Est-ce un effet de l’érosion du pouvoir d’achat? Ou d’une conscience écologique privilégiant désormais la « proximité »? On voyage de plus en plus à peu de frais, pour des séjours brefs, et pas forcément lointain. Si possible hors des sentiers battus. Un tourisme antitouristique, en quelque sorte. Cette figure paradoxale s’incarne particulièrement bien dans nos belles provinces.
Dans son ouvrage L’idiot du voyage, le sociologue français Jean-Didier Urbain avait bien cerné l’ambiguïté et le paradoxe du touriste, hanté par la figure du voyageur qu’il n’est plus, méprisant celle du touriste, c’est-à-dire de lui-même. Parmi les nombreuses stratégies mises en place pour échapper à l’opprobre du « touriste-huron », Urbain pointe notamment celle qui consiste, pour le touriste, à se muer en « voyageur de l’interstice », voire en « voyageur de l’immobile ». « Telle est la technique du tourisme interstitiel, qui dépayse le touriste n’importe où. […] Le voyageur de l’interstice est ce touriste qui, au cœur de l’espace connu ou quotidien, réinvente le regard distancié nécessaire à l’expérience de l’étrangeté et au plaisir de la découverte. […] Dans ces conditions, compte tenu précisément de sa nature, répertorier les formes du tourisme interstitiel serait une tentative absurde. Possible n’importe où, en marge comme au centre des sites touristiques réputés, totalement ouvert et imprévisible quant à ses lieux, la variété des espaces de ce tourisme apparaît infinie. […] Secret par définition, dresser un catalogue du tourisme interstitiel ce serait donc le détruire. Pour autant, même s’il emprunte des “portes étroites”, ce tourisme n’est pas rare. […] C’est un tourisme attiré par l’enclave, le mystère, l’obscur, le souterrain, voire l’illégal. Il peut ainsi revêtir des formes extrêmes, se situer à la confluence de l’acte gratuit et de l’espionnage. »
Et Urbain de donner comme exemple la pratique de la « cataphilie », soit l’exploration plus ou moins illégale de tout ce qui peut entrer sous la dénomination de « souterrain » 1. La cataphilie – qui a son pendant « aérien », le « toiturisme », soit l’exploration des toits – eut son heure de gloire dans la capitale française dans les années septante, quand on organisa de véritables festivités clandestines dans les catacombes. Depuis lors, la pratique a régulièrement rebondi, jusqu’à nos jours. Il est vrai que la géographie parisienne s’y prête particulièrement bien et qu’elle est de surcroît très chargée symboliquement. Rien de tel à Bruxelles, quoique…
Travaux inutiles
pour touriste désabusé
Le touriste gagné par le troglodytisme devra se rabattre sur les rares souterrains aménagés de la capitale (place Royale ou à la Bourse), ou sur les égouts. Pour intéressante qu’elle soit, la visite des égouts bruxellois – sous la houlette d’anciens égoutiers – n’attire pas les foules. Contrairement à Paris où, il est vrai, comme le rappelle J.-D. Urbain, un véritable « tourisme » fluvial et ferroviaire dans les égouts fut mis en place dès les années 1860. Mais ces lieux (plus ou moins) aménagés ne satisferont pas le touriste hardcore épris d’interstice. À Charleroi, un passionné de lieux à l’abandon propose un « safari tour », entre autres dans les stations du métro fantôme carolo 2 – en attendant leur inscription dans les catalogues des voyagistes… Aux États-Unis, désindustrialisation et crise des subprimes ont fait baisser le nombre d’habitants de certaines villes qui rétrécissent littéralement : des banlieues entières sont démolies. D’immenses mall centers sont à l’abandon, le pays renoue avec les villes fantômes du far west… 3 Ces paysages de ruines deviennent des attractions touristiques, comme à Detroit, jadis fleuron de l’industrie automobile 4 .
