Un nouveau nom pour une ville multilingue?

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Bruxelles-Babel, Bruxelles cosmopolite, Bruxelles multiculturelle : autant de clichés rarement interrogés sur le fond. La ville est administrativement bilingue, différentes cultures s’y côtoient, sans forcément se mélanger. On loue d’une part la diversité dans les discours politiques, mais cette diversité reste bien abstraite. Et d’autres part, on tente d’uniformiser à tout-va, par des stratégies politiques qui isolent les individus dans des identités monolithiques.

Bruxelles serait de plus en plus multilingue. D’après la troisième étude (« Taalbarometer ») publiée en mars 2013 par la VUB, pas moins de 104 langues sont parlées à Bruxelles. Et il ne s’agit pas que de locuteurs unilingues. Le total des langues parlées par chaque individu est de 168 %, ce qui signifie qu’en moyenne, chacun parle, en plus de sa langue de référence (sa langue maternelle, le plus souvent), une autre langue « bien » ou « très bien ». Seulement 40% grandissent dans un foyer où seul le français et / ou le néerlandais sont parlés. Comme « troisième langue », l’anglais se taille la part du lion, bien que numériquement la part des anglophones de souche est bien moindre que, par exemple, celles des arabophones.

Façadisme linguistique

Cet attrait de l’anglais est largement conforté, tant par les pouvoirs publics que par les initiatives privées, qui voient dans la langue de Shakespeare et de Steve Jobs un substitut commode à nos dénominations obligatoirement bilingues. On ne compte plus, bien au-delà de l’effet de mode, les appellations, enseignes, évènements, etc., aux résonances anglophones. Depuis quelques années, les annonces du métro de la STIB, déjà passablement intrusives, se font également en anglais. Afin d’apaiser les tensions communautaires (une polémique avait surgi à ce sujet en 2011), les chansons diffusées dans les stations sont majoritairement anglo-saxonnes – elles ont remplacé l’« easy listening » qui passait jadis, neutre et instrumentale, mais plus assez commerciale au goût des gestionnaires du réseau. Sans parler de l’Union européenne où, derrière un multilinguisme de façade, l’anglais domine très largement. Cet anglais « européen » est devenu un tel sabir, incompréhensible pour ceux à qui il est censé s’adresser – les Britanniques et les Irlandais – que la direction générale de la traduction a récemment publié un document intitulé : « Une brève liste de mauvais usages de la terminologie anglaise dans les publications de l’Union européenne ».

Depuis peu, en quête d’une « image de marque » qui la « repositionnerait » dans l’âpre lutte concurrentielle que se livrent nos villes urbaines (comme disait le regretté Manu Thoreau), la Région bruxelloise s’est lancée dans une campagne de city marketing à la faveur de laquelle les noms de différentes agences ont été remplacés par des appellations en subaméricain des affaires, dans le meilleur des cas totalement ridicules, sinon franchement cryptiques. Le point d’orgue, si l’on peut dire, de cette campagne, est l’imposition d’un nom de domaine unique : « .brussels », soit le nom de la capitale en anglais. Un « relooking » piloté de main de maître par la ministre (néerlandophone) Grouwels, qui entend renforcer « l’identité » de Bruxelles – dans le même ordre d’idée, elle a proposé de repeindre les poteaux des feux rouges aux couleurs de la région…

On se souvient que, lorsqu’il était secrétaire d’Etat bruxellois (néerlandophone), Pascal Smet, actuel ministre flamand de l’Enseigne-ment, avait suggéré que Bruxelles devrait envisager d’adopter l’anglais comme « langue officielle ». De son côté, le philosophe Philippe Van Parijs milite depuis longtemps pour l’anglais. Il est à l’origine d’une récente initiative, dite « Plan Marnix », pour faire des Bruxellois des multilingues. Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde était un poète du XVIe qui écrivait dans les trois langues : français, néerlandais et… latin. Pour le Pr. Van
Parijs, le latin d’aujourd’hui étant l’anglais, le multilinguisme qu’il plébiscite pour les Bruxellois sera fait de français, de néerlandais et d’anglais. Dans une tribune à La Libre Belgique (17 septembre 2013), il plaide avec force qu’il n’y a « pas de honte à utiliser une langue qu’on ne parle pas bien ».

