Tous les matchs racontent

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Aujourd’hui encore, plusieurs millions de matchs de football auront lieu à la surface du globe. Quelques-uns seulement feront l’objet d’un récit, très souvent formaté pour entrer parfaitement dans les pages sportives des journaux d’informations ou dans les colonnes de la presse spécialisée. Un dispositif d’archivage et de médiation si sélectif appliqué sur une pratique aussi populaire mérite sans doute d’être attentivement remis en cause. Là pourrait se trouver le point de départ de « Mémoires du football », dont nous rencontrons deux des membres.

maquettedefentre2Initiateur de ce projet avec Eric Dederen et Alapha Sanou Gano, Jacques Faton situe d’emblée l’ampleur du problème dans toute sa dimension quotidienne : « On ne raconte pas qu’on a marqué un but entre deux anoraks. Pourtant, on a une mémoire physique, corporelle. À certains moments, on réalise des choses qui semblent exceptionnelles mais on ne parle pas de ça ». Et pourtant, nous le savons tous : on s’en souvient ! Et parfois même très bien. Inutile d’amasser les preuves, quelques lignes dans entre deux cadres {quelques notes à partir du football} provoqueront immédiatement notre adhésion :

« Un entretien avec le meilleur ami de mon beau-frère.

J’avais 8 ans.

J’ai fait un arrêt extraordinaire, je ne sais pas comment, j’ai plongé, j’ai sauvé le ballon !

C’était au parc à Verviers.

Je pourrais même te montrer les arbres avec lesquels on faisait les goals ».

Jacques Faton, lui-même praticien de ce qu’il nomme « la bagatelle la plus sérieuse du monde », sait combien sont nombreuses les rencontres qui passent à l’oubli quand elles mériteraient la postérité. Il sait l’importance, esthétique, de cette méprise : « […] Regarder ces jeunes (ou ces moins jeunes) qui jouent : on ne rigole pas  ! Parce que quand on joue, on pense à la rapidité de la passe, la pensée doit suivre le geste et l’ensemble donne lieu à des constructions exceptionnelles. À force d’observation, je vois qu’il y a des choses qui se passent. Une sorte de jubilation, une pensée instinctive, qui va très vite ».

Les mouvements des joueurs et les phases de jeu décrivent des graphiques, Jacques Faton parle à leur propos d’une sorte « d’écriture automatique ». Dans une autre note du l’ouvrage précédemment cité, il écrit  : « Un patron (Burda moden[1]) qui reprend le tracé des coutures pour la confection d’un chemisier et fait penser aux déplacements d’un ballon pendant la durée d’un match ». L’enjeu consiste à saisir « cette sorte de jubilation, cette pensée instinctive, qui va très vite ». Et pour ce faire, il s’agit de transformer, d’aiguiser et d’outiller le regard qu’on porte sur le jeu.

Dans LAAR, qui signifie « regarde » en langue peule, Jacques Faton et Eric Dederen récoltent les traces de l’activité footbalistique, d’abord sur le sol européen – photos de goal et de ballons abandonnés forment le support d’une archéologie du présent. Ce travail de radiographie se poursuit ensuite à Dakar. Des dessins et des photos reproduisent les situations, les terrains et les postures. Les témoignages les commentent. Leur méthode, qui applique un protocole à cette pratique des plus quotidiennes consistant à se réunir pour taper dans une balle, se donne à voir dans Inven/terre d’Eric Dederen.

terrainLire ces livres, discuter avec leurs auteurs et saisir qu’il
faut pouvoir prendre la mesure de ce qu’il peut y avoir de poétique dans n’importe quelle partie de foot, s’impose comme un impératif dont les implications portent au-delà du terrain de jeu. Eric Dederen trace la perspective dans laquelle il faudrait replacer un projet tel que « Mémoires de Football »  : « Aujourd’hui, on s’occupe de la création archivée. Or, on est tous créateurs et les dessins des enfants, par exemple, on ne s’en occupe pas. C’est un lieu de connaissance. Pourtant, on ne va pas l’installer dans un lieu de culture, on ne va pas les mettre dans le musée, où se trouvent les éléments d’une culture ».

Le foot, celui auquel on joue tous les jours en bas de chez soi ou dans le bout de pré devant le supermarché, est victime de cette même disqualification. Quand il suffit qu’un petit groupe d’individus place quelques repères sur un terrain pour le transformer en une sorte de théâtre.

