Le foot ce gymnase ouvrier jadis

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Les plus cyniques et les plus critiques s’entendent généralement à concevoir le football comme une vaste entreprise visant à détourner le prolétaire de la révolution. Il se produirait comme spectacle, distraction : opium du peuple. D’autres, intellectuels mais amoureux du jeu, ne nient pas cette dimension mais complexifient la donne : le match permettrait aussi l’organisation et l’expression de la classe ouvrière. Retour sur un insoluble débat.

spportersLoin de nous de nier ici que les rivalités engagées dans le football débordent largement le cadre des conflits de classe qui s’y superposent parfois, et remontent le plus souvent sans doute à des temps bien plus anciens que la société industrielle – ne fût-ce que parce que les clubs ouvriers, à supposer qu’il y en eût, étaient et restent forcés de s’affronter entre eux et que, si les jumelages entre tifoseries 1  ne sont pas impensables (ils existent encore), non seulement ces derniers peuvent ne pas correspondre au clivage de classe, mais d’autres types de rivalité submergent aisément ces improbables solidarités. Les rites immémoriaux de rivalité tribale (ou même clanique – pensons seulement au Palio de Sienne) ont toujours contribué à la formation du sentiment de l’indissolubilité du nous, comme Clastres l’a montré dans son Archéologie de la Violence. Ces rites, puissamment à l’œuvre dans les tentatives supportrices modernes de recomposition de nous urbains ou sous-urbains, se passent presque volontiers du prétexte sportif, au point que les gangs d’ultras s’affrontent non seulement en dehors des stades, mais, eu égard aux festivités sportives, superbement à contretemps ; cela n’ôte certes rien à la vertu des buts marqués çà et là et des victoires sur le véritable terrain de sport, qui saupoudrent cette vie du nous de joies bien nécessaires, puisque la substance de ce nous s’absorbe pour ainsi dire entièrement dans le rituel guerrier et par conséquent dans l’hommage dû aux chefs. L’on voit là que rien de bien révolutionnaire ne peut sortir de la vie commune des gangs d’ultras – pas plus que de groupes communistes entièrement dévoués à la lutte armée, d’ailleurs, comme l’écrivain Erri De Luca le soupçonnait déjà, qui préféra le noyau festif sauvegardé de Lotta continua 2 à n’importe quelles Br 3. À l’ère de la décomposition systémique qui caractérise un capitalisme ne prospérant comme le charognard que sur le mort, ces rites ont cessé de revêtir toute signification de classe. Le hooliganisme n’a pourtant pas toujours été le fin mot du rituel footballistique.

Formulons donc l’hypothèse que, sous l’apparence écaillée de l’innocuité ludique, le foot a pour une part au moins été, purgatoire des passions, le théâtre cathartique de l’antagonisme de classe à la charnière des siècles industriels passés. Anti-brechtien par excellence et bien aristotélicien (c’est-à-dire purgatif), il a fourni à la classe ouvrière (et pourquoi pas laborieuse en général) les moyens d’une revanche imaginaire et festive sur la défaite effective et ordinaire des jours ouvrés au service de la machine ou de la terne paperasse. Un peu de mauvais brechtisme a toujours poussé
au mépris d’un jeu où s’engloutirait en pure perte le plus clair d’une énergie pourtant bien nécessaire à l’émancipation sociale. Ainsi, il eût fallu choisir entre sévère politique et frivole divertissement.

On discutera peut-être l’analogie, mais, au contraire, un Wilhelm Reich, un Otto Gross encourageaient la classe ouvrière à se livrer sans réserve à l’érotisme afin précisément qu’elle puisse passer à autre chose sans frustration : chez Reich, loin de constituer une gabegie, la satisfaction érotique contribuait à la reconstitution des forces propres. De même, la satisfaction imaginaire n’est pas qu’une décharge inutile. La réjouissance renforce, si la défaite ne mine pas davantage. Peu importe que son combustible soit une représentation (mais elle n’est jamais cela seulement) plutôt que l’affaire elle-même –̶ comme si cette dernière était vierge de représentations : qu’on pense à la saturation théâtrale de toutes les révolutions, depuis la française jusqu’à la chinoise. Le jeu n’est jamais seulement décharge, mais également toujours en même temps recharge, création de potentiel. Pas de révolution sans théâtre, ce gymnase herméneutique, ce laboratoire du déchiffrement ; pas de théâtre qui ne se poursuive toujours en elle comme interprétation effective des situations, jugement, découpage.

