En juin dernier j’étais à Talinn quelques jours pour une exposition au musée d’art contemporain. À dire vrai, une espèce de villa déglinguée, au centre d’un terrain en friche avec quelques caravanes, squattée après que les Russes ont quitté le pays. Sur la façade, les mecs ont écrit « Musée d’Art Contemporain » et, au bout de quelques temps, ça a été reconnu. Un peu une histoire similaire aux Beaux Arts de Paris, si on veut. Version post-viking.
On était assis en terrasse un vendredi et j’essayais de m’intéresser à ce qu’on pouvait me dire des scènes estoniennes ou lettones. Vers 20h, le paysage se transforme. Pas une fille qui ne soit juchée sur des talons en dessous de quinze centimètres, la plupart blondes à l’extrême, les seins gonflés à l’hélium, les bouches en cerises géantes et laissant traîner à leur passage des odeurs vanillées et des poudres de musc torride, poupées aux bras de petits hommes dopés aux stéroïdes, serpentant aux tic tac de leur talons dans les ruelles que l’on croirait des décors de pacotille pour un Eurodisney spécial choucroute. Ce n’est pas le pays des Trolls et de la libération sexuelle.
Plus ça arrivait, ça, ce phénomène, cette chose peroxydée monstrueuse qui sort de partout comme une invasion, blob à bander prêt à s’insinuer dans votre sommeil c’est certain, moins les discours sur les scènes artistiques de Riga et Talinn me passionnent.
Je me tourne vers Anders Härm, le directeur du musée et lui dis juste, faisant tourner mon index en l’air :
– Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Quoi ça ? Les filles ?
– Oui, les filles…
Et il me sort le truc du « tu sais il y a plus de filles que de gars en Estonie, alors elle donnent tout ce qu’elles ont ». J’ai eu l’impression que cette phrase lui sortait tout droit des narines de taureau qu’il portait larges et fumantes, comme si ce gugusse avait trouvé sa réponse dans Hustler Mag spécial connards. J’insiste donc et trouve à la table quelques personnes consentantes à ce débat. Voilà ce qu’on se raconte : en 91 les Russes se barrent, comme dans beaucoup de pays là-haut. Ils laissent derrière eux une ruine culturelle. Lettons, Lithuaniens, Estoniens, etc, ne veulent plus rien savoir des profondeurs de l’âme russe, de Tolstoï ou de Malevitch, et encore moins de ce qu’on leur a laissé comme mensonges et falsifications. Ils sont libres ! Putain ouais ! Wouhouuuu !
Libres mais pas certains que quelques icônes, des danses folkloriques ringardes et des églises vanille, pistache, toit chantilly, fondent une culture qui leur semble, sinon actuelle, au moins appropriée. Ils doivent se poser des questions. Enfin j’imagine. Ils traînent d’appart en appart, quelques-uns ramènent vinyles et cassettes d’en bas mais ça ne suffit pas à faire une scène. Le pope est là, le pop pas. Scusez, fallait que je le fasse.
Et voilà ce qui arrive : MTV, qui débarque en un jet, une gerbe d’étincelles colorées, fluo, bruyante et cool, force et étend ses chaînes dans le sillon des chars qui retournent vers Moscou.
Si ces filles – et le phénomène est à peu près pareil dans pas mal de villes désertées par les Russes à la même époque – s’habillent comme des figurantes au salon du cheval qu’en a la plus grosse, en fait, c’est une libération. Une vraie libération.
Mes préjugés sur l’aliénation féminine, enfin, soyons sérieux, en vrai je croyais être au centre du festival de la bombasse, à un casting géant de Fake Agent, je sais pas, je voulais passer ma soirée avec toutes, enfin non, enfin si, enfin tous mes préjugés s’écroulent. Le modèle occidental se vit comme un « possible ». Il ne s’agit pas de prestige ou de classe. Il ne s’agit presque pas de marques, par ailleurs. Ici Stiletto et Jimmy Choo font peu d’émules. C’est le style de la libération, pas celui des privilèges. Et bien sûr qu’entre les tortionnaires de Moscou, les sermons de l’Eglise et Jump !
Jump ! Everybody jump ! jump !, le choix est vite fait.
En 91, MTV diffuse encore en nombre des clips aux effets saturés, bourrés de néons colorés, de fuschia, de vert pomme, d’inversions, d’effets miroir ou échos vidéo. Jupes courtes et colorées, talons, leggings, bodies fluos, etc… Les mecs ne sont pas moins moulés, huilés, gominés ou pailletés. Brushing et décolorants sont à la page. Le fond vert est un truc normal. L’esprit envahit les foyers. Et c’est cool.