Pour donner – enfin – au foot la place qu’il occupe effectivement dans la culture telle qu’une communauté la conçoit au quotidien, « Mémoires du football » ne ménage pas sa peine. Il y a donc eu les livres, nous en avons évoqué plusieurs. Des films ont été produits, on pense notamment à « La rue de perle ». Dans ce court-métrage d’animation de 1991, un groupe de jeunes Molenbeekois raconte leur pratique du jeu, les dangers que représentent les voitures, la fois où Bouda Nabil a dû escalader le mur de l’école pour aller rechercher le ballon qu’il y avait expédié, ou encore la manière dont ils s’y prennent pour résoudre l’épineux problème de la formation des équipes quand on a un nombre impair de personnes voulant participer au match. Ce récit mettant en scène des petits bonhommes de plasticine aura demandé six mois de travail, dans un atelier animé par Eric Dederen. Ce dernier a également conçu la dernière en date des treize expos déjà présentées dans le projet  : “Archéologie de l’imaginaire” est actuellement à voir à l’occasion de « Trésor ? / Trésor ! Archéologie au coeur de l’Europe » au musée royal de Mariemont.

Avec le foot, à Bruxelles comme à Dakar, jamais la matière ne manque. La principale difficulté consiste à savoir susciter les témoignages. Puis à concevoir les modalités d’un récit qui parvienne à suivre leurs implications. Prenons pour exemple CAN 86. Jacques Faton nous explique le processus qui débouche sur un film et sur une expo  : « on a demandé aux gens qu’on rencontrait de nous raconter leurs moments foot. Ils répondaient : la CAN 86. Il s’agit de la première fois qu’une coupe d’Afrique a été diffusée à la télé et le Sénégal avait une bonne équipe. La population avait carrément dû se cotiser pour financer leur expédition en Egypte ! Et les joueurs vont se faire éliminer après une défaite contre la Côte d’Ivoire. Le drame. Il y a même eu des émeutes dans la rue. Un événement incroyable. On a enquêté sur cette mémoire du foot. Rien, pas d’image ! Après six mois, tout ce sur quoi nous avions réussi à mettre la main était une photo floue d’un but marqué contre l’Egypte. On a fini par gêner beaucoup de gens, notamment quand on a découvert que la télévision sénégalaise n’avait plus les vidéos des matchs car les cassettes avaient été réutilisées ! Et pour finir, une amie qui a retrouvé une cassette vidéo de la victoire contre l’Egypte… Elle l’a acheté sur un marché à un gars qui gardait ce genre de choses. Cette mémoire matérielle se retrouvait là, par hasard ».

Aujourd’hui, il nous faut juste une connexion internet pour revoir la totalité de la campagne des Diables Rouges lors du mondial Mexicain. Une compétition qui a eu lieu trois mois après la CAN 86 !

maquettedefentre2Au-delà de la question de l’archivage, c’est toute la manière dont on pratique le jeu en Afrique (et surtout à
Dakar) qui retient l’attention des membres de « Mémoires du Football ». Jacques Faton raconte  : « Tout Dakar est une sorte de terrain de foot. Des échanges de ballon partout. Des goals en dur, avec deux cailloux, au milieu d’une piste. Et puis on joue en fonction de l’heure aussi : à 5h il fait moins chaud. D’un point de vue médiatique, il y a les navétanes (tournois de quartier, organisés hors fédération) qui deviennent plus intéressants que le championnat officiel et dépassent les enjeux du foot. Il y tout le rapport aux marabouts, aux mauvais sorts lancés à l’adversaire, etc. Il y a des matchs entre femmes mariées et femmes célibataires par exemple. Des tas de pratiques étonnantes propres à la vie là-bas ». Et Eric Dederen de préciser : « si on regarde bien, on verra que ce genre de pratique existe ici ; il y a, sur certains terrains (aménagés ou non), des tournois qui opposent des équipes venant des différentes communautés africaines ». On ne le répétera sans doute jamais assez  : LAAR !

Et puis, il y a la manière de concevoir cette chose fabuleuse que reste le ballon, de l’appréhender comme véritable objet transitionnel. Eric Dederen, qui les récolte lorsqu’ils ont été abandonnés après avoir été usés jusqu’à la corde, frappés par des milliers de coups de pied, détaille l’action de cette sphère magique sur son environnement, humain ou non  : « une fois abandonné, la végétation entoure le ballon, créant une forme. Des d’animaux vont y développer de la vie, il va devenir la maison d’une limace, un abreuvoir pour oiseaux ». Et d’ajouter : « on a vu des gens qui jouaient avec la mer, ils tirent et les vagues ramènent la balle. D’autres jouent avec le vent. La semaine passée, j’ai vu cette vidéo avec ce gars qui vit avec des lions depuis des années : il faisait du foot avec eux ! ».

Au moment de se quitter, nous évoquons ce lieu mythique qu’est la buvette : construction en bloc peint qui s’élève, seule, mais décidément, au milieu du pré. On se dit que ce serait là l’endroit idéal pour organiser une projection des films de « Mémoires de Football ». On vous tiendra au courant…

Sur le pas de la porte, Jacques Faton et Eric Dederen nous livrent une conclusion, comme une consigne pour réussir à bourlinguer à la découverte du monde  : « presque partout, le foot peut servir de porte d’entrée. Il suffit de trouver où on joue et, à partir de là, on peut faire un premier pas dans la société ».

Et ce voyage peut commencer au coin de la rue…

Propos recueillis par Hélène Molinari

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