Face à la situation dramatique dans laquelle se trouve coincé leur pays, des citoyens espagnols, rassemblés dans un réseau issu du mouvement 15M, vont prendre la décision de se réapproprier leur futur. Le procédé a pour but de redonner de l’espoir pour lutter contre la déprime qui écrase leur vie quotidienne et de construire une alternative à la classe politique locale sclérosée. Ce lobby citoyen parle du futur pour résoudre les problèmes d’aujourd’hui – et constituer une démocratie d’un nouveau type.
«Dans le futur, tout est franchement bien. La vie vaut vraiment le coup : on travaille juste ce qu’il faut parce qu’on a éliminé les dépenses superflues et inutiles – comme celles qui consistent à entretenir une classe de gens “pathologiquement” riches. Nous avons tous une maison où vivre, chaque citoyen reçoit une formation moderne, adéquate, et est en bonne santé. L’élimination des préoccupations qui pesaient sur les générations passées permet de se consacrer à entreprendre en exerçant des tâches pour lesquelles on a de l’habilité et de l’intérêt. Et tout ceci se fait de façon collaborative. Cela génère beaucoup de progrès, ce qui augmente automatiquement le bien-être général. Le futur est déjà là et il n’est pas mal du tout. Parce qu’il n’y a pas de meilleur futur qu’un bon présent ».
« Il s’agit de créer un dispositif hybride, entre la démocratie directe et la démocratie de ceux que l’on paie pour faire le boulot : un plombier ne me représente pas! »
Ainsi commence le descriptif du Parti X (alias le parti du futur). Le futur convoqué en tant que ressource linguistique par les instigateurs de ce projet ne devait servir initialement que dans une perspective méthodologique : il s’agissait de permettre aux acteurs du mouvement d’imaginer ce que serait le Parti X et de les aider à dépasser une vision du monde noircie par les effets que la crise provoque sur la population espagnole. Toutefois, au-delà des prémices, l’initiative demeure animée par une vision que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de futuriste : celle de ce que pourrait être une démocratie « réelle » au XXIème siècle. Rendre le contrôle des institutions aux citoyens : voilà la tâche que s’assigne le Parti X.
Pour y parvenir, une pratique de la « démocratie en réseau » a été développée. Simona Levi, activiste au sein de ce lobby citoyen, explique : « L’idée de démocratie participative nous semble trop simpliste et surtout contraire à la notion de transformation, ce n’est pas du tout pragmatique. Ayant participé depuis plus de trente ans à des assemblées, je peux affirmer que cela ne marche pas. La démocratie en réseau : c’est ça, le futur. Grâce à internet, on peut créer un dispostif qui permet de fédérer des compétences, d’établir une méthode de travail adaptée, de travailler par pondération et non plus par votation. » Mais comment ça marche? La réponse se trouve sur le site du Parti : il s’agit de prendre en compte certains critères dits « pondératifs » (l’implication, la compétence prouvée, la reconnaissance des pairs, la rigueur dans les objectifs communs et le respect pour la méthode de travail) dans le processus de prise de décision.
Simona Levi poursuit : « La démocratie en réseau met en commun les différences, les conflits, afin de les réduire et d’augmenter le consensus ». L’Espagne est un pays qui marche à la polarisation, on aime s’y diviser en deux camps pour mieux s’affronter. En foot, ça donne le Barça contre le Real. Au quotidien, les partisans de la tortilla avec oignons se chamaillent avec ceux qui la préfèrent sans. Et en politique, les socialistes se disputent le pouvoir avec le parti populaire. Il ne s’agit jamais de s’organiser. Le parti X entend dépasser ce clivage : pour que la démocratie soit vraiment la démocratie, son action ne se basera plus sur la distinction classique gauche versus droite, mais sur des consensus construits par toutes les parties prenantes.
Cette nouvelle manière de « faire
de la politique », au Parti X, on l’appelle « Democracia y punto » (ndlr Démocratie, un point c’est tout) : « un processus adapté au XXIème siècle pour prendre des décisions » insiste Sergio Salgado, un autre activiste. Et pour parvenir à le faire fonctionner, il faudra transformer l’actuel régime espagnol en suivant quatre axes : la transparence dans la gestion publique, le « wiki-gouvernement » et la « wiki-législation » (les pouvoirs politiques et législatif aux citoyens), le droit de vote réel et permanent, le référendum obligatoire et contraignant.
« De la construction à l’approbation des lois, des travaux publics en passant par les réformes de la Constitution, tout doit passer par les citoyens. Il n’y a plus d’excuse pour ne pas le faire. Avant, on nous disait que nous n’avions pas les moyens. Maintenant, nous les avons : faisons-le! Évidemment, nous sommes contre le click-activisme, il ne s’agit pas d’aller clicker sur “j’aime” ou “je n’aime pas” : les citoyens doivent se responsabiliser, s’informer et faire passer l’info pour que le système soit efficace » ajoute Sergio Salgado. Ces quatre axes tirent leurs origines d’expériences réelles, un peu partout dans le monde. Des dispositifs de wiki-gouvernement et de wiki-législation ont été mis en pratique en Islande ou au Brésil, et le vote réel et permanent s’inspire d’un usage existant en Suisse. Ces outils ont toutefois été adaptés à la réalité politique et législative ibérique : pour rendre possible la réalisation de son programme, le Parti X a élaboré une longue liste d’instructions et repéré les changements nécessaires à opérer dans la législation.
