Balade pour un spectre

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Résumons. La belle Sanja m’a invité au Monténégro pour un voyage en amoureux, mais au départ du train, je suis seul. Pas de Sanja. Je la désire et je l’aperçois partout. Réalité ou fantasme ? Je n’en sais rien. Tout le trajet, je picole. À la tombée du jour, je débarque à Podgorica.

La ville et sa petite montagne

Sur les trottoirs de la nouvelle capitale, je marche et encore, je bois. Je cherche cet hôtel où Sanja a réservé une chambre pour deux. La grande prometteuse ! J’arpente de larges artères que dominent de minables buildings de verre, des banques, des assurances, des administrations. Je longe quelques bars branchés, des discothèques bourdonnantes, des snacks pourris, des night-shops louches, quelques vitrines de luxe et parfois je hurle : « Vive l’Europe et le capitalisme ! Vive la mafia ! Vive la fête ! »

En monténégrin, Podgorica signifie « sous la petite montagne », mais c’est la ville qui paraît bien petite, avec ses pizzas au ketchup, ses sandwiches dégoulinant de graisse, ses alcools frelatés, ses tabacs de contre-bande et le parfum capiteux de ses cocottes prisonnières. Que de bimbas, que de bimbos ! Tous si beaux et parfaits, si glabres et si luisants que j’ai l’impression de me vautrer dans un porno ! Je déambule comme un branleur et je continue à dériver jusqu’à ce que, par hasard, j’y sois. C’est mon hôtel. Enfin, celui qu’a réservé Sanja.

La lune découpe l’ombre d’un figuier aux larges feuilles sinistres. J’emprunte une allée de graviers qui mène à une villa couverte de lierres et affublée d’une construction plus récente : le bar-discothèque. Il y a un carton collé sur la porte « dobrodošli » et aussi « recepcija ». J’entre. La salle baigne dans une semi-pénombre. Seul un néon rose éclaire le bar. Une télé à écran plat joue toute seule devant une piste de danse déserte. Une vieille femme aux cheveux gris, toute habillée de noir, est assise à une table. Elle fume une cigarette et sirote un whisky. D’une voix rauque elle m’interpelle : « šta želite ? »  (Qu’est-ce que vous voulez ?) Je lui explique que mon amie a réservé une chambre pour deux mais que malheureusement, elle n’a pas pu venir. La vieille me regarde bizarrement, hausse les épaules et lance : « čekajte, vraticu odmah ! » (Attendez, je reviens de suite !) Elle disparaît derrière une tenture et revient chargée d’une paire de couvertures, d’une paire de draps et de deux essuie-mains. Je me dis qu’elle n’a pas dû capter que j’étais seul… Elle me guide jusqu’à ma chambre. Elle n’arrête pas de causer. Je n’y pige rien mais elle s’en fout. Elle semble en grande conversation avec une personne invisible. Tout à coup, elle plonge une main osseuse dans sa poche, elle tend le bras au-dessus du vide et laisse tomber une clé sur le sol. Elle sourit au mur et s’en va.

Plus tard, accoudé au bar de l’hôtel, j’aligne les cadavres de bouteille tandis que la salle se peuple de poupées ultrasex et de caïds surmusclés. Tous se trémoussent sur une sorte de techno locale fourrée de vocalises sirupeuses et d’envolées d’accordéon lyriques. J’en ai la nausée. Soudain, une main se pose sur mon bras et la voix de Sanja me susurre à l’oreille : « Viens, allons nous coucher, je suis vannée ! »

Nous nous frayons un passage entre des yeux gourmands, des corps qui frottent et des mains baladeuses. Je suis sidéré par la façon dont les hommes traitent Sanja. Ils n’admirent pas sa beauté, ils la jaugent, ils l’épluchent, ils la pillent et ce n’est pas elle qu’ils regardent mais bien l’objet de toutes les convoitises, en deux mots, son cul ! Nous finissons par nous extirper de ce piège et nous courons nous réfugier dans notre chambre que je ferme à double tour.

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Dans la nuit, je suis réveillé par des sons suspects. Quelqu’un essaye de forcer la serrure. J’entends des grattements, des chuchotements, des jurons, des rires étouffés. Je me souviens de cet article que j’ai lu sur le trafic d’êtres humains et je suis terrifié. Je rampe jusqu’à mon sac, je saisis mon canif et je me replonge sous les couvertures. Après de longs instants d’angoisse, je perçois le bruit des pas qui s’éloigne… puis plus rien. Juste les battements de mon cœur et la respiration lente et profonde de Sanja.

