Qui contrôle l’Utopie ?

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Il y a bien longtemps que l’humanité tente de lire son avenir en le racontant. Les récits d’anticipation décrivent des univers idéaux où résonnent parfois de cinglantes critiques des temps présents : inventer un monde futur reste une bonne technique pour questionner le bien-fondé des valeurs actuelles et de l’ordre établi. L’imagination et le pouvoir entretiennent des rapports si particuliers. L’utopie fut initialement contestataire et fictionnelle. Aujourd’hui, elle semble ne plus appartenir à un seul camp. Ou alors, ce n’est pas celui que l’on croit.

«C’est un grand pas pour l’homme […] » On connaît la suite. L’image est forte : le pas de Neil Armstrong sur le sol lunaire, historique. Quelqu’un l’avait pourtant imaginé. De la Terre à la Lune (1865) de Jules Verne vient immédiatement à l’esprit lorsqu’on évoque le genre de l’anticipation. A côté de cet exemple de réussite quasi prophétique, les romans d’anticipation, dont le précoce L’An 2440, rêve s’il en fut jamais (1771), de Louis-Sébastien Mercier, récit d’un monde éclairé par la philosophie des Lumières et empli de bonheur, livrent parfois des visions quelque peu idéalisées et lointaines du futur.

« 1984, le roman d’Orwell a récemment connu un revival assez incroyable : les ventes du bouquin sur le site Amazon ont explosé en juin 2013. En cause, l’affaire des écoutes par la NSA »

Cette capacité à vouloir se projeter vers l’avenir, à vouloir prévoir (ou prévenir) les changements sociétaux, comporte irrémédiablement une dimension idéologique et politique forte. Il s’agit en premier lieu de penser ce qui sera le mieux pour le futur de sa ville, de son pays, de l’humanité. Dans La République, Platon ne fait rien de moins que présenter sa vision d’une cité idéale basée sur les principes de la sagesse, du courage, de la tempérance et de la justice en interrogeant ces concepts. L’humaniste Thomas More, lui, imagine une île fictive, Utopia, dont les habitants vivent en autarcie. Satire dirigée contre le début de propriétés privées du monde rural anglais au XVIe, Utopia est régie par la propriété collective et les échanges, par une morale stricte et un esprit mathématique.

Libérer l’humanité de ses maux est le propre de ce qu’on appellera après Thomas More l’utopie, qu’il s’agisse de Rabelais et son Abbaye de Thélème dans Gargantua (1535), d’Aldous Huxley et son Île (1962), du Grand Soir communiste, ou encore des projets extravagants comme The Venus Project de Jacques Fresco, prônant la suppression des besoins et l’abondance des ressources (le même concept est développé dans la série Star Trek).

De Big Brother à Apple, et l’inverse

La dystopie soumet l’époque dont elle est issue à une critique souvent virulente. Contrairement à l’utopie, elle ne la représente pas sous une vision idéalisée mais la dépeint sous des auspices beaucoup moins cléments, comme l’explique Valérie Stiénon, spécialiste du récit d’anticipation dystopique à l’ULg : « Deux caractéristiques définitoires de la dystopie peuvent être retenues : l’anticipation par le récit sous forme conjecturale et la vision critique de la société représentée, qu’il y ait ou non intervention de la science ou cataclysme. L’anticipation porte principalement sur l’ordre social, constituant ainsi un vecteur de réflexion qui touche par la négative aux conditions de réalisation du bonheur en communauté et esquisse le modèle contrastif d’une telle société. »[1]

Les récits de contre-utopies ont commencé à apparaître vers 1830 pour se multiplier, jusqu’à se mêler à un nouveau genre littéraire dès 1950 : la science-fiction. Parmi les exemples les plus notables de dystopie, on peut citer les oeuvres anglo-saxonnes du XXe siècle comme Brave New World (1932) d’Aldous Huxley, Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury ou 1984 de Georges Orwell (1949). Le
roman d’Orwell a d’ailleurs récemment connu un revival assez incroyable : les ventes du bouquin sur le site Amazon ont explosé (le livre est passé du 6.208ème rang au 193ème) en juin 2013. En cause, l’affaire des écoutes et relevés de données de millions de citoyens aux Etats-Unis et à travers le monde par l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA). Le thème de Nineteen Eighty-Four, un régime totalitaire basé sur la surveillance totale et constante dans une Grande-Bretagne d’après-guerre, résonne en effet comme un hurlement de Cassandre en plein dans le tympan : l’institution américaine fait office de véritable Big Brother remis au goût du jour.

