Le marché de la diffusion du savoir académique resta longtemps le privilège de certaines revues huppées et d’éditeurs gardant jalousement leur pré carré. D’autant que l’exploitation de celui-ci permet parfois d’engranger des profits substantiels. Et puis, l’open access (libre accès) s’imposa comme une alternative aussi crédible que prometteuse et bénéficia du soutien de ceux qui défendaient des valeurs comme celle du partage du savoir. Aujourd’hui, les deux modèles coexistent sans doute davantage qu’ils ne s’opposent – et de solution miracle, il n’est guère plus question.
Traditionnellement, le modèle économique des éditions scientifiques était celui du lecteur-payeur : c’est-à-dire un abonnement à une ou plusieurs revues. Les tarifs de ces abonnements, souvent pris en charge par des institutions académiques (via leurs bibliothèques), étaient et sont d’ailleurs toujours en constante augmentation. Fin 2013, les bibliothèques universitaires françaises, représentées par le consortium Couperin 1 , négociaient l’accès du grand éditeur Elsevier à son catalogue. Une opération en licence nationale estimée à près de 190 millions d’euros sur cinq ans. Elsevier, société cotée en bourse, en situation monopolistique et réalisant des marges indécentes, effectue en réalité une gigantesque privatisation de fonds publics : les chercheurs étant financés par ceux-ci (via les institutions académiques) doivent repayer pour accéder à des revues prestigieuses.
En outre, nombre de ces revues sont déjà disponibles en accès libre via différentes plates-formes. L’accès libre, ou open access, relève quant à lui d’un autre modèle économique : l’auteur-payeur. Dans celui-ci, l’édition est financièrement assumée par l’institution directement : organismes de recherche et pouvoir public, c’est ce qu’on appelle du « financement en amont ».
Il existe fondamentalement deux « voies » pour l’open access, différentes mais complémentaires. Tout d’abord, la « voie en or » (ou goldway), qui couvre les aspects de diffusion, par l’intermédiaire des revues en ligne. Parfois gratuit, souvent payant, ce modèle est déjà récupéré par de grands éditeurs. Ces derniers, en faisant jouer le prestige de quelques « bouquets » de revue, proposent des accès payants à des catalogues en ligne, mais également des frais de publication élevés pour les auteurs (jusqu’à 5 000 euros pour un article dans le pire des cas), nommés dans le jargon Article processing charge. Dans ce modèle-là, on paie pour être publié et parfois encore pour lire. Le second volet de l’open access, nommé « voie verte » (ou greenway), constitue l’aspect « publication » : un auto-archivage via dépôt de copies d’articles, propriétés de l’institution. Couplée à des publications « maison » (inspirées du goldway), cette voie de l’open access est défendue par certaines universités, dont celle de Liège, comme une véritable alternative et non une simple mutation du modèle commercial.
Publication, diffusion et visibilité :
le cas de l’ULg
À Liège, l’open access est évoqué avec insistance dès le début des années 2000. En novembre 2008 est lancée la plate-forme de dépôt (greenway) et de consultation d’articles scientifiques ORBi (Open Repository and Bibliography) : un répertoire institutionnel permettant de déposer références et textes intégraux. Particularité liégeoise, les auteurs ont l’obligation de déposer au moins une version de leur texte dans le répertoire : dans le cas contraire, un article non-déposé ne servira pas dans l’évaluation du dossier du chercheur au sein de l’Université. « C’est un levier très puissant », précise Paul Thirion, directeur du Réseau des Bibliothèques de l’Université de Liège. « Le chercheur peut toutefois décider de ne pas publier, de publier dans une revue en laissant
toutefois une copie, ou de poser un embargo, par exemple d’un an, sur son article. » D’après lui, l’initiative avait bien pour but de couper l’herbe sous le pied à quelques privilégiés : « Il faut préciser qu’avant ce système, certains éditeurs avaient un quasi monopole, procédant parfois à des augmentations du prix des abonnements de 10% par an. On assistait d’ailleurs à de nombreux désabonnements, compte tenu des difficultés budgétaires des Universités ».
Les mesures de l’ULg concernant l’open access ne s’arrêtent pas là puisqu’un outil dédié à la diffusion a également été mis en place : PoPuPs (Portail de Publication de Périodiques Scientifiques), permettant aux revues estampillées « Université de Liège » de pouvoir être intégralement diffusées sur le web. Un système goldway qui se veut bien différent des récupérations de publication en libre accès par des éditeurs commerciaux : « Attention ! Ici nous distinguons ces pratiques, appelées “unfair gold”, du “gold équitable”, à coûts faibles, voire nuls, pour les auteurs. Cela fait partie de l’organisation et du financement de la recherche », différencie Paul Thirion. En octobre dernier, l’ULg a en effet arrêté ses abonnements à des revues pratiquant l’auteur-payeur de cette façon.
