Nous savions d’emblée que s’attaquer au thème de la propriété intellectuelle avait tout d’une entreprise risquée. Pourtant, après plusieurs reports, nous ne pouvions toujours pas nous résoudre à contourner ce problème, à faire comme si nous pouvions continuer d’écrire tranquillement notre dossier sans jamais l’affronter avec les moyens du bord. La question apparaît comme infiniment complexe et a acquis un caractère transversal. En 2014, elle semble se poser partout.
Nous l’avons retrouvée dans les champs, où elle vient inquiéter les agriculteurs. Elle montre le bout de son nez, avec insistance, sur les réseaux télématiques, lorsqu’il s’agit de savoir à qui appartiennent les masses de données que nous générons, les contenus que nous rencontrons ou les programmes que nous utilisons – autant dire en permanence. D’ailleurs, nos téléphones intelligents impliquent une lutte rocambolesque entre les géants du secteur informatique. Nous mangeons des produits brevetés, utilisons des médicaments brevetés, employons des appareils composés de technologies brevetées, fredonnons des airs protégés par le droit d’auteur et portons des vêtements marqués.
Du coup, la conjonction du lobbying des industries de la culture, de l’agroalimentaire, de la pétrochimie, des technologies de la communication et de l’information, du luxe ou encore du tabac, n’éprouve guère de difficultés à rendre crédible le discours qui désigne la contrefaçon et la « piraterie » comme des fléaux majeurs de notre temps. Ils auraient déjà détruit presque deux cents mille emplois dans l’Union européenne, feraient courir d’énormes risques sanitaires et propageraient l’insécurité jusque dans les jouets de nos enfants. Une argumentation construite en béton armé.
Le récent blocage in-extremis de l’Accord Commercial Anti-Contrefaçon (ACTA) par une improbable coalition faite de militants de l’Internet libre, de paysans en lutte, d’ONG, d’écologistes ou encore du collectif d’hacktivistes Anonymous, nous a très clairement signifié que, si la question de la propriété intellectuelle se retrouve partout, elle constitue aussi un champ de bataille colossal.
Nous avons tenté de l’explorer sans trop nous y perdre.
Le meilleur moyen de circuler sur un territoire de conflits, miné, comme il se doit, consiste sans doute à trouver une personne de confiance pouvant nous servir de guide. Valérie Tilman, ancienne chercheuse sur la question de la propriété intellectuelle, accepte de nous accompagner dans notre tentative de comprendre un peu mieux les enjeux cachés derrière ce sujet et les stratégies à l’œuvre dans les différents camps qui s’affrontent.
Et d’emblée, elle va nous aider à tordre le cou à une croyance qui accompagnait nos premières recherches : ce principe d’octroyer à une personne des droits sur une idée ou une œuvre n’a rien de très nouveau. Cette manière de faire serait même plutôt ancienne. Ainsi, par exemple, au VIème siècle avant notre ère, on avait accordé à un cuisinier de la ville grecque de Sybaris un droit d’exclusivité d’une durée d’un an sur la recette qu’il avait mise au point, et la Venise du XIIIème siècle, elle, protégeait jalousement le savoir-faire local en interdisant aux artisans verriers de quitter la commune. De la même manière que, début du IIIème millénaire, les grandes entreprises du secteur des biotechnologies agricoles obtiennent des institutions compétentes la possibilité de breveter le vivant. « Entre conception moderne de la propriété intellectuelle et conception “ancienne”, il y a bien sûr des différences, qui tiennent aux différences de contextes. Mais il y a aussi des points communs essentiels : en matière d’invention, les pratiques de propriété intellectuelle étaient et sont toujours des privilèges (droits de monopole) octroyés en vertu de certains rapports de force et de certains intérêts. » Il y a
surtout beaucoup de continuité.
Évidemment, de l’antiquité à notre époque, où Samsung et Apple se livrent une lutte sans merci par avocats interposés, il y a quand même bien quelque chose qui a changé. « La conception de la propriété intellectuelle n’a pas vraiment changé. Elle s’est généralisée à de nombreux domaines quelquefois fondamentaux (médicaments, semences) ou, à partir du domaine commun (gènes, savoirs traditionnels), s’est “radicalisée” pour s’appliquer dans certains cas à des “inventions” qui n’en sont pas vraiment, comme, dans le domaine de la génétique, des éléments naturels isolés de leur environnement. Elle s’est aussi internationalisée, et du coup sa mise en œuvre est plus destructrice : aujourd’hui, la tentation d’utiliser la propriété intellectuelle pour construire une position dominante ou un marché captif source de grand profit s’est généralisée. S’il faut parler de “rupture”, c’est peut-être sur ces points ».
