Benjamin Marquet est un documentariste français. Il vient de passer plus d’un an en immersion avec les supporters du Standard de Liège. En sort un film unique qui sera présenté en avant-première aux Grignoux en septembre prochain. Rencontre.
Il y a un peu plus de quatre ans, Brieux Férot – journaliste pour So Foot, entre autres – découvre le Standard de Liège en écrivant un portrait posthume du mythique Roger Claessen. Il contacte alors son ami Benjamin Marquet, documentariste : « Il [Brieux Férot] est revenu de Liège en disant qu’il avait découvert un endroit assez incroyable et me propose de faire quelque chose avec lui. »
À la base, l’idée était de faire quelque chose sur Roger Claessen, mais très vite, les deux amis se rendent compte que « c’est un peu faiblard pour raconter une vraie histoire, ça tourne en rond sur les clichés “l’alcool, la littérature, la fête, les femmes” ».
« Mais je découvre Sclessin, les alentours, la rue Ernest Solvay et je lui dis : “Je pense que Claessen c’est mort, mais il faut qu’on fasse un truc ici”. »
Ils se mettent alors à écrire. Brieux Férot devient le premier producteur, bientôt rejoint par Daniel Marquet (père) et Joseph Rouschop (Tarantula Belgique). En décembre 2012, les choses s’accélèrent : les producteurs donnent le feu vert, et Benjamin Marquet peut partir s’installer à Liège.
Un Français parmi les Belges
Standard, le film n’est pas son premier long métrage. « Avant ça, j’avais fait un premier film avec des enfants qui voulaient devenir jockeys de course. » Pour Lads et jockeys, même principe que pour son nouveau projet : « J’ai emménagé à Chantilly, le plus gros centre d’entraînement de chevaux de course en Europe, pendant un an. Et ce à travers un processus et une volonté que je voulais appliquer à tous mes documentaires : l’immersion la plus totale, pour essayer de capter “certaines vérités”, l’essence de ce qu’est la vie des gens dans les aspects qui m’intéressent. »
Sachant qu’il voulait faire du cinéma et pour réussir à réaliser ce genre de film, il a fait le choix de faire des études de sociologie et d’anthropologie à l’Université de Nanterre. Son but était d’être capable de s’intégrer dans n’importe quel milieu et d’acquérir une certaine méthodologie. « Je crois énormément à “l’observation participante” et je reste persuadé que tout bon documentariste doit en passer par là. Je ne dis pas que ma méthode est la meilleure, mais tu es obligé de passer par une compréhension qui ne doit pas être théorique. À partir du moment où tu demandes aux gens de t’offrir une partie de leur vie, intime la plupart du temps, tu es obligé de le faire d’une manière juste, en passant du temps avec eux. Les journalistes avec leur micro qui agressent, qui viennent donner les réponses à la personne qui est devant… » Benjamin Marquet construit ainsi une démarche visant à prendre le contre-pied de cette posture journalistique : « J’ai mis dans le film deux séquences de journalistes qui pour moi sont symptomatiques du problème de l’image contemporaine dans son rapport à des sujets filmés ».
Septante heures de rushes
« Le premier jour de tournage, je crois que c’est le 1er décembre 2012, on tourne la Saint-Nicolas des enfants, avec le Hell Side et le Fan Coaching. » Il est accompagné d’un cadreur et d’un ingénieur du son, et ce premier jour se révèle un peu « chaotique » : « On prend nos marques, on ne sait pas ce qu’il se passe, mais au final la séquence est dans le film, une super belle séquence. » Au fur et à
mesure, Benjamin Marquet réalise qu’il a envie de prendre la caméra en main, et se met à filmer et à cadrer. Il deviendra seul cadreur pour la suite du tournage.
Une seule caméra pour une septantaine d’heures de rushes et un résultat de près d’une heure trente à essayer de comprendre ce que signifie être supporter de foot. « J’étais parti pour faire un film sans interview. J’aime les documentaires qui se racontent dans l’image, sans voix omnipotente qui vient te raconter ce que tu dois comprendre. » Pour préparer au mieux son tournage et avant de débarquer avec sa caméra sans savoir où il mettait les pieds, le réalisateur a produit un énorme travail de repérage et d’écriture en amont. Avec l’aide de Brieux Férot, il a ainsi choisi ses « personnages » : Nadine, Sébastien et ses enfants, Francis, Chris et sa fille Lily, les ultras Inferno 96… « Quand je prépare mes films, je fais beaucoup d’interviews enregistrées avec un micro, sans caméra, parce que j’ai besoin de matière textuelle. Finalement ça a été plus compliqué à mettre en place sur ce tournage parce qu’ils avaient leur vie personnelle, leur boulot, la famille. En plus, j’avais des personnages un peu partout en Belgique. Je me suis rendu compte que leur vie dans le civil a disparu au fur et à mesure que je me concentrais davantage sur ce qui avait un rapport au stade ou au Standard. J’ai passé énormément de temps sans caméra avec eux. Au total, la caméra est peut-être là 5 à 10% du temps. »
Des histoires d’enfance
Le personnage de Francis a été le déclencheur dans l’écriture du film. « C’est une vraie mémoire vivante du Standard de Liège. N’importe quel match, n’importe quelle année, il sort le score, les buteurs, etc. Son plus beau souvenir, il le raconte dans le film, c’est le match du titre potentiel pour le Standard. Il raconte, calmement, que c’est la première fois qu’il a vu les larmes de sa mère. J’ai compris que l’enjeu, pour tous ces gens, était là : des histoires d’enfance. Après, je pouvais demander à n’importe qui à Sclessin de faire un récit de son premier match : il te le raconte, précis. Pour 80% des gens, c’est un moment d’enfance, mais d’autres, eux, y sont venus plus tard. » Benjamin Marquet réussit à faire transparaître ces histoires personnelles de façon sobre, au moyen de séquences intimistes.
