Liège et Marseille ont plus de points communs qu’on ne le croit. Villes ouvrières, villes d’immigrés, villes de chômeurs… Toutes deux en reconversion, selon ce mot-clé de la novlangue managériale venue moderniser la langue de bois des politiciens. L’an dernier, Marseille a ainsi été « Capitale européenne de la culture », véritable accélérateur du chantier Euroméditerranée destiné à plier cette ville aux normes eurocratiques. Liège a eu la chance de voir rejetée sa candidature pour l’Expo universelle de 2017, mais ses élus ne se donnent pas pour vaincus, eux qui viennent de lancer, sous le slogan publicitaire Liegetogether, l’opération « Liège puissance 3 ».
Beaucoup de gens pensent encore que les municipalités s’occupent principalement de gérer un ensemble de problèmes techniques tels que l’entretien de la voirie, l’éclairage et les transports publics, les adductions d’eau et de gaz, le traitement des ordures ménagères et des eaux usées, l’entretien des parcs et espaces sportifs, etc. Or, cette gestion est en réalité de plus en plus systématiquement confiée à des entreprises privées. L’objectif principal des municipalités est semble-t-il aujourd’hui davantage d’attirer dans leurs villes respectives des investisseurs – ça leur écorcherait la langue de dire crûment « capitalistes »…
Ainsi, le bourgmestre Willy Demeyer déclare que le but de « Liège puissance 3 » est d’affirmer la métropole sur le plan international en mettant en avant ses différents atouts, à savoir le fait d’être « ouverte sur le monde, créative et connectée » : du Richard Florida tout craché[1] ! Jacques Pfister, président de la Chambre de Commerce de Marseille et futur président de « Marseille Provence 2013 » (structure chargée d’organiser les événements de la « Capitale européenne de la culture »), annonçait d’une façon plus directe : « C’est une machine de guerre ». Ce qui s’est pleinement vérifié…
À présent, la totalité de la ville, qui est plus que la simple somme de ses parties, devient objet de valorisation. Et, si l’on considère ce fait que la politique municipale consiste à présent à traiter la ville comme une marchandise et à la vanter comme telle, il y a plus qu’une simple coïncidence historique entre l’essor des stratégies de marketing urbain et la privatisation de tous les services. À Marseille, le fait d’avoir concessionné des services publics à des multinationales comme Vinci et Veolia et d’avoir livré des quartiers entiers aux promoteurs et spéculateurs immobiliers est allé de pair avec la promotion publicitaire effrénée de la ville et la mise en place de l’opération MP2013.
Le marketing publicitaire est le ressort essentiel des politiques urbaines à l’ère postindustrielle parce que c’est la célébrité de la ville qui en fait la valeur marchande. La promotion de la ville comme entité globale obéit dès lors à un calcul très simple : attirer le visiteur, c’est attirer l’investisseur et vice-versa. Ceci passe par des célébrations (festivals, événements culturels et sportifs) et par une esthétisation censée envelopper la ville à coups de réalisations innovantes.
Nous avons vu cela à l’œuvre à Marseille, décrétée soudain créative et donc à la mode, connectée au Nord de l’Europe par TGV et ouverte aux spéculateurs et investisseurs – avec comme corollaire la hausse vertigineuse des loyers et la destruction de quartiers populaires, dans le cadre du projet Euroméditerranée… Ceci n’exclut pas que la dimension ouvrière et immigrée de villes comme Liège et Marseille puisse elle-même être valorisée et recyclée sur le mode du spectacle : la
muséification des « cultures populaires » contribue puissamment à la production de l’image de telles villes.
Ainsi, le Musée des Civilisations d’Europe et de la Méditerranée (Mucem), construit sur un site portuaire désaffecté à cet effet, aura servi à faire venir les touristes à Marseille, jusqu’ici préservée de la colonisation touristique. Aussi dépourvu d’originalité et pauvre en contenu soit-il, ce bunker culturel a suffi à faire le succès de MP2013 en termes d’audience. Quand je me trouve en Belgique, je ne compte plus le nombre de gens qui viennent me voir : « Vous êtes Marseillais ? On a été à Marseille, l’été dernier. Ce Mucem, c’est vraiment formidable ». Le Mucem semble être devenu la raison d’être de la ville, dans ce spectacle sans fin qu’est la célébration de Marseille. Car les visiteurs ne viennent pas pour découvrir la ville avec ses habitants, ses quartiers, ses us et coutumes… Non, l’impulsion de leur venue est essentiellement l’image. Une image que les réalisations architecturales prestigieuses sont destinées à produire [2]. L’art, séparé de la vie, se retourne alors contre la ville, en justifiant froidement – au sens le plus littéral – la liquidation de tout ce qui pouvait jadis engendrer de la ville.
