Kré-aqtion, Pigeon Communal, Passe-Partout, Théâtre à la Place (TALP), ou encore Râtelier et Space Marx pour les derniers-nés… Liège compte en ce début 2014 six bâtiments squattés, six lieux de vies autogérés. Rien qu’en décembre dernier ont eu lieu deux mobilisations, avec manifs au conseil communal et débats politiques et médiatiques, pour s’opposer aux éventuelles expulsions et destructions programmées des immeubles accueillant les collectifs du Talp et du Passe-Partout. Pendant ce temps, un autre groupe prenait possession des anciens locaux vides du Parti Communiste, baptisant le squat « Space Marx ».
Toute cette effervescence est-elle juste un épiphénomène conjoncturel ou la réalité d’un espace socioculturel en mutation ? Y a-t-il assez de public et d’énergies pour mener de front autant d’expériences alternatives dans une ville comme Liège? Et, surtout, comment vont réagir politiques, médias et population ces prochains mois ? Bien sûr, ces lieux n’ont pas par nature une vocation à s’institutionnaliser. L’important n’est pas leur nombre ni leur ancienneté, mais leur ancrage et leur vitalité. Le mouvement squat est fort quand il se fait nomade, insaisissable, surprenant. Tout de même, combien de ces lieux autonomes seront encore là d’ici 2015 ?
Il n’y a jamais eu autant de lieux occupés et autogérés à Liège. Avec pas mal de diversité. Certains sont centrés sur la production culturelle, comme le TALP (ancien Théâtre de la Place), d’autres plus sur l’action sociale et politique, comme le Passe-Partout, d’autres encore ont plutôt comme objectif l’hébergement, tout en accueillant nombre d’activités (ateliers, bouffes, concerts…), comme le Kré-aqtion et le Pigeon Communal. Quant au Râtelier et au Space Marx, ils reflètent eux aussi cet aspect polymorphe.
La dynamique actuelle montre qu’une frange de la nouvelle génération urbaine, créative et précaire d’une ville moyenne comme Liège est intéressée par des démarches et des lieux plus autonomes, moins marchands et plus participatifs. Toutefois, les postures de consommation, de passivité et de domination ont la vie dure, même dans ces lieux-là, ce qui nuit parfois aux pratiques d’horizontalité dont ils se revendiquent et à leur pérennité.
Les autorités de la Ville de Liège sont pour la première fois confrontées à la gestion de front de trois occupations de ses bâtiments (TALP, CSOA Passe-Partout et Râtelier) Le TALP passera t-il l’hiver sachant que Demeyer y a interdit toute représentation publique pour raison de sécurité ? Les occupants temporaires des lieux auront-ils envie de lâcher un si bel espace ? Seront-ils associés au futur projet Place de l’Yser s’il y a destruction rapide ? Et le repaire libertaire de la rue Hocheporte fera t-il place à un Commissariat flambant neuf ? Et, avec la précarisation généralisée et la multiplication des cas de fin et de non-droit, les occupations de maisons vides ne vont-elles pas se démultiplier ?
L’adresse reste discrète. Pas de signe distinctif : ni affiche, ni graff. Ni panneau « A vendre », d’ailleurs. Volets clos. Pourtant, au rez-de-chaussée, on tombe d’un côté sur une salle polyvalente, vitrée à rue, et de l’autre sur une pièce où demeure un présentoir vieillot en vitrine, vestige d’une ancienne librairie. Le local qui fut celui du Parti depuis les années septante a l’air abandonné. Il faut être attentif pour remarquer, à côté de la plaque en métal historique indiquant « Fédération liégeoise du Parti Communiste », de discrètes lettres rouges sur la porte d’entrée, qui annoncent aujourd’hui « Space Marx ». Et si on tend l’oreille, on entend de la musique, plutôt de l’électro-punk que Ferrat et l’Internationale. A l’intérieur, le bâtiment est vide, vaste, hyper-fonctionnel. De plus, il est pour une bonne part en excellent état.
Les occupants nous reçoivent dans la pièce commune, au premier, en façade. C’est dépouillé. Les
nouveaux habitants ne sont là que depuis quelques semaines. Une grande table, pleine de matos informatique, de paperasses, de cadavres de bouteilles. Par terre, des BD, des livres, des papiers. Quelques affiches punaisées à la va-vite. L’ordi crache une playlist improbable. Les habitants ont chacun leur espace privé.
Il y a là Armand, le taulier actuel, Nicole, Clio, Abes et Angelito. Ils ont de 20 à 45 ans. Tous participaient déjà à la mouvance squat activiste à Liège ou ailleurs, mais tous n’avaient pas encore franchi le pas de squatter eux-mêmes. Pourquoi et comment sont-ils arrivés dans cet immeuble très symbolique de Saint-Léonard ? C’est Nicole et Armand qui ont d’abord imaginé le projet. Ar. : « Je zonais à Bruxelles, il fallait que je trouve un endroit où me poser. Mais avec mes revenus, rien de possible sur le marché normal. C’est Nicole qui m’a proposé de se trouver une maison abandonnée à Liège pour la squatter ». Nicole enchaîne : « Je cherchais aussi un endroit sympa et pas cher. On s’est mis à sillonner la ville. Dès qu’on a su par des amis du PC qu’ils vidaient leurs maisons de Saint-Léonard dans une sale ambiance, on a vu une belle occase ! Le plus dur a été de s’y retrouver dans l’imbroglio de l’abandon et de la mise en vente du bâtiment, et de trouver les bons interlocuteurs. » Clio : « Je vivais déjà autour du Talp et du Passe-Partout, mais là je cherchais un lieu où vivre pour moi et ma fille de 5 ans. » Abes vit ailleurs, mais désire s’impliquer dans les activités du lieu. Angelito est un jeune mexicain en vadrouille : « A Bruxelles, j’ai entendu parler de Liège et de ses lieux d’alternatives et de fêtes. Je suis venu voir. Des gens qui parlent espagnol m’ont emmené ici. Pour le moment, je reste ! ».