Vient le Net. En 93 le CERN autorise l’emploi public du World Wide Web. La première photographie diffusée est celle des « Horribles Cernettes », un genre de Bananarama à quatre, version scientifique, formé par une secrétaire du CERN et ses copines, les initiales du groupe étant celles de Large Hadron Collider et leur premier morceau une chanson sur les nuits solitaire d’une femme de physicien. Elles se produiront à l’exposition universelle de Séville en 92 avec leur titre The Collider, littéralement « le collisionneur ».
I fill you screen with hearts and roses
I fill your mail file with lovely phrases
They all come back : « invalid user »
You never let me into your computer
You never spend your nights with me
You don’t go out with other girls either
You prefer your collider
Cette première photo du web, quatre filles tout sourire habillées en robe de satin, rouge, blanc, argent et bleu, bijoux de pacotille et gants de dentelle, avec dans le fond un coin d’appartement, tas de vêtements répandus sur un fauteuil de velours brun, très photo de quatre copines qui jouent à être un groupe, posées, potaches, est l’origine d’une tradition photographique qui perdure aujourd’hui, un genre mondial, multiplié jusqu’à l’hallucination : la photo amateur diffusée sur les réseaux.
POV, images du monde.
La diffusion de ce genre de photos, qui appartenait jusqu’alors à la sphère privée, réservée aux souvenirs et autres albums privés, est relativement neuve. Ce n’est pas la capture qui est neuve. Ce type de photo existe depuis l’apparition des appareils modestes inventés par Kodak dans les fifties. Les seules images qui ressemblent aux photos de famille sont les photos de preuves des flics ou des médecins par exemple. Non, ce qui change, c’est la diffusion. L’acceptation de ce type d’image comme étant un support d’information dont la diffusion fera la publicité. Et la grande référence publique de ce type d’images est le selfie de Lynndie England, cette marine étasunienne qui se prend en photo pendant une séance de torture en Irak, en 2004. L’année où naît Facebook. Cette image, du moins l’acception de cette image non pas uniquement comme source d’un scandale judiciaire mais comme photographie d’information, légitimise de facto la photo de famille, « la preuve », comme un genre possible. Focale centrale, absence de hors champ, netteté et colorations normées par l’appareil. Nous savons tous qu’il n’y a pas de vraie image, comme il n’y a pas de vrai texte. Tout est travaillé, même un diagnostic a son style, sa part d’ombre, sa virgule ou son accent qui joue comme une mouche sur le visage d’une courtisane.
Comme une tonne d’images dont vous pourrez aisément parcourir les galeries dans votre livre de faces, notamment, cette image ne comprend pas de hors champ. Le sujet, central, est supposé exprimer l’ensemble de ce qu’il y a à voir et à comprendre. Aucun avant-plan, élément de décor ou indice ne vient tenter de perturber la lecture, de rendre compte d’un champ historique – de savoirs, de compétences, de qualifications, que sais-je ? – qui serait induit et supposerait la subjectivité politique de l’auteur. Tordre la réalité, comprendre la violence de son geste, clic clac bzzz, rendre compte n’est pas ce qu’on imagine. On ne rend jamais compte d’un sujet si on ne pige pas que le sujet, c’est précisément que nous sommes en train de rendre compte de… Rien n’existe en soi. Tu vois ce que je veux dire ? C’est toi qui parles, qui produis une description, par l’image, par le verbe, la chose dont tu
parles n’existe pas en elle-même. C’est ta description qui existe. L’expérimentateur fait partie de l’expérience, je ne vais pas faire l’article.
Généralement le support de l’image suppose sa destination. Une photo de biker trash tirée en grand, sous verre, dans un musée n’est pas destinée à la même interprétation que si elle est reproduite dans Motomag à la section « je cherche une copine ». Ouais ouais, ça paraît évident, mais, hé, non non mon gars, là on parle de « valeurs ». Cette même image, tiens ! La grande, là, encadrée, si elle est exposée chez Nadja Vilenne, par exemple, pourrait valoir dix fois moins qu’exposée chez Gagosian à NYC. Sérieux ? Encore un autre truc de valeurs. Les mêmes pompes signées Gregory Pascon vaudront dix fois moins que signées Jimmy Choo. Les mêmes. Oui. C’est ainsi. On parle de capacité à voir, à révéler, à interpréter. On parle de langage. On parle d’environnement. En fait, on parle de notre propre capacité à fabriquer de la valeur. À fabriquer de l’histoire. Oui, à fabriquer une économie. Evidement qu’il vaut mieux exposer chez Nadja Vilenne que chez Gagosian, mon gars, je parlais pas de ça. Ce qui est intéressant c’est comment on construit. Quels sont nos outils de développement. Comment peut-on révéler, essayer de faire apparaître des choses, en inventer.
