Shiftcore Images d’invisibles

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Le concept du Shiftcore est né voici quelques années déjà dans divers milieux transpédégouines. L’objectif ? Organiser des rencontres itinérantes de plusieurs jours qui mettent en place un dispositif de formation et de création, seul-E ou en équipe, en vue de produire des contenus audiovisuels. Le Shiftcore se veut « un moment de partage d’outils, de savoirs techniques et d’entraide à la réalisation concrète de productions audiovisuelles, dans un esprit d’autoformation, d’autogestion et de volonté radicalement participative ».

img1-2-5f159Il a fallu le temps de rassembler les énergies et de mettre le projet sur pied. La première édition a eu lieu à Grenoble en juin 2013. Sara, qui a intégré le collectif depuis le début de l’aventure, argumente ce choix : « Ça s’est organisé à Grenoble parce qu’il y a là-bas un gros réseau de squats et de lieux associatifs, mais le collectif, lui, est mouvant ; les gens viennent de différentes villes et la composition du collectif lui-même est fluctuante, elle dépend des désirs de chacun-E à un moment donné. » C’est pour ces mêmes motifs que Bruxelles a été choisie comme résidence de la deuxième édition du Shiftcore, qui se tiendra du 5 au 13 juillet 2014.

Hétéromorne

Le désir de réaliser des productions audiovisuelles au sein d’un collectif transpédégouine n’est pas anodin. Sara développe : « Le cinéma et la télévision nous renvoient continuellement à des représentations et à des codes totalement hétéronormés. Et, s’il existe bel et bien un cinéma gay, en revanche, il y a très peu de films qui mettent en scène des lesbiennes, ou alors, ils sont réalisés par des hétéros. C’est une des raisons pour lesquelles on a eu envie de mettre en place ce projet. »

Ces propos de Sara m’évoquent ceux de Virginie Despentes qui, au cours d’une interview télé, expliquait que, devenue lesbienne à trente ans et se rendant pour la première fois au cinéma avec sa compagne, elle avait été frappée d’un seul coup par l’invisibilité totale de sa nouvelle forme de relation dans les représentations cinématographiques, publicitaires et médiatiques. Elle disait combien, pour la première fois, elle s’apercevait que jamais ou presque au cinéma on ne voyait deux filles s’embrasser ou s’enlacer.

Face à cette invisibilité, les transpédégouines du Shiftcore ont décidé de créer leurs propres représentations, leurs propres codes, et de nourrir collectivement leurs identités fluides. Il s’agit aussi de déconstruire les normes qui existent aussi dans les milieux LGBTI. 1

Le Shiftcore se veut aussi un espace politique. « La plupart des personnes émane des milieux autonomes, des squats etc. Il y a clairement une dimension anti-néolibérale qui traverse le projet. » Des pratiques telles que le prix libre et la récup’, par exemple, sont totalement inscrites dans le dispositif du projet. Sara complète : « On veut vraiment que cette semaine de rencontres soit centrée sur le travail. C’est pourquoi on n’organise pas de soirées festives ou autres événements, à l’exception d’une soirée de clôture. On a également pris le parti de ne pas proposer d’alcool dans le bar. Ça aidera à créer une ambiance propice au travail, à l’échange et à la réflexion. »

Rendre visible l’invisible

Le Shiftcore se veut un espace non-mixte transpédégouine. Sara précise : « On ne demande pas la carte d’identité à l’entrée, c’est clair, mais l’idée est effectivement de constituer un espace transpédégouine en-dehors de tout ce qui pourrait induire l’hétéronormativité omniprésente au quotidien,
donc en-dehors des hétéros.
 » Sur le site du Shiftcore, on peut lire : « Il nous semble important de créer une culture qui nous est propre. La non-mixité transpédégouine nous permet d’établir un cadre qui nous évite de devoir nous justifier sur des concepts tels que les sexualités non-hétéronormées ou les genres fluides. Il ne s’agit pas d’imposer de nouvelles normes mais de créer un espace “safe” en dehors des diktats de la culture dominante, hétérosexiste, patriarcale, raciste, autoritaire, mais aussi en dehors des conventions LGBT commerciales. Ici, être transpédégouine coule de source, à l’instar de l’hétéronormativité qui règne partout ailleurs. »

