La Nature cette voleuse !

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Depuis les années 80’, la logique des droits de propriété intellectuelle sur le vivant a opéré un tournant décisif. Une réelle rupture dans la conception du vivant comme bien commun, dans la manière d’appréhender la vie et sa reproduction. La construction d’une « économie de la connaissance » exige l’effacement des distinctions qui séparent l’invention de la connaissance d’une part, et de la découverte d’autre part. Les nouveaux droits qui en découlent permettent le contrôle et l’appropriation de la capacité d’entretien et de reproduction des espèces, tout en menaçant la biodiversité.

Sans que cela ne soit toutefois formulé explicitement, de par sa gratuité et sa capacité à se reproduire de lui-même à l’infini, de manière non programmée et gratuite, le vivant n’a pas fait partie du régime des brevets et de protection des inventions mis en place au 19ème siècle. La distinction entre les mondes de l’animé et de l’inanimé a permis pendant bien longtemps l’application des brevets au seul monde inanimé, laissant celui de l’animé dans le domaine du bien commun.

C’est avec le développement des biotechnologies que cet ordre va basculer. Elles permettent en effet  la création de nouveaux produits biologiques en quittant le descriptif pour rentrer dans le créatif, se donnant pour mission d’épurer la nature de ses « imperfections ».

Par ailleurs, de nouveaux modes de penser les rapport aux biens communs se structurent. En 1968, époque à laquelle recommencent à émerger des discours de sacralisation du marché et de la propriété privée, ainsi que de dévalorisation du domaine public et des biens communs, Garett Hardin publie un article qui restera célèbre 1 . Il y développe l’idée selon laquelle les biens communs ne sont justifiables qu’avec une faible densité de population. Lorsque la densité devient trop pressante, l’idée de libre accès devrait être supprimée, afin d’éviter tout gaspillage. La propriété privée étant alors la seule solution pour sauvegarder et gérer ces biens.

Le marché de la connaissance

Quand le savoir s’envisagera comme un marché prometteur et qu’il faudra mettre en place une « économie de la connaissance », il sera nécessaire de penser en termes de rareté. La nature des brevets évolue, ainsi que la propriété sur le vivant, de par l’appropriation non plus d’un produit construit, mais de la connaissance, des matériaux de recherche et des bases de données nécessaires à cette construction.

Le tournant a lieu dès qu’on ne considère plus le vivant comme un produit de la nature quand il a besoin de l’homme pour être mis à jour. C’est de cette manière qu’il devient brevetable et que la distinction entre l’invention (pur produit de l’intelligence humaine) et la découverte (simple mise à jour de ce qui existe) est abolie au niveau de la brevetabilité (et du monopole de la commercialisation). « Ainsi, alors que le droit de la propriété intellectuelle apparaissait jusque-là comme la frontière délimitant la complémentarité entre connaissances de base et exploitations commerciales de ces connaissances, ce sont ici les connaissances elles-mêmes qui sont au cœur du système d’appropriation. Dès lors, il apparaît que c’est bien un véritable dépassement de frontière qui s’est opéré. » 2

De plus en plus, le brevet est déposé en amont de la connaissance : « Il ne consiste plus en une « récompense » attribuée à l’inventeur en échange de la divulgation de son invention : le brevet se mue, pour la firme qui le détient, en droit d’exploration, cédé sous forme de monopole, pour toutes les inventions à venir, non décrites et non
prévisibles, avant même que toute invention ait été effectuée et, a fortiori, divulguée.
 » 3

Au niveau particulier du végétal et des semences, dans lequel les sociétés agrochimiques et les principales firmes phytopharmaceutiques investissent la majorité de leur budget, la semence transformée artificiellement devient le produit fini en soi, seul créateur de valeur. Ainsi, en plus de considérer des millénaires de sélection, croisement et conservation de semences comme un don sans valeur ni droit, ces sociétés voient la capacité de reproduction autonome et gratuite de la nature comme un vol de leur propriété. Une concurrence déloyale contre laquelle elles se battent. Des procès sont par exemple régulièrement intentés (et gagnés) contre des paysans dont les cultures sont contaminées par pollinisation !

