S’interroger sur l’avenir, ce n’est pas que pour les cœurs brisés ou les esprits crédules. Les « grands décideurs » aussi s’interrogent sur le futur. Pourquoi, on s’en doute. Reste à savoir comment.
Évidemment, les hommes et femmes de pouvoir ne contactent pas la voyante du coin pour savoir si des terroristes prévoient de bombarder leur QG dans les jours à venir. Ou alors ils n’en font pas un rapport public. Non, pour plus de crédibilité, c’est à coup d’algorithmes et de réflexions dites logiques et raisonnables qu’ils essaient de deviner l’avenir. Le tout est propulsé par des think tanks bourrés d’experts qui légitiment le processus. On parle alors de prospective (vision à court terme) ou de futurologie (vision à long terme).
Des scénarios écrits
pour ceux qui ont le pouvoir
Dans les années 50, Gaston Berger, philosophe et ingénieur français, contribuait à la création du premier centre international de prospective. Le mouvement a, par la suite, bénéficié de plusieurs contributions internationales dont la plus célèbre reste le premier rapport du Club de Rome, association prospectiviste internationale (1972). Intitulé en français « Halte à la croissance ? », il attire l’attention, notamment celle des économistes qui ne voyaient évidemment pas un tel texte d’un trop bon œil. Mais, arrivant à la fin des Trente Glorieuses, le rapport du Club de Rome a, sur plusieurs points, fait preuve de pertinence. Ce rassemblement prospectiviste est un des premiers à donner une légitimité publique au procédé.
En quoi consistent de pareils textes ? N’allez pas croire qu’il s’agit de « prédire l’Avenir » ‒ celui qu’on peut lire dans une boule de cristal. Les rapports dont il est ici question élaborent des scénarios possibles dans le but ultime est d’en déduire des conseils qui seront adressés à celles et ceux qui se chargeront de préparer le monde au futur. Ces documents intéressent les politiques, chefs d’entreprise et autres « personnages influents » ‒ qui savent que « gouverner, c’est anticiper » – mais ils ont aussi été écrits à leur intention : si on se fixe comme objectif de mieux préparer l’avenir, il est préférable de parler aux personnes qui ont a priori le plus de chance de l’influencer. Par définition, donc, la prospective et la futurologie entretiennent des rapports étroits avec l’exercice du pouvoir. L’influence, c’est de cela dont il est question.
Une technique toujours aussi actuelle
dans les hautes sphères du pouvoir
Aujourd’hui, l’intérêt du grand public pour les rapports de prospective est modéré. Leur contenu est parfois viral, mais toujours vite oublié. Pourtant, les représentants des pouvoirs politiques (et économiques) n’ont, eux, pas perdu de vue l’intérêt stratégique de ces travaux. Tous les cinq ans, la CIA publie par exemple un rapport sur le futur proche – probablement le travail de prospective le plus célèbre d’entre tous, d’ailleurs. La défense britannique a déjà fait de même quatre fois. Et n’allez pas penser que c’est une mode anglo-saxonne, la Belgique n’est pas en reste. Des rapports prospectivistes portent ainsi les titres suivants : Liège 2020, Charleroi 2020, Mission Prospective Wallonie 21 et Wallonie 2020. Nous avons même un Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique. Le tout est soutenu par l’Europe : la Commission européenne nous a ainsi concocté un guide pratique pour la prospective régionale en Belgique.
Qui se trouve derrière ces textes remplis de recommandations qui conseillent nos gouvernements ? Ouvrez, par exemple, le dernier rapport de la DCDC (sous-département de la défense en charge de la prospective) et vous serez
ainsi accueillis par l’austère photo du Major Général Paul Newton. Certains textes ont été rédigés par le « service public », mais d’autres font l’objet d’une commande à des experts privés. La CIA clôture d’ailleurs son rapport en précisant qu’il n’est pas possible de citer tous les contributeurs externes, tellement ils sont nombreux. Plus près de chez nous, et peut-être moins médiatisé, Thierry Gaudin, ingénieur des mines et docteur en Sciences de la communication, est devenu une référence à l’échelle européenne : il conseille, parmi d’autres, la Commission européenne, la Banque Mondiale et l’OCDE. Ce sont ces trois cas que nous avons choisi de vous présenter.
À la lecture de ces récits, nous vous invitons à prêter attention à la manière dont certains rapports, bien qu’ils aient la prétention de proposer un regard international, sont profondément modelés sur les peurs et intérêts du pays sur lequel ils ont pris appui.
La CIA et ses quatre scénarios pour 2030
En 2012, la CIA a publié le dernier de ses fameux rapports prospectivistes. Nous en avons retiré les quatre principaux scénarios.
Le pire des cas
« L’Europe et les États-Unis se replient vers l’intérieur et la globalisation est à l’arrêt. […] Les USA et l’Europe n’ont plus ni l’envie, ni la capacité de maintenir leur supériorité mondiale. » Pour les auteurs (américains) du rapport, c’est évidemment mauvais signe : « le pire des scénarios plausibles ». Ils listent les conséquences négatives du repli américain : augmentation du nationalisme et du nativisme ; ralentissement drastique, voire arrêt, des croissances économiques ; protectionnisme et nombrilisme des États. Quant à l’Europe, elle ne sera plus qu’un « projet qui s’effiloche ». Pour l’anecdote, devinez quel sera le pays qui, en se retirant de la zone Euro, provoquera un effet domino qui mènera l’union à sa perte ? La Grèce, évidemment !