Plus radicalement encore, le Parti X inscrit son désir de transformer le monde politique espagnol dans son fonctionnement même. Celui-ci permet d’expérimenter un mode d’organisation pour le futur – où l’importance est rendue aux idées et aux citoyens. Dans cette perspective, deux ruptures majeures avec le présent apparaissent distinctement. Tout d’abord, l’absence d’un visage personnifiant le discours du parti : « Le leadership a été distribué, il n’y a pas de figure ou de tête visible pour des questions éthiques et stratégiques, car ce n’est pas ce que les gens veulent, et puis une société mûre et intelligente n’a pas besoin de têtes pour mener une démocratie, mais bien de bonnes idées ». Cette question de style a son importance. Sergio Salgado l’explique : « Nous ne venons pas d’une culture classique, mais plutôt d’une culture hacker. Pour nous, chacun est leader concernant les questions qu’il connaît le mieux. On parle juste de ce qu’on sait. Il faut fédérer les compétences pour les traduire en langage politique et en propositions concrètes. »
« Le futur est déjà ici, c’est juste qu’il est inégalement distribué »
Ce premier signe distinctif en amène un autre, tout aussi fondamental : l’importance de l’expertise de la société civile pour mener à bien la gouvernance. « Notre réseau est composé par tous types d’experts : des citoyens, des consultants indépendants, des travailleurs ayant une connaissance dans la matière traitée. Nous ne partons pas de zéro. Des solutions à nos problèmes, il y en a beaucoup qui sont données par la société civile. Nous les exploitons et nous sommes ainsi un catalyseur pour la société civile : on ouvre le processus à tout le monde » poursuit l’activiste.
On l’aura compris, le Parti X n’a pas été construit dans le but de prendre le pouvoir. Il préfère se fixer pour objectif d’agir comme un dispositif qui rend possible le contrôle de la vie politique par les parties prenantes, à savoir les citoyens. Un type de contrôle, civil, qui pourrait non seulement « éviter la corruption et les coupes sociales » mais surtout faire valoir les droits des citoyens face aux changements constitutionnels et législatifs réalisés sans l’accord de la population qui affectent immédiatement la société. « Il s’agit de créer un dispositif hybride, entre la démocratie directe et la démocratie de ceux qu’on paie pour faire le boulot : un plombier ne me
représente pas! Il ne peut pas tout faire lui-même ni tout voter tout le temps. C’est pour cela que nous payons des politiciens » déclare Sergio Salgado, d’un ton moqueur. En revanche, le Parti X entend faire en sorte que si des citoyens s’intéressent à une question, ils puissent avoir un droit de vote en la matière – et proposer des solutions ou des changements.
Se projeter dans le futur a permis aux initiateurs du Parti X d’élaborer un programme politique résolument innovant, axé sur l’implication des citoyens dans le débat et tirant parti des possibilités offertes par les technologies de la communication. Toutefois, pour atteindre leur objectif de transformation du monde politique espagnol, il leur faudra à présent investir davantage l’opinion publique – sans quoi le futur risque de ne pas être assuré et leurs propositions n’auront guère d’impact sur la réalité. « On ne sait pas si on va se présenter aux élections. On ne le fera que si on sait qu’on peut obtenir un pourcentage de voix nous permettant de pouvoir agir. Un ou deux parlementaires du Parti X au Parlement, ça ne va rien changer. Il faut une majorité, et on espère l’avoir un jour – affirme Sergio Salgado. Avec notre vision du futur, nous voulions sortir des perspectives sombres et imaginer de meilleures possibilités : il suffit de projeter quelque chose pour le faire, il ne faut guère plus ! Et surtout, une révolution sanguinaire n’est pas nécessaire pour changer la situation. Le futur est déjà ici, c’est juste qu’il est inégalement distribué » conclut l’activiste ibérique.
Actuellement, le Parti X n’a pas une énorme influence sur la société espagnole. Il peine à se défaire des stéréotypes liés au mouvement 15M – perçu comme utopique, voire « punk-à-chien ». En revanche, ses propositions semblent répondre à des attentes très répandues dans la population : en finir avec le bipartisme, la corruption, la spéculation, affronter le problème du logement, le vote inutile, etc. Un avenir meilleur, ce n’est peut-être pas pour demain, mais en inscrivant méthodologiquement, au coeur de son « programme » les rapports qui unissent imagination, futur et politique, le Parti X construit un message qui pourrait finir par se révéler important : pour sortir de l’impasse qu’on nomme « la crise », il conviendra sans doute d’inventer une nouvelle manière de s’organiser pour faire de la politique. Mais ça, l’avenir nous le dira…