Si les sites en fin de vie attirent les touristes interstitiels, ceux en devenir ont leur charme aussi. Certains escaladent les immeubles en construction. Des chantiers qui, parfois, s’arrêtent pour de bon, en particulier dans certaines régions du sud de l’Europe. Ces projets immobiliers en rade – édifices trop chers à achever et trop chers à démolir – ont donné l’idée il y a quelques années à un collectif sicilien d’un « Festival de l’inachevé », une excursion touristique entièrement consacrée aux « cathédrales dans le désert ». Les excursionnistes, transformés pour l’occasion en « chasseurs d’éco-monstres », avaient à leur programme une kyrielle de maxi-chantiers commencés et jamais terminés, dont un complexe sportif pharaonique 5 . Comme un lointain écho du fameux Journal des Travaux inutiles de Jean-Claude Defossé…
Ces explorations marginales et pérégrinations secrètes peuvent se faire indifféremment à la ville ou à la campagne. « Attiré par l’obscurité des forêts ou par la ville la nuit, le tourisme interstitiel est particulièrement intéressant en ce qu’il restaure, là où l’on serait en droit de les attendre le moins, le regard et le comportement du découvreur ou de l’explorateur » (Urbain, p. 288). Car il va bientôt falloir creuser de plus en plus loin pour trouver des espaces qui répondent au plaisir de la clandestinité, qui aiguillonnent le « tourisme incognito » dont l’urbex est aujourd’hui l’expression la plus visible. Pourquoi pas en forêt ? En juillet 2009 et juin 2012 eurent lieu deux éditions du « Boslawaai » (littéralement : « bruit de la forêt »), un « bio-hardcore festival », underground et crépusculaire, en pleine forêt de Soignes. Au programme : performances sous la pleine lune, musique noise dans un tunnel sous l’autoroute, lectures à la lampe de poche, escalade d’arbres, bal des yétis, camouflage, installations, pique-nique expérimental, bar enterré…
Loisir nomade
Né du mouvement des « raves », pour lesquelles les organisateurs cherchaient des lieux insolites (sites industriels à l’abandon, casernes désaffectées, etc.), l’« exploration urbaine » (urbex) 6 connaît depuis dix ans une vogue croissante. C’est en effet non seulement un public international averti qui fait le déplacement spécialement sur les différents « spots » (sites) dont les noms circulent sur les réseaux sociaux, mais également un nombre considérable de simples curieux. Ces explorateurs d’« interstices » désertent les lieux de tourisme « officiels », dont la survie est de plus en plus problématique, principalement en Wallonie. Certains, comme le Domaine d’Hottemme à Barvaux-sur-Ourthe, ne résistent au mépris du public qu’à coup de subsides. D’autres ferment purement ou simplement, surtout lorsqu’ils sont à charge de collectivités locales de
plus en plus exsangues. Le Musée du Sucre à Frasnes-lez-Anvaing vient de fermer ses portes faute de visiteurs, allongeant ainsi la trop longue liste des petits musées disparus. Est ainsi gommé le dernier souvenir de la mobilisation industrielle de la commune hennuyère, dont l’histoire était méconnue, et le restera.
Mais le château de Noisy, propriété privée en ruines, est visité chaque semaine illégalement par des cohortes de curieux, au point que son propriétaire a demandé l’autorisation de le raser « pour raison de sécurité » (cf. article « Noisy » p.62). Un cas loin d’être isolé, même si la liste des lieux « interstitiels » est, par définition, changeante. Lors d’une visite, par une journée pluvieuse et peu lumineuse de janvier, au château (à l’abandon) de La Motte en Gée, près de Huy, on a pu constater qu’une petite foule bigarrée s’y pressait : « urbexers » hollandais, artistes en herbe français, des riverains, des étudiants en photographie, et même des personnes plus âgées et un promeneur et son chien… Il suffisait d’attendre la fin de la partie des amateurs d’air-soft, qui eux aussi avaient investi les lieux… Il n’y avait pourtant pas grand-chose à voir, tant l’édifice est délabré.
Vu sa rapide massification, l’urbex, ce mélange de plaisir infantile pour les cachettes et d’élan géo-anthropologique, est sans doute appelé à disparaître comme loisir interstitiel. À moins que la pratique ne rebondisse et se reconfigure de manière à échapper à son « institutionnalisation ». D’autres marges, d’autres failles s’ouvriront à l’exploration, répondant à ce que J.-D. Urbain appelle la « fonction symbolique du tourisme interstitiel » : « réintroduire de l’étrangeté au cœur du quotidien, y rapatrier le regard externe du découvreur – regard ethnologique, naturaliste ou archéologique –, y transférer subrepticement des pratiques et des références étrangères, et restaurer ainsi l’exotisme en des lieux qui paraissaient en être dépouillés. »
Notes:
- Jean-Didier Urbain, L’idiot du voyage. Histoires de touristes, Payot & Rivages, 1993, rééd. 2002. ↩
- Sur Nicolas Buissart et son « Urban safari tour » (www.charleroiadventure.com/), voir « Echappée laide à Charleroi »,
Libération, 27 avril 2012 ↩ - Des villes américaines rétrécissent pour survivre à la crise économique », Le Monde, 11 septembre 2009 : http ://urlz.fr/qnn. Le journaliste Francis Lacassin a consacré aux villes fantômes américaines un beau livre de photos : Villes mortes et villes fantômes de l’Ouest américain, Editions Ouest-France, 1990 ↩
- « Detroit, ville en ruine et nouvelle attraction touristique », par Alexandra Le Seigneur, Slate, 26 décembre 2013 : http ://urlz.fr/qns ↩
- Le tour fut même présenté à la Bourse internationale du tourisme de Milan en 2008, par la municipalité de Giarre, dans la province de Catane. Cf. Courrier International, 31 janvier 2008 ↩
- Cf. « Le goût des ruines », in C4, n°209-210, novembre-décembre 2011 ↩