L’architecte a désormais ce pouvoir de projeter une ville aux premières loges, d’en faire un lieu-phare de la modernité, the place to be. Il est aux commandes de cette transformation de la ville en brand, en image de marque. Et aujourd’hui, il n’est pas de ville européenne qui ne demande à s’offrir à de narcissiques créateurs auto-proclamés dont l’œuvre, de Frank Gehry à Renzo Piano en passant par Rem Koolhas et Jean Nouvel, servira de produit d’appel.
Nous ne sommes plus à l’époque de l’esthétisation de la politique, propre aux époques de l’architecture fasciste, nazie et stalinienne, mais l’esthétisation est devenue inhérente à la valeur d’échange dont elle enveloppe le flux incessant. L’évolution de l’architecture vers l’exaltation de la forme pure n’a d’autre sens que de célébrer cette abstraction de la richesse qui est le propre du capital. Le rôle de l’architecture dans l’ère dite post-industrielle est d’organiser ces célébrations esthétiques du capital, ce qui trouve son expression la plus flagrante dans cette persistance à vouloir ériger des gratte-ciels. Les capitalistes aiment prendre de la hauteur… Ainsi, quand une multinationale vient écraser Marseille avec son siège social tout en verre-acier qui atteint cent quarante-sept mètres de haut, il est convenu dans tous les médias de s’extasier sur l’original dessin de l’architecte Zaha Hadid… « Vous n’êtes pas sans savoir que les artistes ont toujours travaillé pour les puissants », disait plus crûment Mies Van der Rohe à ceux qui lui reprochaient d’avoir – en vain – recherché les faveurs du régime nazi…
Partout, la ville réelle se voit supplantée par une ville télégénique, mais celle-ci ne peut être totalement dématérialisée, elle doit s’incarner. D’où la prolifération de non-lieux comme les centres commerciaux, que l’on trouve invariablement au cœur de tous les projets de reconversion. Rem Koolhas a dit un jour – avec cette ambiguïté toujours savamment calculée qui le dispense de prendre parti (ironie ? constat ? base d’action ? au vu des performances du bonhomme, nous pencherons pour la dernière hypothèse…) – que le shopping est aujourd’hui l’unique espace réservé aux citoyens. Marseille s’est ainsi vue infliger Les Terrasses du Port, à trois cents mètres du Mucem, sur les quais de la Joliette. Selon la presse locale, 150 000 personnes s’y sont précipitées le jour de l’inauguration, le 25 mai 2014… 150 000 personnes qui, en se ruant joyeusement dans ce Disneyland de la marchandise, ont plébiscité la liquidation du Marseille portuaire et maritime, de tout ce qui faisait l’âme de la ville.
À Liège, il y eut la destruction de la place Saint-Lambert, consommée avec la construction du centre
commercial répondant à l’appellation d’« Ilot Saint-Michel ». Tandis que, de l’autre côté de la Meuse, l’épouvantable Médiacité, construite en lieu et place de la gare du Longdoz, indiquait la suite… Mais l’opération décisive fut la gare conçue par Santiago Calatrava, entraînant la « requalification » du quartier environnant… Les dimensions de la voûte d’arc de la nouvelle gare suggèrent que l’objectif final de cet édifice, au-delà du service ferroviaire proprement dit, est de se montrer et d’être vu. La suite ne s’est pas fait attendre, avec l’édification du building verre-acier du Ministère des Finances, en résonance avec la voûte verre-acier de la gare. Ondulation d’un côté, érection de l’autre. Entre les deux, des espaces que l’on ne pourra que se hâter de traverser.
