sur ceux qu’on nomme les digital natives constituent un frein supplémentaire à la réduction de la fracture numérique « au second degré ». « Ce n’est pas parce qu’on est des digital natives qu’on sait utiliser les TIC. Nous sommes nés à l’époque de l’écriture, on nous apprenait à écrire. Les digital natives n’ont pas des compétences innées leur permettant de savoir utiliser les TIC, que ce soit dans la gestion technique, ou dans la compréhension de ce qu’ils font. Certes, ils arrivent à manipuler des outils de communication parce que ça fait partie de leur quotidien, par contre, ils n’ont pas les compétences numériques nécessaires pour affronter l’université, voire pour entrer dans la vie active. Il faut donc les former, les accompagner. » Oui, d’accord mais comment ? « Enseigner avec les technologies, sans enseigner les technologies permettrait aux élèves de développer des compétences en déconstruisant les technologies, sans forcément les amener à coder. En ayant une approche critique envers elles, une réflexion pour mieux adapter ces outils aux pratiques pédagogiques et les utiliser de manière pertinente. »

nDes recherches récentes 3 ont montré que ce mythe d’une hyper-compétence des digital natives dans le domaine numérique est solidement ancré dans les mentalités des enseignants. Ceux-ci pensent que l’appartenance de leurs étudiants à une « génération connectée » implique automatiquement l’acquisition de capacités techniques et informationnelles. Pourtant, dans ses recherches, Nicolas Roland a remarqué « que les jeunes savent utiliser Facebook (et encore dans ses limitations de publications) mais pas en termes de sécurisation de profil. Quand je leur demande d’expliciter, de verbaliser ce qu’ils sont en train de faire, ils ont des difficultés. Dans une recherche que je suis en train de mener, on peut voir que toutes les activités de communication (Facebook, SMS, clavarder, surfer sur le web), les jeunes de 18-19 ans les gèrent bien ; par contre, tout ce qui est de l’ordre de la production (mettre des vidéo sur Youtube, alimenter un blog, utiliser twitter, un wiki), les étudiants ne gèrent pas. C’est-à-dire que ça fait une douzaine d’années qu’on parle de web 2.0, participatif, mais finalement, il y a très peu de gens qui participent. C’est un peu le mythe d’un internaute actif qui ne l’est pas du tout, il manque de connaissances par rapport aux outils qui sont utilisés, il manque de compétences techniques, théoriques et pratiques. »

Et cela porte à conséquences. Les enseignants ont été questionnés sur leurs représentations concernant les compétences de leur étudiants en matière de lecture, écriture, recherche, organisation dans un environnement numérique ou non numérique  – bref en matière de littératie médiatique. Résultat : les « maîtres » pensent que les élèves sont plus compétents dans ce qui touche aux TIC. En découle le phénomène d’adaptation suivant : « Les enseignants vont plus accompagner les étudiants au développement de compétences non-numériques qu’au développement de compétences numériques. Ils vont ainsi entraîner ce décalage entre les compétences numériques et non numériques. Ce que je peux observer en Haute école et même à l’université – où les étudiants font des recherches et n’ont, par exemple, aucun esprit critique par rapport au site qui donne l’information. » Et pour cause, les esprits critiques qui auront été bien aiguisés lorsqu’il s’agit, par exemple, d’utiliser un dictionnaire (et de se demander lequel est le plus pertinent au regard de l’information recherchée) ne fonctionneront pas forcément à plein régime dans une activité en ligne, au moment d’employer un moteur de recherche. Assez logiquement, si « on n’explique pas aux élèves pourquoi un site arrive en premier sur Google. »

En FWB, l’intégration des TIC dans l’enseignement s’opère majoritairement dans le supérieur et cela a d’importantes conséquences sur l’acquisition des connaissances en la matière. « Le fait d’être en contact avec des outils numériques très très tard dans sa formation (et encore, à l ‘unif, on peut ne pas être en contact avec ces outils) fait en sorte que ce sont les parents qui ont de telles compétences, qui proviennent de familles plus favorisées, qui vont les transmettre à leurs enfants. Donc, on parle d' »habitus technologique » qui est transmis par les parents, créant ainsi un écart entre familles favorisées et défavorisées. »

Notes:

  1. Voir « Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’internet. Comment réduire ces inégalités ? » de Périne Brotcorne et Gérard Valenduc (disponible en ligne sur cairn.info) 
  2. Le plan cyber-classe de 1999 prévoit 20 000 ordinateurs pour les écoles de la région wallonne; le plan cyber-classe de 2005, 40 000 ordinateurs pour 3 350 implantations scolaires 
  3.  Voir « Culture et pratiques numériques juvéniles : Quels usages pour quelles compétences ? » de Florian Dauphin (disponible en ligne) 

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