Avec sa franchise Avengers, Marvel a, à l’instar d’un de ses héros, tissé sa toile tentaculaire dans l’industrie du cinéma hollywoodien. Plaçant ses figures mythiques de film en film, l’éditeur a développé un marketing insatiable. Avec Dick Tomasovic, professeur en histoire et esthétique du cinéma et des arts du spectacle à l’Université de Liège et attaché scientifique à la BiLA ( Bibliothèque des Littératures d’Aventures – Centre International S. A. Steeman), revenons sur les débuts des comics et les nombreuses évolutions qu’a connues cette industrie – et cet art, du New Deal jusqu’à l’Amérique post-11 septembre.
Comment explique-t-on l’émergence et la réussite des comics et des super-héros aux États-Unis particulièrement ?
Dick Tomasovic : Il est difficile de l’expliquer précisément. On fait toujours semblant de l’expliquer mais il s’agit surtout de déceler a posteriori des éléments contextuels avec lesquels on peut faire des rapprochements. Ainsi, les comics voient grosso modo le jour à la fin des années 1930 (Superman). C’est le début d’une industrie qui a, somme toute, assez peu évolué. Premier élément de réponse : les avancées dans la presse et l’imprimerie. C’est à cette époque qu’apparaît l’impression tout couleur. Deuxièmement, il y a l’identification d’un nouveau public : les ados. Cette tendance va d’ailleurs se poursuivre et les années 1970 verront le cinéma s’emparer de la même cible. Enfin, un contexte historique permet aussi d’expliquer l’émergence des comics. Les années 1930 correspondent à un contexte post-crise de reconquête de l’image des État-Unis. Les villes vont être le cœur de cette reconquête avec Superman, puis Batman à Gotham et Spider-Man dans une ville réelle : New-York. Avec la Seconde Guerre Mondiale, les héros guerriers à la Captain America vont se multiplier.
Les super-héros de la Seconde Guerre Mondiale attestent de comics très propagandistes…
Dick Tomasovic : Oui, on peut notamment voir Superman opposé à des ennemis japonnais. C’est alors l’État, par ce contexte de guerre, qui ordonne la propagande dans tous les médias. Chez Marvel, à partir de l’arrivée de Stan Lee, l’inspiration va se porter sur le quotidien des personnages et la jeunesse.
Est-ce qu’on peut dire que Marvel a toujours su s’adapter aux changements de société, en proposant des super-héros noirs ou des femmes, notamment pour élargir leur public ?
Dick Tomasovic : Marvel reste quand même toujours un peu en retard par rapport à la société. Le comics est à la base une publication extrêmement codifiée, car destinée à la jeunesse. Pourtant, les codes tentent d’être battus en brèche par Marvel : on voit représenter des héros noirs par exemple, à l’époque de la blaxploitation (le super-héros Luke Cage a un look très disco). Chez les X-Men, la représentation des minorités est très présente. Dans les années 1970, on peut d’ailleurs recouper les discours de Malcom X avec ceux tenus par les mutants. Autre exemple, Magneto est un enfant de déporté et sa crainte de la maltraitance des minorités est au cœur de son combat. Parmi les X-Men, on peut désormais voir évoluer des personnages issus de toute nationalité ou sexualité, de même que des handicapés ou des malades qui doivent affirmer leurs différences pour survivre. Ces dernières années, il y a eu un coup d’accélérateur avec Spider-Man, franchise emblématique, dont Peter Parker, tué dans une réalité alternative par le
Bouffon Vert, a été remplacé par un nouveau Spider-Man, Miles Morales, aux origines latino-africaines. On a également vu l’apparition d’une héroïne musulmane, une jeune américaine d’origine pakistanaise, Kamala Khan, afin d’incarner la nouvelle Miss Marvel. Il y a de la part de Marvel d’abord une volonté d’avoir une image d’ouverture, une image d’avant-garde : beaucoup d’auteurs chez Marvel se disent progressistes. C’est dans l’identité du label. Mais, il ne faut pas s’en cacher, il y a aussi une volonté de toucher des marchés très précis (c’est le cas avec Miss Marvel, par exemple). Selon eux, chacun doit pouvoir se retrouver dans les comics.
Est-ce que Marvel se positionne dans une vision progressiste dans le contexte local ? Ou dans le simple commentaire sur la société américaine ?
Dick Tomasovic : Ce qui frappe souvent chez Marvel, c’est sa capacité à réagir à l’actualité. Le 11 septembre a été assez révélateur : dans Spider-Man, on peut voir l’homme-araigné arriver trop tard sur les lieux, être dépassé par les événements et aider les pompiers et la police dans les décombres. Les planches deviennent une grande ode à l’Amérique. Ça en fait un très bon analyseur du discours interne aux État-Unis et du traumatisme. La série Civil War est un autre bon exemple, les super-héros étant au centre des questions de politique ultra-sécuritaire aux USA. Le gouvernement veut identifier et « fliquer » tous les super-héros, ce qui implique pour certains l’abandon du masque, symbole s’il en est de leur vie privée. Les héros se trouvent divisés entre ceux qui sont pour ces nouvelles lois, menés par Iron Man, et ceux qui s’y opposent, menés, très intelligemment de la part de Marvel, par Captain America. Ce dernier n’est plus un guerrier patriote, mais un personnage qui ne cesse d’interroger la société et l’identité américaine. Marvel a d’ailleurs bien su exploiter cette série, puisque les internautes étaient invités à se prononcer sur les forums : « Et vous, dans quel camp vous rangeriez-vous ? », « Quel super-héros soutenez-vous ? », « Votre super-héros favori fait-il partie du camp que vous soutenez ? » C’est un cas où la littérature de jeunesse invite ses lecteurs à interroger leurs positions politiques.