Deux éléments à pointer dans cette « logique » : non seulement des sociétés peuvent continuer de produire des semences dont les plantes vont coloniser d’autres cultures, pouvant priver les propriétaires de l’usage de leurs récoltes 4 ; mais en plus, voulant garder une prise totale sur leurs inventions, ces sociétés désirent combattre la qualité essentielle des semences, c’est-à-dire leur capacité à se multiplier. Elles auront notamment recours à des procédés comme la stérilisation qui ôte aux semences leur caractère biologique et tend à transformer les sources de renouvellement de la vie en matières mortes, en objets à écouler sur le Marché. Et pour les graines non stériles, l’engagement à ne pas les réutiliser, ou à payer des royalties, figure toujours sur les contrats avec les semenciers.

Dans ce contexte d’incessants déplacements de barrières, on voit fleurir des articles affirmant que, en Europe, produire ses propres graines, les échanger, avoir son potager… va bientôt devenir illégal. Qu’en est-il ?

Soucieuse d’une loi identique pour tous les pays membres, la Commission européenne a déposé un projet de règlement sur « la mise à disposition sur le marché de matériel de reproduction des végétaux » qui devait passer en « première lecture » lors de la session plénière d’avril du Parlement Européen, juste avant les élections européennes. Depuis, en février, la Commission Agriculture a rejeté cette proposition. Ce rejet n’étant qu’une recommandation, le Parlement va l’examiner 5 . Affaire à suivre, donc…

Alors que la législation européenne fait correspondre les critères d’octroi des droits de propriété intellectuelle avec les critères d’autorisation des semences sur le marché, cette réforme visait à restreindre le transit sur les circuits commerciaux de semences anciennes et traditionnelles, obtenues par pollinisation ouverte, et appartenant donc au domaine public – non soumises, dès lors, aux droits de propriété intellectuelle.

Il convient peut-être, à titre explicatif, de préciser que Monsanto, Bayer et autres 6 désirent étendre plus encore leur contrôle sur les semences et leur marché. Par ailleurs, la Commission européenne, en manque d’experts internes, a fait appel pour la rédaction de cette proposition de règlement aux lobbyistes commerciaux des multinationales. Ainsi, le Ministère de l’Agriculture français a détaché auprès de la Commission, pour qu’elle puisse y rédiger avec les fonctionnaires européens une proposition de
loi, « l’expert national » Isabelle Clément-Nissou – qui se trouve par ailleurs occuper la fonction de Directrice des Relations Internationales du GNIS.

Le groupement national interprofessionnel des semences et plants, GNIS, est l’organisme officiel et interprofessionnel français réunissant tous les principaux acteurs du secteur semencier. Il se présente lui-même comme défenseur des intérêts de cette filière et ne cache pas que l’un de ses objectifs est la prise en compte par les législateurs des préoccupations du secteur semencier (à savoir : biotechnologie et OGM, propriété intellectuelle et brevet, biodiversité, protection des semences, etc).
Encore une chose : les multinationales du secteur des semences affirment qu’elles n’étaient pas demandeuses du texte – nous laissant supposer qu’elles ont prêté leur concours à sa rédaction par souci de l’intérêt général.

Le catalogue officiel des espèces et variétés végétales

Accusé par des associations de conservation de graines telles que Kokopelli de ne contenir que des « variétés reposant sur des critères harmonisés, critères qui sont destinés à standardiser et stabiliser les produits au détriment de la biodiversité, de la santé publique, et de la pérennité des agriculteurs » 7 , un catalogue officiel recense les semences (d’espèces et variétés sélectionnées, tant potagères que fruitières, voire même certaines à vocation environnementale ou ornementale) autorisées à la vente et à la culture, selon divers critères tels que le taux de germination, le taux de productivité ou l’état sanitaire.

Au cœur de la proposition de réglementation proposée, le catalogue officiel des espèces et variétés végétales devient le domaine réservé des variétés appropriées. Ce qui, pensons-nous, est théoriquement faux : une variété issue du bien commun et qui serait déposée dans le catalogue n’est pas le résultat de recherches, ce qui ne l’empêcherait pas d’apparaître comme appropriée dans le catalogue. Mais ces variétés inscrites par l’agroalimentaire proviennent de recherches. Le catalogue devient alors le reflet du monopole des semences hybrides, qui occupent une place plus que dominante sur le marché. Et comme aucune règle spécifique n’a jamais été établie pour les variétés appartenant au bien commun, celles-ci, ne répondant pas aux critères d’autorisation de mise sur le marché et de droit de propriété intellectuelle, sont tout bonnement tombées dans l’illégalité !