Le propre de la revanche théâtrale que le foot rendait possible tenait à ce qu’elle s’arrachait sur le terrain de la noblesse non déléguée du geste guerrier, par contraste avec la brutalité lâchement sous-traitée des méthodes dont l’adversaire faisait preuve dans l’enceinte productive de la vie quotidienne – tout en fournissant l’occasion d’une décharge revigorante, celle du fantasme de la revanche politique elle-même : comme une pièce de Brecht. À la défaite sur le terrain du pouvoir, l’on répondait (ou tentait de le faire) par la victoire sur celui de la puissance gymnastique, qui était en même temps la promesse d’une revanche politique future. La joute était censée répondre à la violence sociale, et l’humilier du prestige de la dépense qui y avait cours, tout en fourbissant discrètement, de cette violence, une victorieuse régurgitation à venir. Ainsi, dans les mêmes bourgs et villes s’opposaient régulièrement des équipes patronales et des équipes ouvrières. Il va de soi que le patronat tentait de relever le gant de la riposte sportive et de s’imposer aussi sur ce terrain.

Les clubs de foot ouvriers, se proposant au théâtre du sport, sans le savoir, de faire pièce à la théorie anti-cathartique que Brecht concocterait pour le théâtre tout court – le sien, qui démentirait tout autant ladite théorie – furent fondés en contrepoint aux clubs patronaux, dédiés explicitement, comme Trotsky n’a pas manqué de le relever, mais aussi comme Helenio Herrera l’a reconnu explicitement, à la décharge pure et simple des tensions antagoniques où le corps ouvrier, comme société sans classe d’une classe effectuant sa mue en tombant précisément sa carapace de classe, tenait l’un des pôles, opposé à ses propres décomposition et déchéance dans le service du machinisme capitaliste. Le foot, dans cette optique, loin de se substituer à la lutte de classe, mais tout en ménageant l’occasion d’une décharge cyclique à l’excédent ordinaire des tensions résultant de la mise en présence de ce corps avec la machine, était censé favoriser en son gymnase moderne, par l’aiguisement du sens de la lutte, la consolidation, dans le chef même du corps en question, de la capacité à appréhender et à résoudre à la fin l’antagonisme à son avantage. Ce projet a échoué et la ‘puissance’ de corruption de l’adversaire, imposant le professionnalisme, paracheva la séparation entre joueurs et supporteurs, mais le showbiz capitaliste porte encore les traces de cet antagonisme ancien, le plus souvent à l’insu de publics descendant de la classe ouvrière, mais désormais prolétarisés et, par conséquent, dépourvus du sentiment d’appartenance à une
contre-société empruntant provisoirement l’enveloppe de la classe subalterne.

C’est en Italie que ces clivages nous semblent particulièrement perceptibles encore de nos jours. Prenons le seul exemple de Milan – mais ceux de Gênes et de Turin, autres grandes villes du triangle industriel nordiste, le seraient sans doute tout autant. Que le magnat-malfrat Berlusconi soit le patron de l’AC Milan fait accroire aux observateurs lointains que ce club est celui des gens chic à Milan. Tout au contraire, l’AC Milan est historiquement le club des casciavit, selon l’expression de leurs rivaux de l’Inter, c’est-à-dire des tournevis en patois milanais, autrement dit, de la classe ouvrière. Ce sobriquet a entretemps été adopté par les supporteurs de l’AC Milan, revendiquant bruyamment leur orgoglio casciavit (l’orgueil tournevis), et traitant en retour les supporteurs rivaux de bauscià, c’est-à-dire à peu près de m’as-tu-vu, ou de reîtres arrogants. Qu’un important club d’ultras continue à l’ère Berlusconi, ce Berlusconi si peu suspect de sympathies communistes, de s’appeler brigate rossonere, brigades rouges-noires (selon les couleurs de l’AC Milan), par allusion à peine voilée aux Brigades rouges, est tout à fait éloquent à cet égard ; par ailleurs, les ultras de l’Inter sont jumelés avec ceux, peu recommandables, de la Lazio Roma, connus pour afficher sans détour leur nostalgie du mussolinisme, voire du nazi-fascisme de Salò. Rien de ceci n’est fortuit.

