les entreprises wallonnes « immatures » ?
Selon un rapport publié en janvier 2014, plus de la moitié des PME wallonnes dites « innovantes » négligeraient la protection de leur patrimoine immatériel constitué de « la formation du personnel, le savoir-faire, la réputation, le design ou encore l’image ». Elles considèrent ainsi l’application du droit en matière de propriété intellectuelle plus comme une contrainte que comme un avantage. Un désintérêt qui semble déranger Ernst & Young, auteur d’un rapport commandé par l’asbl PiCarré, l’acteur wallon dans le champ de la propriété intellectuelle.
Au printemps 2013, le cabinet Ernst & Young (dont la spécialité est l’audit de banques, d’assurances et de fonds, et le conseil en fiscalité) produit un rapport sobrement intitulé : « La valeur des idées. Les PME wallonnes et la propriété intellectuelle, un état des lieux ». Celui-ci concerne en fait les PME de plus de dix personnes jugées « innovantes ». Le caractère « innovant » dépendant du secteur d’activité ou de l’existence de frais de R&D (Recherche et Développement, ndlr) ou encore du statut de spin-off universitaire (très à la mode). Sur les 797 PME recensées, seuls 76 entretiens quantitatifs et 18 entretiens qualitatifs ont été réalisés. « Sur cet échantillon, certaines entreprises n’ont pu être contactées, d’autres n’ont pas souhaité répondre ou n’avaient “rien à signaler” au sujet de la propriété intellectuelle », précisent les auteurs du rapport.
Un premier postulat est formulé : il faut avoir le « réflexe “propriété intellectuelle” » afin de « gérer son patrimoine immatériel » : « protéger, utiliser, valoriser et développer les “créations de l’esprit” » dans le but de « voir comment faire de la propriété intellectuelle un moteur pour les PME innovantes ». Sauf que ces PME ne semblent pas se rendre compte de tout ce qu’elles pourraient y gagner : « En-dehors de l’aspect “protection juridique”, peu de PME perçoivent des avantages à la propriété intellectuelle. Nombreux sont ceux qui confondent encore les objectifs et les moyens. Très peu de répondants évoquent la valorisation financière, la création d’un avantage concurrentiel ou encore l’optimisation fiscale ». Comme en témoigne dans le rapport une directrice R&D d’une PME active dans la biotechnologie : « Lors de nos veilles concurrentielles, si nous constatons qu’un tiers développe des technologies que nous avons brevetées, nous ne l’attaquons pas forcément en justice. Il nous arrive parfois de le contacter pour connaître ses projets. En effet, un échange d’idées avec de tels concurrents peut stimuler la créativité et parfois même déboucher sur de beaux partenariats ». Partager ses connaissances pour « stimuler la créativité » et travailler ensemble ? Voilà un discours jugé « immature » par les auteurs du rapport qui parlent alors de « méconnaissance du sujet » : « Les PME innovantes wallonnes peut (sic) être qualifiées d’immatures en matière de propriété intellectuelle. Si le rattrapage prend trop de temps, les opportunités de marché échapperont à nos PME », insistent-ils. Les petites et moyennes entreprises innovantes ne seraient donc pas assez réactives parce qu’« elles ne prennent des mesures que lorsque de sérieuses menaces pèsent sur leurs produits ou services (copie ou blocage, par exemple) ».