Au matin, bien entendu, elle a disparu. Je me dirige vers le bar pour prendre mon petit déjeuner. La vieille dame est là, toujours fumant sa cigarette et sirotant son whisky. Je lui demande si elle n’a pas vu mon amie. Elle grommelle je ne sais quoi et me lance un œil mauvais. Sûr qu’elle me prend pour un demeuré. Je lui règle ma note. Chambre pour deux, bien sûr, et je file vers la côte Adriatique.

Le pays de la montagne noire

L’autocar qui m’emmène est bondé, pourtant le siège à côté de moi reste étonnamment vide. Mais suis-je vraiment étonné ? Toujours accompagné de mon fantôme, je visite les anciennes cités vénitiennes de Bar, Budva, Kotor qui – à l’instar de toutes les villes balnéaires européennes – sont gâchées, violées par ce tourisme de masse qui envahit et dégrade tout. J’y apprends que cette industrie, ô combien florissante, n’est pas un vulgaire « business » mais bien « a lifestyle » ! Oui. Faire du pognon à tout prix, c’est bien un style de vie… C’est le nôtre.

Incommensurable ennui. Je bois plus que jamais. J’aperçois Sanja partout, je cogne dans le vide, je hurle sur les murs, j’insulte et attaque de nombreux innocents et je deviens complètement barjo.

Je quitte la côte, je m’enfonce dans l’arrière-pays. Je visite Niksic et sa fameuse brasserie, je me baigne dans le « Crno Jezero » (le lac noir) sous les imposants rochers de Durmitor où je découvre qu’ici, on ne part pas en excursion, mais on pratique l’outing ou le rambling, on ne se promène pas à pieds ou en bicyclette mais on s’adonne au trekking ou au biking. Un petit tour en canot ? Rafting. Faire l’amour ? F…

Il ne me reste plus que quelques jours de vacances. Et quelles vacances ! Une perambulation éthylique, plutôt. Sur la carte, j’avise cette petite ville : Plav, son lac et ses montagnes, les « Prokletije Planine » (montagnes maudites). Je me dis qu’avec un nom pareil, là-bas, je pourrais peut-être trouver la paix. Mais quand je monte dans l’autocar, le chauffeur me fait payer deux places et en chemin, il n’arrête pas de jeter des regards concupiscents vers le siège inoccupé où je devine mon insaisissable chérie…

Les monts maudits

Je ne me suis pas trompé. Plav est une chouette petite ville. Peu de touristes ici, on est trop loin de tout. Je me dégote un hôtel bon marché au-dessus d’un bistrot tenu par une famille de gitans. L’ambiance y est excellente, ces gens boivent, chantent et dansent toute la journée et ils manifestent une joie de vivre qui me fait du bien. J’en arriverais presque à oublier Sanja.

Mais un matin, je me réveille en sursaut. Elle est là devant moi, affichant son sourire des plus malicieux : « Lève-toi alcoolique, j’aimerais que tu m’accompagnes sur le mont maudit ! » Je suis de fort méchante humeur et n’ai aucune envie me coltiner l’ascension d’une montagne avec une hallucination, si mignonne soit-elle. « Fous le camp », je lui dis, « tu n’es même pas réelle. ». Elle me répond hilare « Ah, tu crois vraiment ça ? Ecoute, je descends boire un café et je m’en vais, rejoins-moi si tu veux. »

Une heure plus tard, nous nous mettons en route. À la sortie de la ville, nous suivons un sentier en pente légère qui longe un cimetière musulman. Nous dépassons quelques champs de maïs, des rangées d’arbres fruitiers, des prés à vaches, un
hameau. Au fur et à mesure que nous progressons, la montée se fait de plus en plus raide.

En bas, la ville et son lac sont minuscules. La vue est imprenable. Mais au-dessus de nos têtes, les énormes blocs de pierres qu’il nous reste à gravir font peur.

Les heures passent, notre ascension devient carrément pénible. Le sentier a disparu. Nous progressons sur des rochers tranchants, ce n’est plus une promenade, c’est de l’escalade et nous ne sommes pas équipés !