L’outil a également pour but de diffuser plus largement et avec une visibilité accrue. « ORBi compte 105 000 références, avec plus de 60% de textes intégraux. Nous disposons de plus d’une visibilité très importante, ainsi que d’un grand nombre de citations. Chaque jour, c’est en moyenne 3 000 downloads ! », détaille Paul Thirion. Sur son blog, le recteur de l’ULg, Bernard Rentier, présente les résultats du classement des dépôts de bibliographies scientifiques Webometrics : « ORBi, le dépôt institutionnel de l’ULg, se classe au 47ème rang mondial sur 1650 répertoires de toutes catégories et devient le premier répertoire belge. Il est 34ème en taille, 115ème en visibilité, et 68ème pour le nombre de textes intégraux » 2.
Evaluation et formation
« À priori, il n’y a pas de raison d’être contre l’open access, qui a réellement des vertus », commente Grégory Cormann, président du Conseil Universitaire du Personnel Scientifique (ULg). « Mais ce qu’on remarque, c’est qu’on assiste à une course effrénée à la publication. On se retrouve avec des problèmes comme des cas de plagiat – d’autant plus difficiles à vérifier que le nombre des publications augmente constamment. On assiste également à des phénomènes de “citations de copains” et d’auto-citations. » À cela s’ajoute une multiplication des publications sans grands risques dans certains domaines, pour « faire le nombre ». « Certaines expériences scientifiques sont reconduites plusieurs fois avec de petits changements de variables, de façon à disposer de résultats sûrs. Peu risqués, mais avec un résultat sûr et attendu. Or, la Science avance souvent avec le risque de l’échec et des expériences audacieuses », insiste Grégory Cormann.
Cette course à la publication semble encouragée par les systèmes d’évaluation, vrais nœud du problème dans un tel modèle. Les évaluations et la visibilité se font via des critères « objectifs » : le nombre de consultations d’un article, mais surtout les fameux facteurs d’impacts (FI), basés sur le nombre de citations. Des évaluations quantitatives qui sont de mise partout, même en-dehors de l’open access, et faisant office de dénominateur commun à l’évaluation de tout papier scientifique. Comment, dans ces conditions, garantir les contenus ? Grégory Cormann apporte un début de réponse : « Il y a un vrai travail d’évaluation qualitative à mener, qui fait aussi partie de la formation des doctorants par des chercheurs expérimentés. Il ne s’agit pas de dire oui ou non sur la base de facteurs “objectifs”, ni d’accepter ou de refuser un article, mais de discuter, de corriger : en définitive, un vrai travail de
formation scientifique ».
Pressés par le temps et soumis à un objectif de rendement, les chercheurs n’ont bien souvent plus le temps de réellement lire ce que leurs pairs écrivent : « Paradoxalement, nous voulons que nos papiers soient lus le plus possible, diffusés internationalement, mais nous n’avons plus le temps de lire ce qu’un collègue, parfois voisin de bureau, publie », regrette Grégory Cormann. « Or, même de façon interdisciplinaire, l’échange dans des lieux physiques est important, car le moteur de la recherche, c’est d’aller à la frontière de sa discipline ».
Deux sciences, deux mesures ?
Les situations en sciences dures et en sciences humaines présentent également des différences dans la mise en place de l’open access, qui ne sont pas sans conséquence pour les dernières citées. Tout d’abord, les revues scientifiques prestigieuses de sciences dures (à titre d’exemple : Science, Nature, Blood) sont bien plus incontournables pour ces disciplines que les publications de sciences humaines, et sont bien souvent dans une situation de monopole fort. D’autre part, le marché des publications pour les sciences dures est global, tandis qu’il est plus restreint en sciences humaines (de par les sujets traités, la langue, la localisation). En conséquence, les abonnés à ces revues sont moindres, d’autant qu’on compte une multitude de revues dans un milieu très atomisé. Enfin, élément à ne pas négliger, la durée de vie des publications n’est pas la même : un chercheur dans une science du vivant ne peut se permettre de respecter un embargo d’un an sur un article. Il payera pour obtenir l’information rapidement. A contrario, un chercheur en histoire choisira plutôt d’attendre la fin de l’embargo. Les structures éditoriales plus fragiles des sciences humaines sont les premières touchées par la mise en ligne gratuite. À terme, il existe une possibilité de voir des publications disparaître, faute de moyens, notamment en français, tant qu’un manque à gagner ne sera pas compensé.
La subvention en amont, dans le modèle auteur-payeur, apporte une solution, mais reproduit une nouvelle fois un déséquilibre entre deux types de sciences. Des budgets colossaux peuvent être alloués à certaines recherches par la Commission Européenne, fervente partisane de l’open access (plus vite les innovations sont à disposition des industries, mieux c’est). Par ailleurs, pour certaines disciplines, la publication payante par revue reste une question éminemment politique : un enjeu d’indépendance. En effet, certaines publications en science humaines (en sociologie notamment) peuvent se trouver dans une position pour le moins paradoxale : elle devraient être financées par des institutions dont elles se donnent parfois comme principal objectif de faire la critique. Dans ce cas, vendre leur recherche est une manière d’acheter leur liberté.
Luca Piddiu
Notes:
- L’équivalent de Couperin en Belgique francophone est la BICfB, Bibliothèque Interuniversitaire de la Communauté française de Belgique. ↩
- Bernard Rentier, Webometrics : classement mondial des dépôts en Green Open Access, http://recteur.blogs.ulg.ac.be/?p=923 ↩