Ce parti pris de non-mixité heurte les esprits et suscite la polémique. Sur une page d’Indymédia dédiée à la présentation du projet, une myriade de commentaires, souvent radicaux voire agressifs, définissent cette volonté comme excluante, absurde ou encore sans aucun intérêt. « La non-mixité n’est pas un objectif en soi mais un outil », lance Sara. « Personnellement, j’ai même un peu de mal à accepter les bisexuel-l-es, en particulier si ce sont des hommes. En tant que gouines, on est généralement soit invisibles, soit sexualisées. Du coup, il nous est évidemment impossible de dire ou de faire certaines choses, et notamment de parler de nos sexualités, en présence d’hétéros ou d’hommes qui pourraient avoir ce regard sexualisant sur nous. »

La non-mixité n’est pas une pratique particulière aux transpédégouines. Les féministes, ou les communautés afro-américaines aux Etats-Unis, l’ont largement expérimentée, et l’expérimentent encore, à travers leurs luttes. Leurs récits définissent unanimement les effets de cette pratique en termes de force et d’empowerment. « Ce que les gens ne comprennent pas » explique Sara, « c’est que pour nous, c’est le monde au quotidien qui constitue une sorte de grand espace non-mixte, dans la mesure où nous y sommes invisibles. Et là, dès qu’on pose l’acte de se retrouver en groupe non-mixte, c’est comme si on était les méchant-e-s LGBTI qui excluent les pauvres hétéros. »

Curieusement, la non-mixité ne pose aucun problème dès lors qu’elle est « subie ». Par exemple, des hommes rassemblés autour du barbecue trouveront absolument normal que les femmes se trouvent toutes ensemble en cuisine à faire la vaisselle et à préparer les salades. Mais dès lors que la non-mixité est posée comme un choix, comme un acte, alors, les esprits s’échauffent.

La polémique éclate de la même façon dans des espaces prétendument autonomes et ouverts : si les filles décident d’organiser des moments d’échange non-mixtes, les mecs – voire certaines filles qui ne considèrent pas comme un problème le fait que ce sont toujours les hommes qui soient porte-parole, personnes de contact pour la presse, ou qui président les AG –  vont aussitôt crier au loup et parler d’exclusion.

Vinciane Despret, interviewée en vidéo dans le cadre du Marathon des Autrices 2, démonte le processus de façon magistrale. Elle commence par rappeler combien, dans ce contexte, la pratique d’échanges entre femmes est essentielle en termes de fabrication d’identité, de résistance et d’émancipation. Construire un nous en tant que femmes, nous dit-elle, est un acte résolument politique. Et de poursuivre en rappelant que la catégorie « femmes » existe en soi, mais que dès lors qu’elle est prise en main par les femmes, les hommes la considèrent comme excluante. C’est que les hommes appartiennent à une catégorie non-marquée, universelle (on dit « les hommes » pour « les humains », ou encore « les droits de l’homme »), qui rend toutes les autres catégories invisibles. Et, pour eux, le fait que ces catégories deviennent visibles, le fait que des différences dont ils pensent qu’elles n’existent pas – ou peu – semble
quelque chose de totalement incongru et de résolument excluant.

Le processus est identique dans le cas de la non-mixité transpédégouine, et les réponses faites par les membres du collectif Shiftcore sur le site d’Indymédia vont  d’ailleurs tout à fait dans le même sens que le raisonnement de  Vinciane Despret.
Heureusement, les réactions épidermiques et polémiques de la plupart n’empêcheront pas quelques-un-E-s d’expérimenter et de renouveler une pratique rendant visible l’invisible et d’y puiser de la force, du partage, du désir.

Notes:

  1. Lesbiennes, gays, bisexuel-l-es, transgenres, intersexes
  2. Vingt-quatre heures de lecture ininterrompue d’extraits de textes de septante-deux autrices de théâtre, pour protester contre la sous-représentation féminine sur la scène belge.

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