Liège get together qu’y disaient

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«Offre limitée ! Goûtez le nouveau burger, le belgian delicious, noir, jaune, rouge. Garanti 100% bio !
Connerie », ai-je eu envie de marmonner. Rien ne sortit.

L’insulte tourna, tourna, et tourna encore dans le fond de mon esprit embrumé, jusqu’à s’effacer au profit de : « Offre limitée ! Goûtez le nouveau burger, le belgian delicious, noir, jaune, rouge. Garanti 100% bio ! » – « La galerie Val-Benoît ouvre ses portes. Accès facile, en tram, bus ou voiture. Galerie Val-Benoît, le bonheur à deux pas de chez vous. » – « Liège, la ville du futur, vous accueille. Be connected in Liège. »

Impossible d’afficher une pensée cohérente à cette heure. Les slogans entraient et sortaient. J’avais beau me dire que j’étais immunisé contre eux, une partie complètement parano de moi-même pensait, non, savait, qu’ils laissaient une trace. À six heures du mat’, en même temps, mon cerveau devait à peu près ressembler à l’infâme bouillie que j’avais avalée en guise de déjeûner. « Goûtez le nouveau burger, le belgian delicious, noir, jaune, rouge. Garanti 100% bio ! » – « Connerie, conn… » – « … aissances et interactivité à portée de main et d’œil avec les nouvelles Google FaceScreen. À partir de 799€ seulement ! »

Les affiches holographiques publicitaires, placées sur les trois-quarts des murs de la ville, vomissaient leur torrent d’informations toutes plus inutiles les unes que les autres, au rythme de couleurs vives et d’un son incessant. Au moins, ça permettait de ne pas s’endormir. Ça et le café. Les bandes holographiques reprenaient de plus belle : « Chers non-travailleurs, débarrassez-vous de votre situation inactive. N’attendez plus ! Consultez les services du FOREM, identifiez-vous sur le site de l’ONEM toutes les 24 heures et ne manquez surtout pas le rendez-vous hebdomadaire de… », tonnait une voix très avenante. Oui oui, je sais. Merci pour le rappel.

Je décidai d’acheter une édition du journal Le Wallon, le seul quotidien de cette partie du pays encore diffusé en librairie. Prix démocratique, bientôt probablement en vente libre avant un arrêt définitif de la version papier, d’après ce que j’avais cru lire sur le web il y a quelques jours. Avec ce journal en main, je passai pour un ringard, mais tant pis : la tablette et le smartphone avaient été oubliés à la maison. Ça promettait une journée plus tranquille, quoique probablement pénible. Impossible de lire ses mails, pas d’achats en ligne, pas de confirmation de commandes. Difficile d’encoder ses factures ou de consulter son solde bancaire. Tout passait par là. « Avec le nouvel iPower, soyez connectés 24 heures sur 24 avec tous vos proches. »

Mes yeux parcouraient rapidement la titraille du journal.

« ÉDITION SPÉCIALE : Le Wallon fête ses deux ans d’existence ! »

À l’intérieur, l’éditorial était forcément auto-promotionnel : « Cela fait maintenant deux ans que vous, chers lecteurs, nous soutenez si fidèlement. Déjà deux ans que les meilleurs journaux régionaux se sont rassemblés dans une rédaction unique. Prenant le meilleur de l’un comme de l’autre, nous continuerons à vous fournir en informations locales, pertinentes et importantes, passionnantes et intéressantes… » J’arrêtai là la lecture. C’était en effet il y a deux ans que le groupe Rossel avait absorbé ses concurrents et créé un conglomérat pour « créer des économies d’échelle et faire survivre la presse papier », comme ils l’avaient clamé à l’époque.

Mon œil se perdait sur la une : « Ces gens qui ne veulent pas travailler et qui nous coûtent cher ». Oh, un article sur les « assistés du système ». Original ! Probablement le troisième de la semaine. Et on n’était que jeudi. Depuis quelque temps déjà, la chasse aux chômeurs, pardon, aux « non-employés », avait redoublé. Et j’en savais quelque chose.

Un peu plus bas, en noir sur fond rouge, était inscrit, avec l’image
explicite d’une femme voilée : « Immigration : trop, c’est trop ». Tout en admirant la prose du titre, je pensais déjà savoir de quoi l’article, si tant est qu’on puisse toujours le qualifier ainsi, allait parler. Une proposition de loi actuellement en attente, pour contrer le flot d’immigrés qui avait triplé. La victoire du Front National aux élections françaises présidentielles de 2017 avait redirigé les flux migratoires vers d’autres pays. Je me suis demandé l’espace d’un instant la tête que ferait Jacques Delors et ses potes pro-européens quand la France se retirerait de la zone euro. On aurait probablement la réponse bientôt. Dernier titre, et pas des moindres : « Violée et battue, elle (…) ». Bon. Le masochisme me poussant d’ordinaire à aller jusqu’au bout n’en valait même plus la peine. Je regrettais maintenant d’avoir acheté le torchon. Mieux valait, la prochaine fois, se péter une jambe que d’oublier sa tablette numérique chez soi. J’en étais réduit à ça.

