la classe ouvrière non è acqua*

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Grand, élégant et volubile, Raul Rossetti revient à Liège en 2014, invité par l’Université, pour présenter la traduction française de son premier ouvrage, Échine de verre, paru en italien en 1989. Cette ville et sa région, il les connaît bien : la première fois qu’il débarque à la gare des Guillemins, en 1951, c’est pour aller travailler à la mine, à Seraing. Et à l’époque, déjà, il savait comment transformer la vie en aventure – et de là à devenir conteur, il n’y a qu’un pas : il suffit de saisir l’occasion quand elle se présente. Mais ça, c’est justement une des grandes spécialités de cet écrivain.

Le rendez-vous a été organisé avec Luciano Curreri, professeur de littérature italienne à l’Ulg et traducteur, avec Sabrina D’Arconso, de « Échine de verre » en français. « Mais oui, voyons-nous dimanche, il y a justement la Batte ! ». Et ils arrivent donc tous deux, en ce jour de marché, prêts à discuter littérature. Comme toujours, il me semble…

« Je ne voulais pas faire un récit pour me lamenter sur mon sort comme l’ont fait beaucoup de ceux qui ont écrit des livres sur la mine, où on en parle comme d’une tragédie. “Échine de verre” est un texte gai. J’ai toujours tout affronté avec tranquillité, et ça a été mon salut parce que, dans la mine, j’ai vu des choses terribles et moi aussi j’ai eu peur : les éboulements, effrayants ! » Raul Rossetti fait du style une question fondamentale, qu’il s’agisse de raconter une tranche de l’histoire du prolétariat liégeois, de manier le marteau pic par mille mètres de fond, ou de porter le veston à rayaures ou à carreaux.

Cette attention toute particulière portée au style lui permet d’éviter le piège qui guette toujours  l’esthétisme ouvrier si prompt à glisser dans la glorification, en oubliant parfois de raconter une histoire. « Il y a un danger. Je m’explique : quelqu’un va accomplir un acte courageux, un sauvetage et il va le raconter à un chroniqueur. Le premier récit, vierge, sans pause, est spontané. Puis, le fabuliste va prendre le relais, et tout est ruiné : l’histoire va commencer à être polie, on va en rajouter, et on finira par avoir un récit qui va devenir parfait. » Cette pente-là, Rossetti sait toujours comment l’éviter. Non pas qu’il n’aime pas le travail bien fait, mais plutôt qu’il soit porté par une irrépressible curiosité (et un immense attrait pour les femmes) lui permettant de ne jamais s’éterniser. Il écrit comme il a toujours vécu : en un jet, sans temps mort, à cent à l’heure.

Et ça tombe bien : ce grand gaillard alors âgé d’une vingtaine d’années arrive en région liégeoise en 1951 et, à l’époque, on y menait un train d’enfer. « Dans la mine, la vie peut être brève. Alors, tout ce que tu fais habituellement en un an, tu le fais en un mois. L’amour : normalement, une fille qui te plaît, tu la courtises avant d’arriver à la conclusion. Ça prend du temps. Quand tu travailles à la mine, tu arrives directement au fait – parce que tu sais que le lendemain, tu n’existeras peut-être plus. Tu rencontres une fille et tu lui dis :“ tu es belle, tu me plais, allons boire une bière”. Et parfois, tu pouvais carrément conclure le jour même ! »

Dans l’univers selon Raul Rossetti, quand on y pense, il y a toujours une issue ailleurs. Dans “Échine de verre”, son double narratif raconte : « désormais les choses se précipitaient de tous les côtés. À la maison disputes continuelles, en poche rien. De longues promenades méditatives me conseillèrent de changer d’air. Mais où ? Je ne sais pas, mais loin d’ici. Loin de l’asile de fous qu’il y avait chez moi ». La sortie de secours donne sur Seraing et dans l’après seconde guerre mondiale, pour un jeune gars venu des alentours de Vicenza, autant dire qu’on arrive à Brooklyn. « À l’époque, il y avait beaucoup d’argent qui circulait et il y avait aussi une grande solidarité. Passées les difficultés du
début, où j’ai eu faim, j’ai pu m’acheter du chocolat et des cigarettes. On n’avait pas tout cela en Italie. Le “Côte d’Or” : quelle découverte ! Et les bananes : je n’en avais jamais vues ! On pouvait en acheter une grappe pour cinq francs. Puis les cigarettes, en Italie, à l’époque, on les achetait à la pièce mais à Seraing, avec presque rien en poche, il t’en donnait une farde ! Quelle joie pour moi : j’avais une armoire pleine de bonnes choses et je me disais que s’il m’arrivait un ennui, je pourrais toujours les manger.
 »

Pourtant, on ne le répétera jamais assez, la mine comportait beaucoup de dangers. S’adapter n’avait rien d’une sinécure. Mais Raul Rossetti a toujours su et aimé prendre des risques – héritage de ses années d’adolescence durant la guerre, en Italie. Le professeur Luciano Curreri y voit un trait de caractère déterminant : « Il y a chez Raul cette dimension du jeu qui existe et résiste même dans les moments les plus tragiques de la vie. Il adhère à l’existence avec un naturel spontané qui désamorce à la fois la peur et tout sérieux excessif. Et pourtant, cette vie qu’il mène, en passant de la guerre dans l’Italie du Nord-est à la mine en Belgique, c’est de mal en pis ! Mais lui, il garde cette espèce de nonchalance qui lui permet de jouir de la vie – et de le faire encore aujourd’hui, à quatre-vingt-quatre ans ».