Si nous suivons notre guide, ce qu’on a nommé « propriété intellectuelle » désignerait une vieille pratique d’intervention du pouvoir dans le champ de l’économie qui, de nos jours, aurait tendance à se répandre dans une proportion telle qu’elle en deviendrait problématique. Car, comme cela a déjà été dit précédemment, nous parlerions d’un ensemble de règles très particulières qui n’auraient jamais cessé de fonctionner selon leur essence même : des privilèges accordés par le prince. Sauf que, bien évidemment, dans nos contrées très à cheval sur la propriété intellectuelle, cela fait belle lurette que les chefs ne peuvent plus tranquillement faire ce qu’ils veulent, juste parce que ce sont eux les chefs : il leur faut pouvoir justifier leur action et faire en sorte qu’elle s’inscrive dans la loi.
Pour résoudre le problème, certains des intellectuels ont joué la carte utilitariste afin de tenter de prouver que la propriété intellectuelle avait d’importantes vertus favorables à la société et à l’économie (pour cette raison, la propriété intellectuelle est admise comme une exception au principe de liberté du commerce !) ; d’autres légitimèrent les droits accordés aux auteurs, aux créateurs et aux inventeurs comme découlant immédiatement des fruits de leur travail – c’est-à-dire, selon eux, de leur propriété. Comme nous l’explique Valérie Tilman : « L’expression consacrée de “propriété intellectuelle” est à cet égard révélatrice et stratégique, car qui ose encore, de nos jours, remettre en question le droit de propriété ? Pourtant, les arguments selon lesquels le travail, le talent, l’acte de création ou encore le « droit moral » de l’auteur feraient de la propriété intellectuelle un droit fondamental sont discutables et même réfutables, tout comme le sont, d’ailleurs, les arguments utilitaristes ». Ainsi, aucune étude macroéconomique n’a vraiment démontré l’efficacité du brevet ou, du moins, prouvé qu’il soit toujours efficace. Le mobile du gain n’est pas forcément la motivation première des inventeurs. Les difficultés de l’industrie pharmaceutique (grande utilisatrice des brevets) à innover véritablement ces dernières années ne plaident d’ailleurs pas vraiment en faveur de la propriété intellectuelle. Si celle-ci peut stimuler la recherche, elle peut aussi la bloquer, la ralentir, et conduire à l’appropriation de biens communs. L’idée que le rendement privé est égal au rendement social n’a toujours pas été vérifiée, bien au contraire. Elle n’a jamais quitté le champ de l’idéologie. D’ailleurs, les arguments favorables à la propriété intellectuelle sont âprement discutés, nous y reviendrons.
Reste à traduire ce qui ne serait qu’une série de privilèges en un corpus de loi. Alors, comment ça marche ? La question fait carrément marrer celle qui doit nous piloter dans cette jungle : « Comment ça marche ? Grâce aux lobbies, aux « experts » privés, aux politiciens complices, aux fonctionnaires dociles, aux universitaires préoccupés par leur carrière et au public endoctriné » ! Elle le reconnaît bien volontiers, la boutade manquerait peut-être un peu
de nuance. Seulement voilà : en ce début de IIIème millénaire, il convient de prendre la mesure des intérêts en jeu : « Le brevet, par exemple, est devenu un instrument majeur des économies développées contemporaines, ce qui contribue amplement, pour certains, à le justifier. Pourtant, dans un certain nombre de cas, les pratiques en matière de propriété intellectuelle favorisent clairement les intérêts des détenteurs de brevets au détriment des intérêts de la société. Il n’y a qu’à citer les difficultés d’accès aux médicaments essentiels protégés par des droits de propriété intellectuelle dans les pays en développement, ou plus fondamentalement le fait que la conception même de la recherche innovante est orientée en grande partie par les droits de propriété intellectuelle sans lien nécessaire avec les défis humains les plus criants ».
Et pourtant, l’ordre que les « amis de la propriété intellectuelle » tentent d’imposer peut être contesté. Récemment, en juillet 2012, l’Union Européenne était sur le point de signer avec plusieurs partenaires, dont les États-Unis, le Canada, l’Australie ou encore le Mexique, un accord commercial anti-contrefaçon, l’ACTA, quand le parlement refusa de ratifier le traité. La Quadrature du net, association de défense des droits et libertés des citoyens sur internet, a participé très activement à ce blocage. Philippe Aigrain, l’un de ses fondateurs, nous explique : « Le rejet de l’accord ACTA par le Parlement européen s’est produit après une opposition massive des citoyens dans de nombreux pays européens, opposition qui a dépassé largement le périmètre des ONG critiques d’une application abusive du droit d’auteur ou des brevets. En particulier, le mouvement d’opposition a mis en avant la légitimité du partage sans but de profit des œuvres numériques entre individus, avec des slogans comme “Partager n’est pas voler” ».