D’un point de vue commercial, d’étroites « niches », des exceptions ciblées, étaient prévues dans le règlement. Des semences de variétés anciennes ou traditionnelles, non inscrites dans le catalogue, auraient pu être commercialisées, bien que dans des limites étroites. À côté de cela, les producteurs de semences de fermes (celles que l’on produit soi-même pour les resemer) auraient pu également, dans certaines limites, être exonérés de paiement des royalties normalement dûes à « l’obtenteur » de la variété resemée.

Malgré ces niches, la logique de réglementation visant à l’industrialisation et à la productivité continue sur la lancée de mise en danger des pratiques agricoles, locales, naturelles et à petite échelle, lesquelles répondent pourtant aux critères visant à combattre la crise environnementale. Rendue dépendante de l’industrie agrochimique de par l’illégalité des semences à pollinisation ouverte, la pérennité même de la paysannerie est mise en danger au profit des intérêts de multinationales.

En plus de contribuer à un monopole des multinationales semencières, les conséquences de l’illégalité des variétés de notre patrimoine commun conduisent à un appauvrissement de la biodiversité. Un appauvrissement alarmant, puisque 80% de la biodiversité agricole a disparu depuis les années 50’ !

Au prix d’une inscription de 6 000 euros pour une variété, auxquels s’ajoutent 2 000 euros pour qu’
elle y soit répertoriée dix ans, rien d’étonnant à apprendre, par exemple, que sur les 20 000 variétés de tomates recensées par certains sites, seules 2 600, dont la majorité sont des variétés modernes, souvent des hybrides F1 8 , sont inscrites au catalogue officiel. Celui-ci s’amoindrit d’année en année, au profit de ceux qui peuvent payer, c’est-à-dire ceux qui mettent des ressources dans la recherche, visant le profit par la commercialisation.

Et sachant que les nouvelles variétés sont créées pour leur résistance à certains insecticides, leur productivité ou leur simple aspect visuel « attractif », il est légitime de s’interroger sur l’importance des critères sanitaires quant au choix des variétés cultivées. En effet, ce qui est bon pour le commerce ne l’est pas spécialement pour les corps.

En plus de guider nos fourchettes vers une harmonisation des goûts par la raréfaction des variétés, les intérêts financiers risquent bien d’empêcher les bienfaits potentiels d’une alimentation issue des apports multiples d’un monde végétal tendant naturellement à se diversifier.
Sur ce, je vais me gober ma gélule d’oméga-3 !

Notes:

  1. Garett Hardin, The Tragedy of the Commons (1968)
  2. ORSI F., 2002, La constitution d’un nouveau droit de propriété intellectuelle aux Etats-Unis : origine et signification économique d’un dépassement de frontière, Revue d’économie industrielle, n°99, 2° trimestre 2002, p.84
  3.  CORIAT B., 2002b, Le nouveau régime américain de la propriété intellectuelle. Contours et caractéristiques clés, Revue d’Économie Industrielle, Numéro spécial, 2e trimestre 2002.
  4.  Aux États-Unis, des procès pour abus de droits de propriété sont régulièrement gagnés par les sociétés semencières, les victimes de pollinisation par des plantes génétiquement modifiées se retrouvant à la place des accusés.
  5. La commission de l’agriculture rejette le règlement sur les semences, communiqué de presse. http://bit.ly/1mAv9a2
  6. l’agrochimie et le secteur des semences au niveau mondial : http://bit.ly/1iLhXLR
  7. Réforme de la législation européenne sur le commerce des semences : http://bit.ly/1f5iLdY
  8. Un hybride F1 est la première génération d’un croisement entre deux variétés distinctes, dont la production de semences n’est pas intéressante à resemer puisque la deuxième génération ne sera plus homogène et, en plus, perdra de sa capacité de rendement. Le croisement n’étant pas à la portée de l’agriculteur moyen, celui-ci perd son autonomie à produire lui-même ses semences et se retrouve donc dans l’obligation d’en racheter.

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