Nous avons donc d’un côté des entreprises qui semblent utiliser les outils juridiques lorsqu’elles le pensent nécessaire ou inévitable, selon leur point de vue, sans forcément être dans la protection intellectuelle à tout prix. De l’autre côté, l’asbl PiCarré, via ce rapport, suggère aux PME d’avoir des « réflexes » pour systématiquement « penser propriété intellectuelle ». Jusqu’à poser la question : « Êtes-vous IP minded ? »
Selon Michel Caldana, directeur de l’asbl, « les PME
wallonnes n’ont pas conscience du fait que si elles se préoccupaient un peu plus de propriété intellectuelle elles auraient peut-être un retour sur investissement. C’est aussi devenu quelque chose qui rentre dans les demandes des prescripteurs. Les appels à projet des pôles de compétitivité ou de la Région wallonne incluent maintenant la propriété intellectuelle comme critère de validation d’un dossier. »
Les enjeux de la propriété intellectuelle
selon PiCarré asbl
Les actions de sensibilisation menées par cette asbl, dans le but de démystifier la propriété intellectuelle et de montrer en quoi elle peut être un allié stratégique, sont subventionnées par la Wallonie et les Fonds européens. Parmi son « public cible » on retrouve les entreprises (PME, spin-off, start-up, etc) mais aussi et surtout les universités et centres de recherche publics et privés.
Dans ce contexte d’« économie de la connaissance », une plus-value naît du savoir et des connaissances. « Dans certains domaines, une part de la plus-value qu’on peut créer vient de la mise en forme des connaissances avant d’avoir un capital matériel. On parle d’un capital immatériel. D’actifs immatériels. C’est peut-être un peu connoté, d’un côté financier, je le reconnais, mais c’est un moyen de valoriser ce qui a été développé dans une entreprise. » Et Michel Caldana de rappeler qu’on ne peut pas protéger des idées, elles sont en effet libres d’accès, mais bien un savoir, un processus. Et une fois protégé, ce savoir prend de la valeur. Il peut alors être vendu, échangé ou encore loué.
PiCarré asbl exploite ainsi l’information contenue dans des bases de données de brevets et de marques : « L’information est partout mais elle est aussi dans le registre de la propriété intellectuelle, en particulier dans les sources, comme les sources de brevet. De l’information technique, juridique, mais aussi plus business : qui fait quoi avec qui dans le monde ? Ça permet de construire une information qui a une énorme valeur ajoutée », précise-t-il.
Prévoyance et protection
La propriété intellectuelle étant une matière complexe – elle touche toute création de l’esprit et concerne tout créateur, qu’il soit chercheur dans une université, inventeur dans une entreprise ou artiste dans son atelier – PiCarré asbl s’est donnée pour mission de faire prendre conscience de la nécessité de se poser les bonnes questions. Car contrairement à ce que l’on pourrait penser après la lecture du rapport sur les PME, selon l’asbl, la protection n’est pas une fin en soi. Michel Caldana insiste : « La première question à se poser n’est pas nécessairement : faut-il que je protège ? Mais : qu’est-ce que je veux faire comme business ? Et une des réponses peut être : il faut que je me protège. Mais souvent, on prend le raisonnement dans l’autre sens : je vais protéger et je verrai ce que je vais en faire. C’est comme ça qu’on se dit que la propriété intellectuelle c’est cher, ça dure trop longtemps pour obtenir quelque chose, c’est compliqué et à l’arrivée on ne sait pas quoi en faire ».