1984, critique du totalitarisme et principalement du stalinisme, inspira, entre autres, de nombreuses adaptations cinématographiques mais aussi une célèbre pub d’Apple lors du lancement de son premier Mac. Dans celle-ci, le Big Brother n’est autre que le géant IBM, que les jeunes, inventifs et libres penseurs d’Apple doivent mettre à mal.

« Aujourd’hui, l’utopie est mise en application. Bill Gates et Nicholas Negroponte sont des gens de la pratique qui organisent la réalité depuis leur “vision” science-fictive »

Depuis, l’entreprise à la pomme a fait du chemin. D’outsider, elle est passée au statut de machine incontournable du marché des technologies de la communication – tout en conservant et en développant pourtant ce même imaginaire « révolutionnaire ». Autour de l’économie numérique, de ses success stories et de ses innovations, s’écrit toute une utopie et elle n’a plus rien de la critique sociétale, bien au contraire. Ce grand récit technophile traverse et supporte des politiques publiques volontaristes : il vise davantage, à coup d’arguments et de justifications à l’élaboration de plans d’investissements massifs en soutien aux entreprises du secteur des technologies, qu’à une quelconque contestation du monde qu’elles sont en train de construire. Ce travail-là, aujourd’hui, apparaît plutôt comme l’apanage des narrations dystopiques – qui font écho aux peurs du cataclysme naturel ou de l’épuisement des ressources, tout en affrontant le problème de la survie post-apocalyptique .

Un rêve de réseaux

A la fin du XIXe siècle déjà, l’engouement pour un futur brillant, éclairé par la science, fonctionne comme une sorte de religion officielle. Initialement, la foi absolue et aveugle dans le Progrès était le moteur idéologique nécessaire à la prospérité des Etats-nations. Deux guerres mondiales plus tard, toute manifestation d’utopie progressiste excessive apparaissait comme quelque peu déplacée. Les temps ont de nouveau changé : aujourd’hui, la technologie peut de nouveau inspirer un optimisme sans limite – malgré la crise ou grâce à elle, puisque l’innovation numérique devrait se charger de la résoudre, d’un ou deux coups de cuillère à pot. Se dessine alors, dans une langue spécifique, un monde connected et open-minded, où la créativité vaut de l’or, où l’horizontalité est de mise et où la transparence s’impose. Pierre Musso, critique de l’imaginaire des réseaux, y voit un mythe, qui ne reflète pas la hiérarchie sociétale réelle et parle de « passe-partout sécurisant ».

« Avant, l’utopie était du ressort des écrivains, des poètes, des philosophes. Or, la réalité même de ces utopies se trouve maintenant dans la technologie. Maintenant, qui fait le récit ? Ce sont les scientifiques, les experts qui nous inculquent leur vision de science-fiction. L’utopie a pour fonction de faire rêver et elle ne se démonte qu’en la cassant par analyse. Aujourd’hui, au contraire, elle est mise en application. Ainsi, Bill Gates et Nicholas Negroponte sont des gens de la pratique qui organisent la réalité depuis leur “vision” science-fictive. Ils en sont les seuls narrateurs et ils la diffusent »[2], détaillait Lucien Sfez dans un entretien à Libération, il y a plus de dix ans déjà.

Cet imaginaire est avant tout une impulsion du monde politique : en 1991, Al
Gore, alors sénateur, qui deviendra plus tard administrateur d’Apple, prononce un discours resté célèbre sur les « autoroutes de l’information ». S’appuyant sur les mythes collectifs des grandes autoroutes américaines, l’objectif était d’apporter à l’Amérique la révolution numérique.  « Le concept des autoroutes de l’information sera, par la suite, systématiquement rapporté à la problématique de la “révolution dans les affaires militaires”  ; ces concepts devenant les deux faces – civile et guerrière – d’un même discours d’accompagnement »[3], écrit Geoffrey Geuens, spécialiste de la sociologie du marché des TIC à l’Université de Liège. L’idée de « relever les défis de demain » ainsi que la constante projection dans un futur accessible par les efforts d’aujourd’hui se voient ainsi inscrites en première ligne, aux Etats-Unis comme en Europe, des programmes de politiques publiques et d’entreprises privées : de l’e-learning aux smart cities en passant par l’informatisation des comptes bancaires, la techno-surveillance, ou la modernisation des équipements militaires. Autant d’applications, avec, toujours, de juteux marchés pas-si-utopiques-que-cela à la clé.

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