Les publics au cœur d’un projet artistique
Le Théâtre de la communauté fête cette année ses cinquante ans d’existence. Or nous le connaissons bien, à C4, pour avoir plusieurs fois collaboré ensemble. Ainsi avons-nous saisi l’occasion de cet anniversaire pour revenir sur son histoire et interroger son avenir. C’est à Mélodie Mertz, pigiste pour C4 et employée du théâtre, que nous avons laissé la parole.
« Qui va au théâtre ? » est une question intéressante. « Qui n’y va pas ? » l’est peut-être plus encore. Certains les appellent les « non-publics 1 » pour désigner leur marginalité dans l’espace culturel, ces gens qui ne considèrent pas que le théâtre est fait pour eux, ou dont les réalités trouvent rarement un écho sur les scènes. C’est à cette tranche de la population habituellement absente des spectacles que le Théâtre de la communauté a choisi, depuis sa fondation, de s’intéresser. Un paradoxe ? Pas tellement. Si un art ne concerne qu’une tranche minime de la population, peut-être est-ce le signe qu’il doit changer. Proposer « un théâtre autre avec un public autre » (Roger Dehaybe, président-fondateur), c’est sur cette idée qu’est né le Théâtre de la communauté (TC). C’était en 1964. La société dans laquelle il prenait alors racines est, 50 ans plus tard, méconnaissable. Ses évolutions, culturelles, économiques, sociales, n’ont pas pour autant annihilé l’intérêt d’une pratique théâtrale alternative. Le cas du TC est éclairant.
De la population ouvrière
à un public éclaté
À l’origine, le Théâtre de la communauté s’adressait surtout à la population ouvrière du bassin sérésien, principale absente des milieux culturels. L’équipe la rencontrait au pied des terrils, dans des réunions syndicales, des arrières-salles de cafés. Aujourd’hui, il s’adresse aussi bien à des travailleurs qu’à des sans-emplois, à des étrangers qu’à des Belges, à des « articles 27 » pour qui le TC est la première expérience du théâtre qu’à des habitués (souvent déçus) des salles de spectacles… La liste pourrait être plus longue tant l’hétérogénéité des groupes qui passent par le TC est grande. Elle échappe aux catégories sociales classiques. Et cette diversification progressive du public – des publics, devrait-on dire – n’est pas qu’une information sur l’identité de cette compagnie, elle est surtout un indicateur de la part de plus en plus étendue de la population qui ne se sent pas concernée par le théâtre dans sa forme dominante.
Ouvrir le théâtre à tous,
jusqu’à l’acte de création
La principale barrière qui se dresse entre la population et le théâtre est souvent l’accessibilité. La problématique est double. Il s’agit d’abord d’une question financière. Il est aisé de comprendre qu’une institution fonctionnant par abonnements à l’année, ou proposant des tickets à vingt voire à trente euros n’atteindra qu’un public limité. La question de l’accès se pose, ensuite, en termes de représentation sociale : l’idée qu’un individu se fait du théâtre (réservé à l’élite, poussiéreux, affaire de lettrés, par exemple) peut en effet constituer un obstacle psychologique important. Ces problématiques ne sont pas neuves, elles caractérisaient déjà le contexte de
création du TC au début des années 1960. Elles avaient alors donné naissance à une vaste volonté d’améliorer de manière générale l’accès à la culture. 50 ans plus tard, pourtant, le problème n’est toujours pas réglé en dépit des diverses tentatives pour contrer le phénomène. Ainsi, l’ASBL article 27 propose-t-elle à la fois une négociation sur le prix des tickets et un travail de démythification de la culture. Force est de constater que la portée de ces initiatives reste limitées, ce qui les rend d’ailleurs d’autant plus complémentaires.
La proposition du TC est l’inclusion des publics à l’acte de création. Elle se manifeste dans ses spectacles dits « professionnels » mais son expression la plus nette est l’atelier-théâtre. Accompagnés d’un comédien-animateur, les participants s’y saisissent des outils du théâtre pour offrir une représentation du monde qui leur est propre.
Du théâtre avant tout
Forcément, cette démarche influence l’œuvre qui en résulte, conclut à des langages esthétiques particuliers, qu’il faut souvent inventer pour permettre à un groupe de prendre part à la pièce de la meilleure manière possible. Les thèmes abordés, de même, sont fortement influencés par la nature du groupe de création. Dans les premières années du TC, les matières syndicales étaient récurrentes puisqu’il s’adressait principalement à des ouvriers. Aujourd’hui, les thèmes se sont diversifiés avec l’élargissement des publics. Parmi les derniers en date, on compte ainsi l’engagement chez les jeunes, la pauvreté et la revalorisation des métiers manuels.
L’inclusion des publics à l’acte de création est à la fois un levier démocratique – les participants produisant une œuvre qui pose leurs visions du monde dans l’espace public – et le germe d’un épanouissement personnel. L’impact social et psychologique que peuvent avoir les créations lorsqu’elles se font avec des amateurs ne doit cependant pas occulter la nature réelle du travail du TC : un travail artistique, du théâtre avant tout. Cela suppose donc une œuvre qui ne soit pas « juste » un moyen d’expression du groupe mais qui soit aussi le fruit d’une véritable recherche artistique ; que le théâtre ne soit pas présenté dans une version appauvrie, simplifiée, négligée face à l’importance politique et personnelle de la pratique. Le défi est alors de permettre à chacun d’exprimer son regard… tout en proposant, au terme du processus, une œuvre esthétique à la fois singulière et fidèle à l’univers de chaque membre de l’équipe de création. L’exercice est périlleux mais nécessaire. « Ces gens ont droit au meilleur et il faut leur transmettre le meilleur », résumait ainsi Michèle Mahia (CPAS, service Réinser) 2 . Négliger l’aspect artistique de ces spectacles comparativement à ceux des professionnels serait amoindrir la force de la démarche d’ouverture aux publics ; ce serait tout en affirmant rendre le théâtre à la population, accepter de faire une distinction entre celui pratiqué par des professionnels, artistique et inaccessible, et celui des amateurs, social et à la portée de tous. Or il s’agit ici de permettre à chacun de participer, avec la même légitimité, au patrimoine culturel.
S’appuyant sur ses propres publics pour imaginer ses projets et étant donc profondément ancré dans la société, le Théâtre de la communauté a nécessairement évolué en 50 ans. Au fil des années, le modèle s’est affiné, il s’est adapté à l’éclatement progressif de ses interlocuteurs, et a vu se dégager, petit à petit, une esthétique particulière. Mais ses fondamentaux n’ont pas changé. En 1964 comme en 2014, il s’agit toujours de faire du théâtre un art à la portée de tous. Et ce, non pas pour rapprocher les publics de l’idéal du théâtre professionnel mais, au contraire, pour leur montrer que le théâtre des amateurs peut avoir la même légitimité culturelle que celui des comédiens de métier. Cette conviction ne s’est que renforcée au cours de l’
histoire du TC.
Notes:
- La notion de « non-public » a connu ses principales formalisations dans la foulée des revendications politiques et culturelles de l’année 1968. Elle est alors employée pour désigner les publics non touchés par la culture dite « légitime ». La notion a cependant ses désavantages, le terme pouvant, lui-même, être lu comme excluant, traçant une frontière lourde de sens entre les différents publics potentiels ↩
- Lors de la soirée d’inauguration des 50 ans du TC, le 27 mars 2014 ↩