Comme le montre le rapport d’Ernst & Young, la propriété intellectuelle est majoritairement associée au brevet alors qu’il existe une multitude d’alternatives, au sein d’une réflexion plus globale. PiCarré elle-même réfléchit à l’intérieur de cadres qui existent déjà : brevet, modèle, droit d’auteur… « C’est vrai qu’on a un catalogue d’outils mais tout n’est pas dans le brevet, dans la marque, dans le dessin… parfois, ne rien faire est une solution. Quand je dis ne rien faire, c’est ne pas se lancer dans une procédure qui aboutit à un formalisme. Il faut examiner toutes les options possibles. Dans beaucoup de cas, c’est un peu de tout. On a recours à des combinaisons de solutions, et il s’agit de faire appel à ce qui est le plus approprié. Il y a des situations où il n’y a pas de propriété intellectuelle à mettre en oeuvre. Mais ne pas au minimum se poser la question, en cours de projet ou dans une
activité entrepreneuriale, c’est prendre le risque de manquer des opportunités. Et si ça se trouve, la réponse sera : il ne faut pas s’en préoccuper parce que dans mon cas il n’y a pas de raison de le faire. Se poser la question est un réflexe pertinent. Souvent, on attend qu’il se passe quelque chose et on réagit, c’est une erreur. C’est une question de prévoyance et incidemment de protection. »
Open Access, copyleft, creative commons
Protéger ou ne pas protéger, ce ne serait donc pas la question. Mais plutôt : quel business je veux faire avec ma création ? Le but de l’asbl PiCarré est bien de trouver le meilleur outil. Et parfois, la réponse peut être : « je ne veux pas faire de business » ou « je veux partager mon savoir librement ». Pour Michel Caldana, le travail collaboratif – coworking – ou l’innovation ouverte – open innovation – sont des réalités à prendre en compte. « Est-ce que ce sont de beaux concepts pour faire joli dans la conversation ? On pourrait le croire, mais aujourd’hui, il est difficile de travailler complètement tout seul. Même les plus grands ne travaillent pas tout seuls. Il y a une différence entre le Ernest Solvay qui travaillait tout seul dans son coin et les scientifiques actuels qui travaillent dans des collaborations avec des unifs et des entreprises. C’est le côté positif. Ceci va de pair avec une bonne structuration de qui fait quoi, qui partage quoi avec qui, qui amène quoi dans la corbeille de la mariée, qu’est-ce qu’on fait des résultats qu’on a créés ensemble ? Qui dit travail collaboratif ne veut pas dire qu’on abandonne toutes les règles. Ce qui est créé a une certaine valeur et ce n’est pas indécent de le dire. Après, l’usage qu’on en fait, c’est un autre débat. »
Même si les employés de l’asbl PiCarré n’y ont que rarement recours, ils n’excluent pas les nouvelles formes de licence rassemblées grossièrement sous les termes « copyleft » et « creative commons ». « Maintenant, le tout s’appuie toujours sur un cadre qui existe. L’open innovation repose sur des contrats de collaboration, des contrats de consortium, etc. Le copyleft, oui, on a créé des formes de licences particulières mais ça reste des contrats de licence avec une manière de les utiliser. » Des formes de licence qui se basent sur l’ouverture et moins sur la protection, tout de même. « C’est une évolution normale mais pas sans règles. On vit sur des outils historiques qui sont dans une logique différente, en tout cas jusqu’à un certain point. En même temps, je crois qu’aujourd’hui, il faut utiliser des systèmes plus ouverts. Notre site internet a été fait avec des outils d’open source, parce que je crois que c’est tout à fait raisonnable. Et les plus grands qui ne sont pas dans cette logique les utilise : le Ministère de la Défense américain par exemple. Il faut générer des mécanismes qui permettent de mettre ça en œuvre. »
Michel Caldana, à partir de son expérience chez PiCarré asbl, souhaite adapter les outils actuels en Wallonie avec des mécanismes beaucoup plus légers : « Vous avez les caricatures des gros qui s’attaquent à coup de brevets : Apple et Samsung, 900 millions de dommage de Samsung vers Apple. Mais tout n’est pas comme ça. Le monde n’est pas fait que de Samsung et d’Apple. Il faut fonctionner avec l’environnement dans lequel on se trouve. Le coût du dépôt : 350 euros à l’Office belge des brevets, plus le mandataire, plus la défense, plus les taxes officielles… Donc la question à se poser : est-ce que j’ai besoin d’un brevet ? Si c’est pour ne rien faire à l’arrivée, à quoi bon. »
Sans doute les questions économiques liées à la connaissance pourront-elles se régler en termes juridiques. Mais il restera toujours les autres, plus philosophiques peut-être, mais non moins fondamentales : une société du savoir se construira-t-elle en distribuant des droits aux égos créatifs, ou devra-t-on apprendre à inventer sans dire « ceci est à moi » – ou même, « ceci est à
nous » ?