La Quadrature du Net, qui s’occupe beaucoup du problème de la mutation du cadre juridique en matière de copyright, rendue nécessaire par l’émergence des technologies de l’information, formule aussi des propositions. Mais celles-ci sont davantage pensées en termes de droit à l’usage et de bien commun. Phillipe Aigrain évalue le rapport de force en présence : « Il est très difficile de prévoir à quel niveau la situation peut se débloquer. […] Il y a aussi une interdépendance entre les questions de copyright et de brevets, et d’autre types de blocages portant sur la finance, la fiscalité, les inégalités. Le point commun, c’est que nous vivons dans des sociétés dominées par des recherches de rente et de conservation d’avantages acquis par un nombre limité de privilégiés, plutôt que par la recherche du bien de chacun ».
La transversalité s’imposerait donc définitivement comme la clé tactique du combat que se livrent amis et opposants de la propriété intellectuelle. Pour chaque camp, il s’agira de réussir à coordonner un ensemble de forces. Philippe Aigrain en a la conviction : « Je crois que c’est en faisant le lien entre les questions liées au droit d’auteur/copyright ou brevets et d’autres questions sociales, économiques ou culturelles que l’on pourra en faire des sujet appropriés par tous. Ce que nous observons aujourd’hui, par exemple, dans la lutte contre l’accord Europe-États-Unis TAFTA (renommé TIIP par ses promoteurs pour cacher sa nature), c’est la formation de coalitions plus larges, même si elles ne sont pas encore assez explicites sur ce qui les réunit ».
Car en matière de propriété intellectuelle, ACTA n’était qu’une simple bataille : la guerre continue. Les paquets de lois jetées par la porte en 2012 suite au refus du Parlement européen reviennent aujourd’hui par la fenêtre. Ils constituent un important volet dans un nouveau projet, plus large que celui qui fut stoppé : un partenariat transatlantique de commerce et d’investissement – qui se négocie bien évidemment en secret, comme tout ce qui est décisif pour le futur. Logique.
L’affaire, plus que jamais, reste à suivre, mais elle
témoigne déjà de plusieurs phénomènes. On ne discute plus de commerce sans avoir en tête une conception de la propriété intellectuelle. Ceux qui sont favorables, en la matière, à un régime conservateur, n’entendent pas relâcher l’emprise qu’ils détiennent sur les institutions politiques. Cette question devrait s’imposer comme incontournable, puisqu’elle nous concerne en tant qu’usagers et en tant que travailleurs (nous le montrerons dans le dossier qui suit). Elle reste pourtant absente des débats des prochaines élections. Enfin, la stratégie qui consiste à réclamer la préservation et l’extension des droits d’usage pour se protéger des dérives liées à des logiques de rente semble pouvoir porter ses fruits.
Aujourd’hui, une des clés de la contestation de la logique propriétaire passe par l’application de celle-ci au domaine de l’intelligence, et par le développement de critiques et d’alternatives à la privatisation de la culture et du savoir. Une conception politique et économique construite sur la notion de « Bien Commun » (Commons) émerge à l’échelle globale – que ce soit au travers du développement de logiciel en licence « open source » ou de la réflexion sur des modèles de répartition des revenus de la production de contenu en P2P 1 . Cette conception tente de se connecter à des luttes, souvent plus locales, qui concernent la gestion des ressources naturelles (comme l’eau) ou l’aménagement du territoire (du côté de Notre-Dame-des-Landes ou de la région italienne de Val di Suza, par exemple).
Avant de prendre congé de nous, Valérie Tilman, qui nous aura permis de ne pas nous perdre complètement, abonde dans le même sens : « Les revendications qui concernent les biens communs locaux ou globaux constituent un axe important ; elles plaident en faveur d’un nouveau paradigme économique et juridique qui tienne compte de ces biens communs, les règle et les rende effectifs ». Alors, autant en parler et ne pas laisser tout cela dans d’obscures négociations secrètes.
Notes:
- voir notamment cette proposition de contribution créative défendue par Philippe Aigrain : sur le site de l’Entonnoir : http://bit.ly/1fhcoEk ↩