La voile solaire, les robots autonomes, les combinaisons spatiales : certaines recherches scientifiques trouvent leurs correspondances dans la science-fiction, voire s’en inspirent. D’autres, en revanche, comme la distorsion de l’espace-temps, les vols interstellaires ou la « terraformation » (rendre une planète habitable pour l’Homme), relèvent encore davantage du fictionnel que du réel. Les nanotechnologies, exploitant de minuscules particules de la taille de molécules, se situent dans un entre-deux. Longtemps confinées à l’imagination des écrivains, les recherches qui leur sont consacrées sont de plus en plus nombreuses. Du financement infiniment grand pour l’étude de l’infiniment petit.
La nanotechnologie concerne l’ensemble des recherches et études, ainsi que les applications pratiques, dont les objets sont les particules (électroniques ou chimiques) de l’ordre du nanomètre, soit 0,000 000 001 mètre. Le physicien Richard Feynman évoquait en 1959 la possibilité de faire tenir « l’intégralité de l’Encylopædia Britannica sur une tête d’épingle », mais c’est seulement vingt ans plus tard, dès le début des années 80’, que les nanosciences pures se développent, avec la création d’outils appropriés : des microscopes assez puissants pour observer des dimensions aussi petites.
« La course qu’il faut désormais gagner n’est plus celle de la conquête spatiale, mais celle qui permettra de s’approprier le territoire de l’infiniment petit. »
Comme dans nombre d’autres recherches, la science-fiction et la science non-fictionnelle se côtoient, et peuvent s’inspirer mutuellement. L’Agence Spatiale Européenne (ESA) avait commandité en 2002 un rapport sur les technologies tirées de la narration SF et pouvant faire l’objet de recherches ou d’applications. On y parle robotique, propulsion spatiale, intelligence artificielle et, donc, nanotechnologies. On trouve, notamment, des organismes lilliputiens dans The Next Tenants (1956) d’Arthur C. Clarke : des organismes artificiels y opèrent à très petite échelle. On en découvre aussi à la lecture de Peace on Earth (1984), dans lequel des nanomachines dévorent toute technologie moderne. Ce côté destructeur des « nano » se retrouve également dans le Thriller Prey (2002), de Michael Crichton, également auteur de Jurassik Park. Inversement, les micro-robots jouent un rôle salvateur dans The Lazarus Vendetta (2005) de Robert Ludlum, où ils sont utilisés comme remède contre le cancer.
Alors, pas de panique, la science n’en est pas encore à inventer des nanoparticules tueuses autosuffisantes. Pas tout de suite du moins. Concrètement, les nanotechnologies servent pour l’instant dans plusieurs domaines, de façon assez expérimentale. D’abord, l’agroalimentaire : changement de goûts, substituts alimentaires, optimisation des récoltes, etc. Une huile garantie sans cholestérol a ainsi été mise au point, celui-ci trouvant sur sa route des nanoparticules qui l’empêchent d’entrer dans le sang. Les secteurs de la construction et de l’industrie de haute technologie ne sont pas en reste. Ces derniers étudient actuellement des applications comme les nanotubes de carbone, structures à la fois très robustes et élastiques, les mémoires informatiques gigantesques, ou les matériaux auto-nettoyants.
Mais l’un des grands espoirs des nanosciences réside dans la nanomédecine. Des particules seraient ainsi capables de plus grande précision que les thérapies classiques : minuscules réservoirs d’insuline délivrés en juste dose au bon moment, visée et destruction précises de cellules cancéreuses, ou « nanoéponges » pouvant absorber des toxines et les extraire des vaisseaux sanguins. En la matière, les plus grandes des promesses sont formulées dans le champ de la médecine régénératrice où des recherches ont pour objectif de réparer des tissus endommagés à l’aide d’injections de nanomatériaux à base de carbone. De là à
pouvoir se faire repousser un bras, comme un lézard le fait d’une queue sectionnée, il y a un pas que seule la science-fiction parvient à franchir… pour l’instant. Plus proche de nous, l’unité de NanoChimie et Systèmes Moléculaires de l’ULg a récemment réussi à étudier et relever des mesures sur les mouvements de molécules de synthèse (le rotaxane) de moins de cinq nanomètres. L’exploit peut sembler anodin à première vue, mais jusqu’à présent, les seuls travaux réalisés en la matière étudiaient des molécules biologiques bien plus grandes, jusqu’à mille fois plus importantes en taille.