Est-ce qu’on peut assigner une étiquette politique aux comics de manière générale ? On voit que Miller est dans une logique très néoconservatrice à présent, mais plus largement est-ce que ça ne reflète pas un monde individualiste, dans lequel on ne peut pas compter sur l’État et où les forces de l’ordre sont dépassées ?
Dick Tomasovic : Les valeurs initiales dans les comics sont en effet très individualistes, mais une lecture récurrente vient un peu briser cette image : Les Gardiens de la Galaxie, par exemple, pose clairement la question de la solidarité. En vérité, les comics vont partout sur l’échiquier politique, d’un conservatisme très dur à la Frank Miller jusqu’à l’anarchisme. Personnellement, je me penche actuellement avec des collègues philosophes sur l’action politique des super-héros. Que fait le héros ? Qu’est-ce qui motive son action ? Chaque personnage, chaque époque, chaque scénariste révèle des motivations et des idées différentes.
Dans quelle mesure peut-on parler de contre-culture au début des comics ?
Dick Tomasovic : Le comics était à l’origine très lié à la culture « pulp », ainsi qu’à une certaine littérature de gare. Il s’agissait d’une époque où on différenciait encore le « High Art » du « Low Hart ». L’intérêt pour le pur divertissement était mal vu. La conception de la culture a changé et les comics ont su conquérir leur légitimité.
Une légitimité qui s’est accrue avec le cinéma. Comment expliquer le succès actuel des comics sur le grand écran ?
Dick Tomasovic : Quand j’étais ado, trouver un Strange était très difficile. Avec les autres fans de comics, on partageait quelque chose, comme dans un monde secret. Ça a radicalement chan-gé au vu du succès des films. Trois facteurs semblent importants pour expliquer leur succès. Comme les comics, le cinéma a identifié le teenager comme cible commerciale importante (la référence ultime étant Star Wars). Les héros sont d’ailleurs de plus en plus jeunes au fil des décennies. Le développement des trucages et effets spéciaux grâce à l’arrivée du numérique joue un rôle important. Dès les années 1940, il y a déjà des adaptations de Batman ou Superman, mais c’est seulement avec l’intégration d’images composites qu’on peut retransmettre les super-pouvoirs et les dimensions hors-normes des super-héros. Il y a pour finir un contexte industriel particulier avec la création de nouveaux consortiums : DC Comics avec Warner et Marvel avec Toy Biz de l’homme d’affaire Avi Arad. Cette dernière alliance va être l’instigatrice de Marvel Studios, rejoint plus tard par Disney. Aujourd’hui, ils ont acquis un catalogue très envié et très enviable, déployant des moyens colossaux pour leurs super-productions. En somme, on peut parler d’une nouvelle structuration du champ industriel hollywoodien.
Quand on lit la préface des débuts d’Avengers, Stan Lee explique que les crossovers étaient faits par réaction aux courriers des lecteurs qui appréciaient particulièrement de voir des univers se croiser, et aussi par « soif toujours plus grande pour l’argent », faut-il le prendre au premier degré ?
Dick Tomasovic : C’est une plaisanterie dans la formulation, mais le fond est bien réel. L’utilisation du crossover pour faire aimer d’autres personnages et lancer de nouvelles franchises ne date pas d’hier : les Quatre Fantastiques ont introduit Spider-Man, qui à son tour a pu introduire Daredevil. Les crossovers sont d’autre part les « évènements » qui se vendent le mieux. Au risque même de recréer une bulle dans le marché des comics, comme ce fut le cas dans les années 1990, où le surnombre de personnages et de franchises avait fait s’effondrer le marché. À partir de là, les deux majors que sont DC et Marvel ont perdu de nombreux dessinateurs, qui sont parfois allés fonder leurs propres sociétés (on peut citer ImageComics). À l’heure actuelle, deux « event » ont très bien marché : le nouveau Spider-Man (de 100 000 vendus habituellement, on est à 600 000) et Rocket Raccoon, le raton-laveur des Gardiens de la Galaxie.
Y a-t-il un déclin du papier par rapport au cinéma ou aux séries ?
Dick Tomasovic : Le nombre de séries annoncées par DC est impressionnant, parmi lesquelles Gotham ou Flash. La planification de films et de séries va jusqu’à 2022 chez Warner. Du côté Marvel, on est très actifs sur Netflix. Le papier se maintient assez bien, en étant toutefois inférieur aux chiffres de vente des années 1980. Par ailleurs, les comics numériques ont aussi du succès, Marvel ayant lancé un abonnement d’une centaine de dollars par an, qui permet d’accéder à leur catalogue complet. Les films de comics ont certainement accru leur popularité, mais il n’y a pas eu de déplacement des spectateurs vers le lectorat, qui reste quant à lui très spécifique.