Le jour est passé depuis longtemps lorsque nous arrivons au sommet. Dans le ciel, la voie lactée est magnifique. Nous nous asseyons pour nous reposer et réfléchir. Comment redescendre en toute sécurité ? Il y a bien une piste qui rejoint la vallée mais le problème est de ne pas se perdre. Si nous nous égarons, nous risquons de nous enfoncer dans la montagne. Les nuits sont froides en altitude et puis il y a les ours, les loups. Nous en sommes encore à tergiverser lorsque un faisceau de lampe de poche troue l’obscurité. Une voix d’homme nous interpelle : « Dolazim da vam pomognem… imam jeep ». (Je viens pour vous aider… j’ai un 4X4.)

À peine la jeep a-t-elle démarré que le type harcèle Sanja de questions. D’où elle vient ? Qu’est-ce qu’elle fait ? Est-elle est mariée ? Aime-t-elle son mari ? Est-elle fidèle ? Il m’énerve ce mec, mais je n’ai aucune envie qu’il nous plante là donc je ferme ma gueule. Comme Sanja joue sa joviale, le lourdaud se fait plus entreprenant. Je suis loin de saisir tout ce qu’ils se racontent mais je comprends quand même que ça tchatche d’amour libre, de vie moderne, de plaisirs étoilés. Sanja tente ensuite de détourner la conversation. À son tour, elle commence à le bombarder de questions. Est-il marié ? Oui (mais il n’est pas contre les nouvelles expériences – pour ceux qui en doutaient). Des enfants ? Trois. Son boulot ?

Avec son 4X4, il promène des touristes dans les montagnes et il posséde deux pizzerias. Aussi, avec quelques amis, ils sont en train de construire un village de vacances. Sanja s’exclame alors en riant : « Tu es riche ! Où trouves-tu tout cet argent ? » Le gars est fier : « Je fais partie d’une organisation ». Elle demande « Quelle organisation ? »
« Une organisation », répète-t-il avec un grand sourire énigmatique.

Moi, je repense à ces filles qui disparaissent on ne sait où et je ne suis pas très à l’aise. Le balourd revient à la charge : « J’ai une idée. Ça te dirait d’inaugurer mon village ? ». Sanja, lasse : « Non, je suis épuisée et je préfère dormir à mon hôtel. » Pas content le mec, il se retourne vers moi : « Et toi ? Tu veux visiter mon village ? ». Je m’exclame : « Non, non ». Mais lui quand même, il nous y conduit, à son putain de village.

Une place circulaire flanquée de quelques bancs et tables en bois est entourée de petits chalets en forme de tipi. Notre ravisseur gare sa jeep et galant, il se précipite pour ouvrir la portière à Sanja. À moi, il lance : « Tu peux dormir dans la jeep, si tu veux ». Tu parles ! Je sors. Il lui prend la main et l’entraîne à une source d’eau fraîche. Il joue le beau, fait le charmant, il s’agenouille devant elle pour remplir une bouteille d’eau. Je reste à distance, je ne les perds pas de vue mais je suis trop exténué pour les suivre et je m’affale sur un banc. Ils reviennent vers moi. Le gars me tend la bouteille et m’ordonne : « Bois ça ! » Puis il prend Sanja par l’épaule : « Tu viens visiter les chalets ? » Et ils disparaissent derrière une baraque de bois.

Silence de plomb dans la nuit. Ça turbine sec dans ma tête. Merde ! Qu’est-ce que je dois faire ? Je me dis qu’à la première plainte, au premier appel, j’irai essayer de le raisonner. Le raisonner ? Autant prier une montagne de se coucher à plat ! Une minute passe, puis deux, puis trois, puis quatre, puis dix… Je suis une statue au centre d’un village. Une statue qui souffre et qui tremble d’impuissance et de rage, mais
une statue quand même.

Soudain, un autre 4X4 déboule, trois mecs en débarquent. Ils me regardent en rigolant et filent tout droit vers le fameux chalet. Je rassemble mon courage et me dirige vers eux. Je perçois des murmures, des gémissements, des halètements. Pour la première fois de ma vie, je prie pour que Sanja ne soit qu’un rêve. J’arrive à la porte. « Gledaj svoj posla ! » (Occupe-toi de tes affaires !) Un violent coup de poing censure ma vue et m’envoie valser au sol où je m’évanouis.

Je n’ai jamais revu Sanja, ni en réalité, ni en songe. Quand je suis rentré à Belgrade, j’ai trouvé son appartement vide. Personne ne se souvenait de son nom. La ville peut bien vivre sans elle. Mais moi, je ne l’oublie pas. Je me rappelle la montagne maudite et le monde entier me fait peur.

штрајк

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