Rossetti, joueur, n’a pas son pareil pour parier sur le destin. De toute manière, il gagne, même quand il se trompe. Savoir tirer parti d’une situation, de n’importe laquelle, s’érige en art de vivre. « Dans les premiers temps, à la mine, j’ai été pris par la mélancolie. Je me demandais : qu’est-ce que je fais, moi, ici ? Je pensais à mourir : avoir une vie si dure, ce n’est pas possible ! Mais ma grand-mère m’avait mis en garde : “tu ne peux pas te tuer”. Elle et moi, on avait vu un cordonnier qui s’était suicidé par amour. J’avais regardé, impressionné et elle m’avait dit : “C’est pécher ! Tu ne vas pas au paradis”. Moi, j’étais bigot, j’y croyais, donc je ne pouvais pas. Alors, je me suis mis à accepter tous les plus mauvais boulots, les plus dangereux. Je me disais que je finirais bien par y rester : je mourrais et j’irais au paradis. Mais à force de prendre en charge toutes ces tâches dont personne ne voulait, j’étais bien payé et l’argent commençait à rentrer. Petit à petit, la peur disparaissait parce que je commençais à mener la dolce vita ».

Rapidement, toujours, Raul Rossetti s’éprend du pays des mines et des terrils. « Avec le temps qui passait, je me suis mis à aimer la Belgique. Parce qu’elle m’a tout donné : argent, amitiés, possibilités. Pour moi, c’est ma seconde patrie. Tout est dit dans la dernière phrase de “Échine de verre” : “mais le ciel de Liège était beau aussi”. Je suis dans le train et je retourne vers l’Italie, où on a le plus beau des ciels bleus du monde, mais je me rends compte que celui de Wallonie, il est aussi magnifique ». Soixante ans plus tard, il se montre intarissable au moment de raconter le savoir-vivre, le respect et la solidarité qu’on pouvait trouver à tous les coins de rue. Une véritable culture, peut-être oubliée, celle d’une communauté polyglotte et bigarrée dont Raul Rossetti veut qu’on se souvienne. Il écrit pour cela. Dans les années 60’, il repasse par Liège, au détour d’un voyage professionnel, et revoit ses anciens amis mineurs. Ceux-ci ne sont plus les vigoureux aventuriers qu’il a connus mais des hommes qui étouffent, atteints de silicose. « Échine de verre », écrit évidemment d’un seul jet, répond à la nécessité de raconter leur histoire.

Il faut un narrateur et Raul Rossetti va se charger du travail. Sa curiosité, qui lui a donné la bougeotte et donc la distance essentielle, mais aussi son goût du risque, qui lui offre la possibilité de vivre d’invraisemblables aventures, le prédisposaient peut-être à cette fonction ? Dans « Échine de verre », on peut lire comment, tout jeune déjà, alors que les troupes allemandes s’enfuient, il
sera un des rares habitants de son village à quitter sa cachette (pour aller chercher de la farine à polenta). Et c’est lui qui racontera l’avancée de l’armée américaine – qu’il rencontre sous la forme d’un avion s’amusant à le mitrailler. Raul le conteur, ou celui qui sort et qui s’en sort. Et écrit un récit, forcément épique.

Raul Rossetti ne voulait pas écrire de récit larmoyant parce qu’il en aurait été bien incapable. La vie telle qu’il la mène et la raconte tient de l’épopée, quelque part entre quête initiatique et road trip rocambolesque. Dans son second récit, « Piccola, bella, bionda e grassottella » (non traduit en français), il raconte notamment comment de retour en Italie, il repartira vers l’Allemagne à la recherche de Giulia, la veuve d’un ami mineur du Hainaut dont il est tombé amoureux. « Je suis arrivé à Bonn où j’ai fait de la mosaïque. Sauf qu’entretemps, elle avait quitté la ville. Or moi, mon objectif, c’était elle. Donc, pour le poursuivre, j’ai laissé tomber ce travail (c’était ainsi, je lâchais les emplois, même les plus beaux) et je me suis acheté une VW, une coccinelle, d’occasion, avec le pare-choc qui se détachait et faisait des étincelles en touchant le sol. Mais elle roulait encore. J’ai fini par retrouver Giulia et je l’ai suivie dans les Abruzzes. Puis elle est morte et je suis parti, de nouveau ».

Tout l’art du roman consiste à savoir faire feu de tout bois ; à faire tenir, l’espace d’un texte, ce qui pourrait ne sembler que chaos. Rossetti réussit à récolter le matériel narratif que la vie met sur son passage. Une capacité précieuse quand on sait qu’il est passé par les mines de la région liégeoise.

Luciano Curreri conclut (temporairement) : « On pourrait tenter une synthèse en disant qu’avec Raul (ou avec le personnage du livre, son alter ego), tout est opportunité. Et c’est ça qui semble manquer aujourd’hui ! Et on ne parle pas d’opportunité économique, celle de Rossetti est plus complexe : c’est la conséquence d’un composé de capacité d’étonnement, de confiance et de tranquillité qui lui font voir les choses de telle manière que tout est conçu comme opportunité. Sans être opportuniste, c’est très différent. Et ces opportunités, elles ne signifient pas gagner de l’argent, en dernière instance, elles signifient : récit ».

Du possible et du récit, des denrées rares de nos jours, voilà ce qu’on trouve dans « Échine de verre » de Raul Rossetti,  tout juste paru aux Éditions du Cerisier traduit par Luciano Curreri et Sabrina D’Arconso (trad. revue par Carmelo Virone).

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