L’art contemporain est un genre, comme on pourrait le dire du film noir ou du roman d’amour. C’est un genre large, qui opère comme une sangsue en vampirisant tout ce qu’il y a autour. C’est une éponge si tu veux. Ce n’est pas seulement de l’interprétation de la réalité comme, je sais pas moi, Monet. C’est la réalité qui est l’enjeu de l’art aujourd’hui. Quand les Fluxus disaient la peinture est morte, c’était très idéologique comme truc. L’art aujourd’hui essaye d’être en-dehors de l’illusion, tout en faisant écho à toutes les illusions que le monde propose.
Maintenant, voilà ce qu’on a : la photographie s’est transformée. On l’a requalifiée. Nous sommes nos propres paparazzi, et les supports que beaucoup d’entre nous emploient qualifient mieux ce que l’on diffuse que le sujet des choses diffusées.
Aujourd’hui, nos œuvres sont métonymiques. Le contenant parle pour le contenu. D’un côté c’est parfaitement génial, évidemment. Mais il faut se donner les moyens de requalifier le contenant. Il faut transformer les catégories. Le cube blanc n’est pas « vide » comme certains aimeraient le penser, il est un possible, comme l’est une grange, un café, un parking, une école ou une grotte. Ça se complique parce qu’il faut autant qualifier le contenant que le contenu, et même supposer l’inviolabilité de leur rapport.
Un rapport, y compris celui de la police, est sexuel. Toujours. L’économie c’est du désir. Tout se fait dans l’idée de jouir. Allez vas-y, dis-moi ce que t’aimes.
Nous consommons un nombre inouï d’images. C’est peu de le dire.
Se promener dans la forêt, dans une usine abandonnée, baiser, prendre de la drogue, rêvasser à plusieurs, échanger des livres, par exemple, sont des sources d’inspiration profondes. Des sources d’interprétation, de traduction. Aujourd’hui toutes les images sont possibles. Les images qui circulent sont en soi des métonymies. Il n’y a pas de distance. Pas d’interprétation. On est dedans. On consomme et fait circuler des images comme on boit un verre.
101 ART IDEAS YOU CAN DO YOURSELF 1
À l’heure actuelle, un terme circule dans les médias. Art Post Internet. Cet art est une pratique associée à une connaissance générique et globalisée. Voici l’extrait du dossier de presse de Terremoto Globo Grrrnd : « Cut-up, mix permanent, Yann Gerstberger est un artiste post-internet qui connaît l’art et son actualité
sur le bout des doigts sans pour autant vouloir appliquer les recettes les plus sûres. Toutes les références sont mises au même niveau sans hiérarchie. » 2
Ce truc de post internet est un mélange d’art conceptuel et appropriationniste hyper décomplexé, plutôt un truc de surfer, post pop, post-post, qui se réclame d’une décontraction acharnée, d’une ignorance possible, tout en étant extrêmement conscient des possibilités sociales que pourraient lui apporter les privilèges d’une époque, époque née dans les 80’s, avide de neuf, de coke, de modèles top, de trucs qui marchent. Attentifs aux choses de l’époque, dont l’écologie et les montées des nouveaux fascismes, par exemple. C’est dans une certaine idée de la liberté que se joue sa politique. Mais pas, mais alors pas du tout « fuck the power ». Tu vois ce que je veux dire ?
Parmi les classiques de cette pratique, Cory Arcangel, qui refera ou interprétera des jeux vidéos, ou fera des grands fonds de ciel avec smiley sur toile en impression numérique. Il y a aussi Robb Pruitt, qui travaille sur l’idée de l’art lui-même et de sa place d’artiste. Il est connu pour avoir, après une traversée des ténèbres du monde de l’art pendant quinze ans suite à une expo foireuse chez Léo Castelli, fait son come back avec « Cocaine Buffet »: un miroir long de cinq mètres avec au centre une longue ligne de coke. À la fois pièce hyper minimale et invitation généreuse à tout qui serait prêt à se mettre à genoux – Pruitt est un peu catho sur les bords – pour être « photographié dans cette pose désuète des eighties lorsque le capitalisme était séculaire et sans invention ».