Le meilleur des cas
Le scénario préféré de la CIA commence par un conflit en Asie du Sud. Les géants américain et chinois y interviennent en sauveurs, imposant avec succès un cessez-le-feu. Naît alors une collaboration régulière entre les deux puissances : « La Chine et les États-Unis trouvent d’autres problèmes sur lesquels collaborer, ce qui conduit à un changement radical de leur relations. » Grâce à ce rapprochement, tout va pour le mieux : le salaire des Chinois augmente et « c’est le retour du rêve américain ». Même l’Europe se porte bien puisque sa crise monétaire se révèle n’avoir été que l’élément déclencheur d’une réforme politique nécessaire. On n’en saura pas plus. Aucune idée, non plus, de ce que devient le reste du monde. Mais les puissances américaines et européennes sont sauvées, la grande méchante Chine ne les a pas mangées, elles sont même plutôt copines maintenant. Ouf !
Un monde perdu sans les USA pour faire la loi
Dans le troisième scénario, les USA restent la plus grande puissance mondiale, grâce notamment à de nouvelles sources d’énergies qu’ils vont découvrir. Ils « n’essaieront cependant plus de jouer les policiers mondiaux ». L’Europe, elle, sera affaiblie. Et le reste du monde va galérer : « Avec l’Europe affaiblie et les États-Unis en retrait, l’aide internationale aux populations vulnérables diminue. » Chaque scénario est accompagné d’un récit fictif issu du futur et celui de ce troisième scénario est particulièrement savoureux : une nouvelle de 2028 qui « célèbre » le retour du marxisme.
Un monde sans États
Dans le dernier scénario, les États perdent petit à petit leur pouvoir au profit d’organismes privés. « Les pays ne disparaissent pas, mais les gouvernements se trouvent de plus en plus un rôle de chef d’orchestre et d’organisateur de coalitions hybrides entre des acteurs étatiques et non étatiques. » Les conséquences sont diverses, mais la CIA prévient en tout cas que, dans un tel monde, l’accès aux
armes mortelles et de destruction massive sera bien plus généralisé, augmentant ainsi le risque d’attaques terroristes.
Le Français Thierry Gaudin
et sa traversée du chaos en trois étapes
« Les premiers scénarios qui viennent à l’esprit sont noirs. Ils ont l’odeur du chaos », écrit Gaudin dans son livre 2100 : Odyssée de l’espèce (1993), avant de continuer : « Néanmoins […] L’espèce humaine en a vu d’autres ». Allez, rassurez-vous, on va s’en sortir. Mais ça ne va pas se faire en dix ans.
La traversée du chaos se fera en quatre étapes.
1980-2020
1980-2020 est, d’après Gaudin, la société du spectacle. De sa description, nous retiendrons un extrait : « Les médias enseignent sans le vouloir la passivité. Ils absorbent l’énergie du spectateur dans des intrigues étrangères. Ayant vécu par procuration des événements hors du commun, l’individu n’a plus le désir d’entreprendre à sa propre mesure. Il devient soit mégalomane, soit déprimé. Des millions de personnes cherchent un emploi. Il y a de moins en moins d’entrepreneurs pour les embaucher. Partout, on manque d’employeurs plus que d’employés. » Jusque là, rien de neuf.
2020-2060
La période suivante, 2020-2060, sera celle de la société de l’éducation. Avec un titre pareil, on s’imaginerait presque une société faite d’individus plus intelligents et critiques les uns que les autres. Malheureusement, quand l’auteur parle de « société de l’éducation », il faut en fait comprendre « société de l’éducation… au respect de la norme ». Lisez plutôt : « Les esprits sont mis au carré par des logiciels d’entraînement mental. Les tests de conditionnement sont rendus obligatoires […]. Après la dure prise de conscience de la classe dirigeante, la société s’organise autour d’un projet global : la domestication de l’homme par l’homme. » Vous ne vous inquiétez pas encore ? « Nous ne pouvons pas espérer maîtriser les techniques modernes avec des humains sauvages restés biologiquement au niveau d’un primate des savanes, pense-t-on. On ne sait pas non plus modifier le génome de l’homme pour en faire un être adapté à ce nouvel environnement. Il faut donc le domestiquer. » Et maintenant, humains sauvages, vous vous inquiétez ?