Des nano qui rapportent gros
Si les recherches ne sont pas encore parvenues à rejoindre les attentes générées par les romans de SF, elles avancent, doucement mais sûrement. François Thoreau, docteur en sciences politiques et sociales à l’Université de Liège, décrit comment la combinaison de travaux scientifiques et d’une volonté politique certaine a abouti à augmenter considérablement l’attention sur les nanotechnologies : « Les grandes politiques publiques en matière de nanotechnologies commencent avec le vice-président Al Gore en 2000 aux États-Unis. Ce dernier commandite un rapport sur le sujet. C’est avant tout une opportunité stratégique et industrielle. En plus du constat qu’un certain nombre de recherches sur l’échelle du nanomètre convergent, il s’agit aussi d’un secteur porteur en termes d’investissement, de croissance et d’emploi. Al Gore, acteur-clé dans les politiques industrielles, de l’innovation et de la recherche, considérait les nanotechnologies comme la prochaine révolution industrielle. » Et les moyens alloués à ces études, collaboration étroite entre la recherche et l’industrie, grandiront de façon exponentielle. À partir du moment où la décision a été prise d’investir massivement dans les nanotechnologies, des montants qui étaient jusqu’alors de l’ordre des 300 millions annuels pour les États-Unis atteignent maintenant les 1,8 milliards investis par an. En Europe, les investissements sont même un peu plus importants. Près de 3 milliards d’euros de fonds publics sont ainsi annuellement consacrés à ce domaine si on cumule les financements de la commission et ceux des États membres.
Les projections du marché des « nano » pour 2015 ou 2020, entre études et fantasmes, sont mirifiques, de l’ordre de plusieurs centaines de milliards de dollars. « Il y a bien évidemment cette idée que le premier à investir va être le premier à pouvoir en retirer les fruits. À petit investissement initial, ça rapportera beaucoup », indique François Thoreau. De plus, dans un monde de concurrence ultralibérale, les superpuissances (Europe, États-Unis, Chine) sont, dans cette logique, lancées dans une bataille pour atteindre ce nouveau marché. La course qu’il faut désormais gagner n’est plus celle de la conquête spatiale, mais celle qui permettra de s’approprier le territoire de l’infiniment petit.
Le discours accompagnant ces politiques de recherche ne se charge pas seulement de promesses de croissance ou de retour sur investissement. La convergence technologique est louée, et vivement souhaitée, parce qu’elle entraîne l’amélioration des conditions d’existence de notre espèce – les plus radicaux (ou délirants, au choix) parlent même d’une nouvelle Renaissance. D’étonnants mots d’ordre circulent : « shaping the world atom by atom ». Cette entreprise de reconstruction trouve sa justification en elle-même puisqu’elle est essentiellement bonne pour l’humanité – tout ce qui pourrait ralentir son progrès en deviendrait automatiquement néfaste.
Un discours de reconstruction du monde qui justifie à lui seul, pour le bien de l’humanité, de faire table rase de tout ce qui pourrait ralentir le progrès. Et qui, précision importante, est tenu par des acteurs institutionnels majeurs de la recherche ou de l’innovation, allouant de considérables financements publics au gré de leur utopie.
De ce fait, ces propos impactent fortement de nombreux champs d’études. De plus en plus de disciplines
se rapprochent du monde de la nanotechnologie et requalifient, voire restructurent leurs recherches. C’est aux « nano » qu’on accorde les subsides, ce sont les « nano » qui permettent de remporter des appels à projet. Les sciences sociales elles-mêmes s’emballeront et créeront des départements d’études sur le sujet, comme le Center for Nanotechnology in Society en Californie.
Pourtant, les nanosciences ne sont pas sans comporter de danger. Le placement de nanoparticules dans les organismes vivants a par exemple déjà montré certains risques. La suppression de fonctions immunitaires chez les souris a déjà été démontrée par L’AFSSET (L’Agence Française de Sécurité Sanitaire de l’Environnement et du Travail) à la suite de l’injection de nanotubes de carbone. Quant aux recherches sur l’agroalimentaire, elles s’apparentent étrangement, dans leur finalité, à l’utilisation des OGM, qui ont plutôt mauvaise publicité (rapports à l’appui). Autant de sources possibles d’une réticence de l’opinion publique, savamment anticipée par les politiques publiques qui ont pu adapter leur discours sur ces nouvelles technologies. Suite au fiasco des biotechnologies agricoles, engendré par leur rejet assez important de la part de la population, notamment en Europe, le concept d’« innovation responsable » a ainsi été forgé. « Il s’agit de remplacer le principe de précaution qui pouvait se traduire de façon juridique et être contraignant à l’égard des acteurs industriels. Toute l’idée de l’innovation responsable est de développer un élément discursif plus inoffensif que le principe de précaution. Une manière d’anticiper les craintes et méfiances sans s’encombrer de contraintes juridiques », développe François Thoreau, spécialiste de cette notion.
Si les nanotechnologies n’en sont pour l’instant qu’au stade de l’application expérimentale, leur avenir et le nôtre, si on suit le raisonnement, est assuré. Sans l’ombre d’un minuscule doute.
Luca Piddiu