Apprendre une langue pour la parler approximativement a l’avantage de donner du grain à moudre aux humoristes professionnels et autres internautes boutonneux – la maire de Madrid est ainsi devenu la risée du Web après un discours dans un anglais très approximatif qui a fait le « buzz » en septembre dernier. On se demande avec curiosité dans quelle langue se fera la communication du Pr Van Parijs la prochaine fois qu’il sera invité à un colloque à Skopje : en albanais approximatif, en anglais standardisé ou dans le langage des signes ouest-flandrien ? Sûr que le « multilinguisme » à la sauce anglaise donne un sacré avantage aux locuteurs anglophones, les seuls à être dispensés de faire l’effort d’apprendre d’autres langues. Comme disait il y a quelques années ce sénateur américain : « Il y a 6 000 langues dans le monde… et 5 999 sont de trop. » Qu’il se rassure : chaque année, l’humanité perd un paquet de ces langues parasites, qui entravent la communication et (surtout) le « business ».

Carrefour des langues

En Flandre, la communication entre francophones et néerlandophones se fait de plus en plus souvent en anglais. Régulièrement, les professeurs de français de Flandre se plaignent de la baisse spectaculaire de la connaissance de la langue de Molière des jeunes Flamands. Et dans l’autre sens, les francophones n’ont jamais brillé par leur maîtrise de la langue de Vondel, même si de très timides améliorations ont été enregistrées, davantage dans l’attitude à l’égard du néerlandais, plus respectueuse, mais pas forcément dans la pratique. A noter qu’au multilinguisme « approximatif » cher à M. Van Parijs, on pourrait opposer un multilinguisme « passif » : l’inter- compréhension, soit la situation où chacun s’exprime dans sa langue propre et s’efforce de comprendre celle de l’autre. L’intercompré-hension ne suppose qu’une compétence linguistique réduite de la langue de l’autre. Elle est bien sûr plus facilement praticable entre langues génétiquement ou typologiquement apparentées, comme le français et l’italien, ou le néerlandais et l’allemand. Pour l’heure, à Bruxelles aussi, malheureusement, la communication intercommunautaire passe par l’anglais. Car le « multilinguisme » prôné par nos éminences évolue le plus souvent vers le « tout-à-l’anglais », ce qui se vérifie exemplairement dans la « capitale de l’Europe ».

Pas résigné, le Bruxellois Bram Boriau lance une idée symbolique et sympathique, dont s’est fait l’écho l’hebdomadaire « Brussel deze week » (14 novembre 2013). Il ne propose rien moins que de donner à Bruxelles un nouveau nom : remplacer le doublet Bruxelles / Brussel par un nom unique : Bruxel. Un nom à l’orthographe bâtarde, typique du fameux « compromis à la belge », bien malmené ces dernières années. En leur temps, d’autres avaient déjà proposé « Bruksel », finalement assez proche du nom d’origine, mais qui a le désavantage d’être, à un tréma près, la graphie de « Bruxelles » en turc… Le parti régionaliste bruxellois s’est livré, lui, à une autre déformation orthographique (« Pro Bruxsel ») : il revendique (entre autres choses) un enseignement multilingue pour tous et la création d’une télévision régionale bi-communautaire, ce que le cadre institutionnel actuel ne permet pas. Quant à la proposition de Bram Boriau, on pourrait commencer par l’appliquer au nom de domaine régional, « .bruxel », c’est déjà mieux que le label à la Grouwels.

Avec ce nouveau nom, il s’agirait de forger une identité commune, un sentiment de « bruxellitude » qu’aucun poteau de signalisation, fût-il repeint en jaune, ne pourra contrarier, et de croiser les différentes cultures qui font Bruxelles, croisement dont le « x » de Bruxel serait le signifiant graphique. Un nom unique, qui n’
est la propriété exclusive d’aucune langue située, devrait aider à renforcer cette appartenance construite dans la diversité. Si Bruxelles n’est pas la seule ville (administrativement) bilingue du monde – que l’on songe à la Prague d’avant-guerre, ou à des villes actuelles en Suisse (Bienne, Fribourg), au Canada (Ottawa, Winnipeg, Montréal,…) – elle ne serait pas la première non plus à changer de nom, fût-ce pour une modification orthographique. Byzance, Leningrad et Léopoldville ont vu leur nom « rectifié ». Et la liste n’est pas close.

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