Afin de me rendre à ma destination, un petit trajet en tram s’imposait. 4,5 euros le ticket. Aïe. Conséquence logique de la privatisation. Même chose pour les TEC d’ailleurs. Enfin, c’était toujours moins cher que les nouvelles places de parking aux abords de la ville, ou que l’assurance et les taxes d’une voiture. Maigre consolation, quoi.

Arrivant avec dix minutes de retard (ça, par contre, ça n’avait pas changé), la carcasse de métal était bondée, comme à l’accoutumée. J’écrasai deux ou trois pieds en essayant de me frayer un chemin vers un peu d’espace, après avoir validé mon ticket. À peine la place pour respirer. « … Liège, la ville de la mobilité facile et agréable… » Ma tête était placée juste en-dessous d’un baffle. Nom de dieu.

Non loin de moi, deux personnes discutaient bruyamment. Un homme trapu, les tempes grisonnantes, la trentaine, tenait le crachoir face à un autre type, bien plus âgé, plus grand et bien plus volumineux que lui. Le bonhomme emmitouflé était d’humeur généreuse : toute la rame profitait, qu’elle le veuille ou non, de ses propos.

« Tu as vu ça ? Vingt-cinq millions qu’ils l’ont acheté. Y’en a qui disent que c’est cher. Moi j’dis qu’y faut ce qu’y faut.

Attends, pour un club belge, c’est cher quand même. Même au Standard.

Ouais, mais regarde, il y a quelques années en France, ça a commencé comme ça aussi.

J’sais pas. J’suis pas fan des riches arabes qui viennent reprendre not’club.

Au moins, ceux-là, ils apportent quelque chose, hein ! »

Rires gras. Silences gênés. Beaucoup de mines approbatrices.

Mes poings se serraient, mais je laissai tomber, j’essayai de ne plus y penser. À ce rythme-là, mes nerfs risquaient de vite être usés. « Liège, internationale, grandiose, ville d’accueil », hurla la voix digitale depuis le baffle.

Le trajet fut plus long que prévu. Entre les différents arrêts, de longues minutes d’attente. Malgré le centre devenu piétonnier, de nombreux chantiers jalonnaient toujours la ville.

Ça et là, on excavait le sol, on réhabilitait d’anciens bâtiments en lofts chics (le prix des appartements au centre s’était envolé depuis que les riches habitants de la périphérie étaient revenus y vivre), on plaçait un rond-point de plus, pendant que de nouvelles extensions étaient construites pour la gare des Guillemins. Nouveaux trajets Liège-Rome, Liège-Berlin et Liège-Moscou obligent.

Une fois descendu, et avant de me rendre à l’endroit dont je n’aurai surtout pas voulu m’approcher, un rapide passage à ma banque s’imposait. Tiens, le solde avait étrangement baissé. Pas de beaucoup, mais tout de même. Une impression d’extrait plus tard, le bout de papier indiquait : « Prélèvement automatique : mesure de renflouement pour effort de crise ». C’était donc ça. Un petit prélèvement que la plupart des banques avaient mis en place, au cas où leurs propres comptes seraient en danger suite à une crise financière inopportune. Avec des chutes
boursières toutes les deux semaines environ, l’épargne en prenait plein la tronche. La mesure avait été suggérée par l’Europe et votée par les États membres en 2016. Ma dernière banque l’avait plutôt mal vécu puisqu’elle avait fait partie de celles brûlées dans les soulèvements qui avaient suivi. Depuis, la détention d’un briquet non loin d’une institution publique ou financière était bizarrement mal vue : 1 500 euros de sanction administrative et communale à la clé. Si pas pire.

J’arrivai finalement devant les bureaux de l’ONEM. Un panneau indiquait : « Bientôt, ici, CNSE : Centre National de Surveillance de l’Emploi ». Je me fis discret. Peu de gens m’accordèrent un regard. Arrivé devant un employé, je lui remis les documents nécessaires. Après les avoir encodés, un sourire se dessina sur son visage.

« Ah, bonjour monsieur. C’est votre semaine de dette sociale. Prêt à prendre du service ?

Oui. » Avais-je le choix, après tout ?

« Vous vous installerez ici. Vous avez eu l’e-formation ? Donc, c’est simple, vous recevez les personnes ici et vous encodez les informations. Le bouton vert, c’est accepté, le rouge, refusé. Le système informatique central fait le reste. Ça ira ?

Je pense. »

Le bouton rouge présentait déjà des signes d’usure. Je vérifiai les numéros s’affichant devant moi, et appelai : « Non-employé n°579023 ! Avancez-vous. »

Luca Piddiu

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