Gageons que des exemples de ce genre se retrouvent un peu partout en Europe. Mais tout près de chez nous, il suffit de relever que le club disparu de Waterschei, sis à Genk, portait sur son blason le tonitruant acronyme de THOR, qui au-delà la mythologie germanique, signifiait tout bonnement Tot herstellen onze rechten, (jusqu’à la réhabilitation de nos droits). Nous avons ici un cas de fondation explicitement ouvrière d’un club de football. Coïncidence, il est vrai exceptionnelle, entre la fondation d’un club et l’intention politique de ses fondateurs et supporteurs, le cas de l’Inter de Milan est le fruit d’une scission d’avec le Milan FCC 4. Il y a donc dans ce cas une extériorité au moins originaire à toute politique ; le conflit social ne trouve sur le terrain de/du foot qu’à rebondir, pour ainsi dire, tôt ou tard.

Quoi qu’il en soit, la magnanimité spectaculaire de la chorégraphie guerrière, qui alliait courage et finesse, force et élégance, était à la fois exercice de puissances qui appelaient symboliquement, tout en en compensant l’absence, ces autres puissances de faire et d’agir refusées dans l’enceinte non-ludique de la production de valeur, et anticipation grisante d’une puissance politique rêvée ; elle cède désormais le pas à la mesquinerie revendiquée du non-panache. Au déploiement des puissances d’agir et de faire, le capitalisme opposait déjà, dans la vie sérieuse, la machine qui broie les aptitudes et encage les énergies ; il fallait encore que son triomphe ‘descende’ sur le terrain de jeu – Berlusconi scende in campo 5 .

L’existence même de l’Inter de Milan, désormais prolifique ascendance de toutes les mourinheries Real-istes ou Chelséates 6 et dont Herrera, sinistre promoteur du catenaccio 7 , ne fait qu’accomplir l’essence bauscià, est la preuve que le capitalisme morne et rabat-joie attendait son heure dans la sphère de jeu, qui lui était jusque-là restée extérieure, pour y installer enfin, là aussi, la mesquinerie du principe de rentabilité et de la compétitivité malhonnête, le succès à moindre coût et la rétribution de la bassesse. La haine du libre jeu, le triomphe gratuit, poursuivi pour lui-même jusque dans le jeu lui-même, couronne désormais sans partage le néant de puissance, là où, à la gloire du vainqueur, participait comme de juste la vaillance du vaincu.

Notes:

  1.  Clubs de supporteurs en italien.
  2.  Formation révolutionnaire italienne, née en 1969 au sein du Mouvement ouvrier-étudiant de Turin, la lotta continua a dû se positionner plusieurs fois dans son histoire sur la question des moyens de la lutte. Lire à ce sujet « 5 novembre 1971 – Lotta continua : à propos du programme ‘Prenons la ville’ » disponible sur lesmaterialistes.com
  3. Brigate rosse, brigades rouges.
  4.  Ancêtre de l’actuel Milan AC. Le motif en fut le refus majoritaire d’accueillir des joueurs étrangers. D’où le nom d’Internazionale.
  5.  Littéralement descend, c’est-à-dire « monte sur le terrain », selon son expression favorite – bien que ce soit celui de l’AC Milan, et non de l’Inter.
  6.  Du nom de Mourinho, qui remporte la Champions League en 2010 comme entraîneur de l’Inter de Milan, après avoir sorti en demi-finales, à 10 contre 11, autrement dit sans jouer, le plus fort Barça de tous les temps. Il a ensuite entraîné avec moins de succès le Real et Chelsea, tout en parvenant pleinement à y détruire tout vestige de sportivité. Cruyff, international néerlandais et entraîneur lui- même
    a dit de Mourinho : « Ce n’est pas un entraîneur, mais un remporteur de trophées ». Mourinho a eu le culot de répondre que cela lui allait très bien. D’ailleurs, depuis peu – 2010  ? – la fonction d’entraîneur a cédé la place à celle de manager. La messe est dite.
  7.  Littéralement, cadenas, c’est-à-dire la tactique qui consiste à laisser jouer l’adversaire jusqu’au rectangle avant de l’intercepter et de lancer de longs ballons en avant en guise de contre-attaques fulgurantes. Aujourd’hui, quiconque gagne à haut niveau joue de cette façon et dit élégamment « ne pas s’intéresser à la possession du ballon ». Cette façon de faire a été puissamment promue par Helenio Herrera, entraîneur argentin de l’Inter des années 60, du fait des grands succès qu’elle lui a permis de remporter. Il est piquant à cet égard que Toni Negri, pourtant supporteur de l’AC Milan, encense le catenaccio comme l’expression même du style de lutte, rude et méchant, des paysans devenus « maçons et vendeurs de glace » émigrés, faibles et obligés de se défendre par tous les moyens. Or, avec le catenaccio, ce n’est pas la classe qui poursuit dans le jeu ses méthodes de lutte, c’est le capital qui tente d’y imposer les siennes.

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