2020-2060 verra aussi l’apparition de tout un tas d’évolutions technologiques. Entassés sur une terre surpeuplée, les humains vont par exemple devoir « sauter le pas et s’installer sur l’eau ». Gaudin nous promet aussi une expansion vers l’espace. Le rêve n’est pas nouveau, mais les critères pour sa réalisation le sont : plus besoin de trouver une planète accueillante, il « suffira » de construire ces environnements de toutes pièces. La description de ces projets est étrangement précise : « Dans une planète creuse tournant au ralenti, où règne une pesanteur dix fois plus faible que sur terre, le patinage artistique, le saut à ski et le vol libre deviennent des spectacles fabuleux. » Bon, évidemment, puisqu’on parle d’une période régie par le culte de la norme, la conquête de nouveaux espaces ne se fera pas qu’au profit du divertissement : « Le jour venu, les cités lointaines et isolées, les villes marines et même les planètes creuses artificielles ne seraient-elles pas bien utiles pour se débarrasser des personnages indésirables sur terre ? »
2060-2100
Suite à la période de formatage qui vient de s’écouler, l’humanité atteint enfin la paix sociale en 2060. Mais celle-ci « se paye en baisse de créativité ». La génération 2060-2100 « recherche la liberté à la fois par plaisir et par nécessité : le plaisir de créer et la thérapie de la créativité, vécue comme un bol d’air au sortir d’une norme étouffante ». C’est la société de la création. Pour la suite, Gaudin n’a encore rien prévu…
La Défense britannique
et ses prédictions pessimistes
Les scénarios que dessinent les prospectivistes de la Défense britannique sont moins clairement identifiables que ceux des deux cas précédents. Nous en avons tout de même sorti quelques lignes directrices intéressantes.
La Défense britannique nous apprend par exemple que « l’ère de 2040 sera une période de transition ». Il faudra ainsi faire face à d’importants changements climatiques, à une hausse rapide de la croissance démographique, à une raréfaction des ressources, à une résurgence d’idéologies fortes ainsi qu’à un déplacement du pouvoir mondial de l’Ouest vers l’Est. Sur ce dernier point, le rapport de la Grande-Bretagne rejoint d’ailleurs celui des États-Unis : « La domination hégémonique des USA va s’estomper. » Notez qu’à la lecture du rapport britannique, ça a moins l’air d’une catastrophe.
Globalement, le rapport anglais n’est cependant pas réjouissant. Il laisse d’ailleurs peu de doute avec cette phrase : « D’ici à 2040, il y a peu de raisons convaincantes qui suggéreraient que le monde devienne plus paisible. » Parmi d’autres prophéties peu optimistes, nous lisons également ceci : « Des ressources suffisantes en énergie, nourriture et eau potable seront probablement disponibles pour répondre aux besoin d’une population grandissante et de l’économie mondiale. Cependant, la distribution et l’accès aux ressources seront inégales et des pénuries locales auront lieu. »
Comme les autres rapports, Global Trends 2040 promet bien sûr de nombreuses avancées technologiques pour les décennies à venir. Au sujet des sources d’énergie du futur, les Anglais ne sont pas aussi optimistes que les Américains : « Des technologies économes en énergies seront disponibles, bien qu’une percée en matière de formes d’énergies alternatives qui réduisent la dépendance aux hydro-carbones est peu probable. » Lorsqu’ils parlent des technologies du futur, les experts britanniques sont aussi prolifiques sur leur nature que sur la manière dont elles seront découvertes. Ils décrivent par exemple la situation suivante : en matière de recherches : « Les pays en voie de développement ne seront probablement pas limités par des contrôles juridiques stricts comme ceux appliqués dans les pays développés. Dans certains domaines de recherche, tels le clonage et les essais cliniques, ceci pourrait conduire à des avancées techniques qui pourraient être réputées immorales à l’Ouest ». Si l’on repense au contexte dans lequel cette phrase a été rédigée – un rapport pour aider le gouvernement britannique à prendre des décisions stratégiques à son avantage – doit-on comprendre que le DCDC conseille un allègement des lois « éthiques » afin de rester un bon concurrent technologique à l’échelle mondiale ? C’est en tout cas inquiétant… Et, quand les experts écrivent, en début de rapport, qu’en 2040 « il y aura des gagnants et des perdants », on lit évidemment entre les lignes « ci-après, les clés nécessaires pour rester dans la première catégorie ».
Trafic d’influences
Lire ces textes permet de comprendre qu’ils ont été écrits pour conseiller celles et ceux qui exercent le pouvoir. Il est ainsi frappant de constater que ceux qui ont été produits par des institutions publiques font la part belle aux craintes qui hantent les sommets de l’État au sein duquel ils ont été rédigés – ils l’ont d’ailleurs largement été pour répondre à ces craintes. Les rapports rédigés par des experts privés peuvent peut-être être moins directement déterminés par leur commanditaire, de quelque nature qu’il soit. Ils n’en resteront pas moins fondamentalement structurés par les finalités stratégiques qu’ils poursuivent.
En d’autres termes, ces propos s’adressent à des gens qui détiennent la faculté de prendre des décisions. Il ne faut pas s’attendre à y découvrir un élan révolutionnaire. Bien au contraire. L’objectif de ces documents consiste
précisément à procurer à ceux qui exercent le pouvoir les recommandations nécessaires afin qu’ils ne perdent pas l’usage de cette faculté à l’avenir. Et les parcourir permet de comprendre que gouverner, c’est anticiper… mais essentiellement pour conserver son influence.