La notion-clé ici est celle d’avant-garde – bien qu’elle ne soit jamais énoncée. L’architecte star se veut innovant, chacune de ses réalisations se voulant en rupture ouverte avec les codes de ses prédécesseurs. C’est précisément ce que les pouvoirs publics attendent de lui, en particulier concernant les édifices culturels et sportifs destinés à accueillir les grands événements. L’innovation incessante qui est le propre d’une ville créative, ouverte et connectée doit d’abord être perceptible dans ces monuments qui heurtent si souvent le sens commun. L’enveloppe extérieure n’a pas évolué, depuis les premières façades verre-acier des architectes modernistes : l’innovation se joue sur le remodelage de la forme. Il faut donc s’attendre à une surenchère dans l’extravagance formelle – dont Gehry est le représentant par excellence –, car la concurrence est rude entre les cabinets…
L’édifice Metropol Parasol, qui occupe désormais la plaça de la Encarnación à Séville, conçu par Jürgen Mayer-Herman et achevé en 2011, constitue un exemple particulièrement flagrant de ces délires high tech. Si d’aucuns salivent devant la prouesse technique qui fait tenir la structure en bois érigée sur des piliers de béton, les Sévillans, eux, savent qu’ils ont perdu dans l’affaire un important marché populaire du centre ville. Sur leur partie supérieure, ces « champignons » – comme les appellent les gens du quartier, qui tentèrent en vain de s’opposer à ce projet – sont reliés entre eux par des passerelles. Le marché, à ras du sol, où les Sévillans flânaient et bavardaient tout en faisant leurs courses, a donc laissé place à des boutiques classieuses à l’intérieur des piliers et, vingt-huit mètres plus haut, à cette promenade surélevée qui donne la vue sur les toits de Séville. Alors que le marché convoquait tous les sens en un même lieu et en une même situation, l’édifice désarticule tout exercice de la sensibilité urbaine. Car ces cathédrales de la post-modernité ne sont pas seulement destinées à être vues, elles sont aussi conçues pour ne laisser subsister qu’un seul rapport sensible à la ville : la vue[3]. Ainsi, les Sévillans sont invités à se comporter sur le même mode que les touristes, le traditionnel paseo transféré hors-sol, sur les champignons de Mayer-Herman…
Il y a une synergie fondamentale entre ces constructions mégalomanes et les grands événements livrés clé en mains aux visiteurs, comme il s’en produit dans toute grande ou moyenne ville d’Europe tous les trois, quatre ans. La réussite auto-proclamée de chacun de ces pseudo-événements appelent à en produire d’autres : à peine MP2013 terminé nous a-t-on annoncé Marseille capitale européenne du sport pour 2017. La seule chose qui peut conférer à ces animations le caractère d’un événement est la construction d’édifices qui vont rester et irrémédiablement marquer l’espace urbain. En effet, si MP2013 n’a duré qu’un an, les édifices qui ont été construits à cette occasion resteront. Les événements peuvent d’ailleurs servir de déclencheur à une opération encore plus vaste de démolition-rénovation de la ville, comme les Jeux Olympiques de 1992 à Barcelone.
À Liège, on apprend ainsi qu’un Centre international d’art et de culture (CIAC) – l’
ancien Mamac transformé et agrandi – verra le jour dans le contexte de « Liège puissance 3 », combiné au bicentenaire de l’Unif dans le cadre d’un « Palais de la connectivité ». Ce CIAC sera l’œuvre d’un certain Rudy Ricciotti, l’histrion qui a conçu le bunker du Mucem à Marseille et qui ne craint pas de se proclamer « anarchitecte ».
Il n’est pas non plus superflu de rappeler que toute cette politique-marketing se solde par un endettement durable des municipalités, dans une éternelle fuite en avant. Par exemple, l’édifice Metropol Parasol coûte annuellement 143 euros à chaque Sévillan, le devis initial ayant été multiplié par trois – c’est à ce prix que l’architecte a réussi à réaliser son caprice. Il en va de même pour les événements culturels ou sportifs livrés clés en main : Marseille capitale européenne de la Culture, dont les élus disaient : « Ce sera cinq euros de retour pour chaque euro investi », se solde par une dette gigantesque qui va encore grever le budget municipal au détriment de services élémentaires, dont l’absence devient de jour en jour plus criante dans le centre et les quartiers Nord.
Corps vivant, la ville se trouve de plus en plus enserrée dans des dispositifs qui tendent à éliminer tout à la fois angles et temps morts – au diapason de l’individu singulier lui-même captif de dispositifs qui le pressent de se montrer toujours plus actif, plus entreprenant, plus dynamique, plus créatif. « Marseille accélère », « Ma ville bouge » : les slogans qui nous auront été martelés pendant toute l’année précédant la Capitale européenne de la culture résonnent comme des appels à la mobilisation. Que révèle ce vocabulaire, sinon que la logique du capital, tendant à l’accélération exponentielle des flux, imprime désormais sa marque en tout temps et en tout lieu, à commencer par la ville ? Accélérer les cycles de rotation du capital, comme Marx l’avait déjà indiqué en son temps, est l’impératif premier de tout investisseur. C’est ici, précisément, que l’esthétisation et les nouvelles formes d’exploitation se rejoignent et fusionnent de façon presque parfaite pour faire un monde.