Comment, concrètement, monte-t-on un squat ? Ar. : « D’abord, on se balade et on repère les lieux inoccupés. On visite si possible. En général, on n’occupe que des bâtiments vides depuis longtemps. Puis on va au cadastre, on se renseigne sur le propriétaire et le statut du bâtiment. Si c’est ok, on se débrouille pour entrer, remettre en marche l’essentiel et on s’installe. Après, on envoie une lettre au proprio pour lui dire qu’on est prêts à respecter le bien et à trouver un arrangement amiable. On s’y domicilie, ou pas. Parfois, on prévient la presse, on constitue un comité de soutien, ou pas. Ça dépend de l’endroit et de l’objectif. Et on attend la réaction. » Et celle-ci se fait parfois attendre très longtemps, et c’est tant mieux. Ou alors elle est vive et violente, et c’est dur. Mais le plus souvent, c’est un long moment fait d’incertitudes et de rapports de force. N. : « On préfère occuper des bâtiments publics, c’est socialement plus justifiable. S’il y a tant de bâtiments de la Ville de Liège occupés pour le moment, c’est parce qu’elle détient un large parc immobilier inexploité et adapté. Par expérience, on sait que les autorités communales ont une certaine tolérance et que si le dialogue est difficile et ambigu, il reste possible. Ici, l’enjeu était différent, on a ciblé exprès les locaux du PC ».
Justement. Par-delà la joke politique, en quoi est-ce un projet particulier ? Ar. : « Quand on a vu le bordel qui a mené à l’abandon de la maison par le PC et la rancœur de certains face aux propriétaires effectifs, on s’est dit qu’on faisait une bonne action de réhabilitation ! » Cl. : « Un truc qu’on partage avec les communistes, c’est l’importance qu’on donne à la valeur et à la propriété d’usage. Vu qu’on a l’air de vouloir vendre ce patrimoine sans raison claire, on a pensé faire revivre ces murs à travers des valeurs qui sont les nôtres, mais compatible avec le passé » N. : « C’est à partir du moment où on a compris les dessous des cartes qu’on a pensé à faire une contre-proposition à la vente. Sachant en prime que la vente a été confiée à une des plus grosses sociétés immobilières du monde, Century 21 ! Le propriétaire n’est pas le PC mais une société anonyme, Stimowab, indépendante, mais
liée moralement au PC. Elle est dirigée surtout depuis Bruxelles et le Hainaut, avec peu d’empathie pour la position actuelle du PC liégeois ». Dans la danse, il y a aussi Les amis de la maison fédérale, qui doivent fournir des locaux au PC, et puis les communistes liégeois et apparentés, avec leurs divergences. Allez vous y retrouver dans ce mic-mac politico-financier et interpersonnel ! Ce qui est sûr, c’est que Stimowab veut vendre son bien pour utiliser les fonds ailleurs. Mais où ?
Y a-t-il eu des contacts avec Stimowab ? N : « On a envoyé deux courriers revendiquant l’occupation, où on se présentait et expliquait le projet en insistant sur nos expériences et valeurs communes, et sur la possibilité d’un arrangement raisonnable pour les deux parties. Pointant aussi l’aspect social, l’hébergement de précaires, et la volonté de poursuivre une expérience collective “de gauche” ouverte sur l’extérieur. Pas de réponse. C’est par la bande qu’un représentant de Stimowab nous a fait savoir indirectement “qu’eux ne s’occupaient pas de ça, que tout était entre les mains de la Ville et de Century 21, et qu’un acheteur était déjà sur le coup !” Avec le soutien discret d’amis, nous travaillons à une rencontre en live. Nous avons même proposé la mise sur pied d’un Comité de pilotage, avec des représentants de Stimowab, du PC liégeois, de personnalités associatives du quartier et des occupants. On sait que la marge de manœuvre à long terme ne nous est pas favo-rable. S’ouvrir sur l’extérieur, c’est aussi une façon de promouvoir notre mode de vie et d’organisation. Car le squat va devenir un vrai modèle de résistance collective face à la crise et aux inégalités générées par le capitalisme. Le projet que je partage avec d’autres, c’est la création d’un réseau intersquat. Et pourquoi pas rêver à une vraie “agence immobilière alternative” qui mettrait en relation des candidats au squat, des listes d’endroits squattables, et des proprios de bonne volonté ? »
En tout cas, la filiation avec le PC est réelle et la réalité bien faite : pour trouver un nom à leur lieu de vie, nos amis n’ont eu qu’à gratter une lettre sur l’ancienne vitrine pour changer « Espace Marx » en « Space Marx ». Ça a mis tout le monde d’accord. Et ça leur correspond assez bien de mettre Marx à la sauce space cake, entre marxismes hérétiques et espace intersidéral…