Sa démarche : le quotidien
Découvrant la ligne éditoriale de C4, traversée par l’exploration du quotidien, Benjamin Marquet avoue s’y reconnaître complètement : « À chaque, fois je m’intègre complètement au quotidien des autres. Une fois qu’il est acquis, j’ai besoin d’en partir et d’en créer un autre. De me re-déraciner. En plus, je vais filmer dans des endroits où ces enjeux de déracinement ne sont pas des problèmes, parce qu’au Standard, les gens sont enracinés. L’enracinement, la conscience de son existence, de son être, de son passé, sont des choses que j’adore voir. Et après, si j’en fais des films, c’est encore mieux. Ces termes, “explorateur du quotidien”, je pourrais me les appliquer aussi, ça me parle. »
Autre aspect fondamental dans la démarche du réalisateur : son positionnement par rapport au sujet. « Je suis conscient des a priori, du sens commun qui peuvent exister : c’est aussi un outil de travail dans tes interrogations par rapport aux gens. Il faut assumer d’être candide : tu te mets dans une position d’enfant, et ça marche. » Cette position, il n’était pas difficile de la prendre pour aborder ce documentaire sur les supporters de foot, puisqu’il ne connaissait rien, ou pas grand chose, de cet univers particulier. « J’allais voir le PSG avec mon père quand j’étais gamin parce que mon père bossait chez Canal+, mais j’étais “foot nanti”. J’allais bouffer des petits fours à la mi-temps avec Denisot. Mais le vrai monde des supporters, quand j’arrive ici, je n’y connais rien. C’est Brieux qui m’a fait une formation en accéléré sur la différence de culture entre le
mouvement ultra et le mouvement hooligan, et sur les différentes typologies et sociologies qu’on peut trouver dans un stade de foot. Et après le travail de terrain, j’ai compris ce que c’était, j’ai compris qu’aller au stade, ce n’était pas juste aller voir un match de foot : c’est bien au-delà. »
Il a notamment pu faire une découverte fondamentale : « Beaucoup des clichés véhiculés sur le foot sont des conneries ». Alors certes, « on gueule comme des malades, on fait des doigts d’honneur, on est une autre personne, c’est vrai », mais il faut néanmoins prendre le temps de poser un autre regard. « Quand tu comprends pourquoi tu gueules comme un malade, pourquoi tu es un autre toi pendant nonante minutes, le cliché peut raconter autre chose. Quand tu ne fais pas cet effort, ce n’est qu’une bande de sauvages. Il y a un côté animal. Beaucoup de gens sont violents dans un stade, mais pourquoi ? Qu’est-ce que ça raconte ? On est dans une société violente. On est le produit de notre société. Aujourd’hui, je pense que le stade de foot est sociétalement important : heureusement que ça existe et qu’il y a encore des clubs comme le Standard de Liège ! »
Du candide au supporter ultra
Après un an d’immersion, Benjamin Marquet s’est pris au jeu ! La ferveur qui brûle dans l’Enfer de Sclessin aura eu raison de lui. « C’est terrible. Il y a le capo avec le mégaphone des ultras et je braille. Depuis que j’ai posé la caméra, je suis à tous les matchs et je chante comme un malade. J’aime le sport, j’aime le foot, j’aime les mouvements de foule. Dès qu’il y a du monde et une ferveur, ça me plaît, donc je me suis senti super à l’aise. »
Sans l’anticiper, Benjamin Marquet a adhéré à son sujet en le filmant. Il ne craint pas de l’assumer. Néanmoins, une question le travaille un peu : « Est-ce qu’un jour je serai capable de filmer un sujet vis-à-vis duquel je suis en totale opposition, en réaction ou auquel je n’adhère vraiment pas ? Ce n’est pas ma personnalité. Je suis plutôt en empathie et je pense que naturellement, je ne vais pas vers ça. Maintenant, il y a mon côté un peu militant qui peut me donner le désir de le faire. Je vais avoir envie d’aller me confronter à un truc violent et en mettre plein la gueule. »
En attendant, il aura trouvé au Standard de Liège « un quotidien qui en plus a ce truc de grandeur. » Impossible de résister : « Il y avait trop de choses que j’aimais, que j’ai aimées et auxquelles j’ai adhéré. Je n’ai aucun problème avec le fait que ça devienne partisan ou subjectif, c’est comme ça. Mais avec la volonté d’être toujours le plus juste possible. »