GUERRILLA GIRLS

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« Très cher collectionneur d’art, nous avons été informées du fait que votre collection, comme beaucoup d’autres, ne contient pas suffisamment d’œuvres réalisées par des femmes. Nous savons que vous êtes affligé de cette situation et que vous allez immédiatement tout mettre en œuvre pour la rectifier.  Avec tout notre amour,
Guerrilla Girls »

Cette petite lettre n’est qu’une des nombreuses formes d’actions entreprises par les Guerrilla Girls, un collectif constitué à New-York dans les années 80’, pour questionner la place des femmes et des personnes de couleur dans le monde de l’art. Une grande rétrospective de leur œuvre vient d’être organisée tout récemment à l’Alhondiga de Bilbao.

Tout commence en 1984 lorsque le Musée d’Art Moderne de New York (le MoMa) inaugure une exposition intitulée « An international Survey of painting and Sculpture » et supposée être une sorte d’instantané de l’art contemporain le plus significatif à travers le monde. Sur 169 artistes, seules 13 étaient des femmes. Tous les artistes, sans exception, étaient blancs.

Des femmes manifestèrent devant le musée pour protester, mais cela ne suscita pas beaucoup de réactions.
Quelques-unes commencèrent à se questionner. Quelle était la réelle étendue de cette discrimination ? Qui en était repsonsable ? Qu’est-ce qui pourrait faire changer tout ça ?
Très rapidement, leur état des lieux dépasse ce qu’elles avaient pu imaginer : les plus grands musées et galeries n’exposaient quasiment aucune femme.

Quand elles questionnaient tous ceux et celles qui avaient du pouvoir dans le monde de l’art, soit ils niaient, soit ils reconnaissaient la situation mais rejetaient la faute les uns sur les autres : les artistes blâmaient les vendeurs d’art, qui à leur tour accusaient les collectionneurs, lesquels pointaient du doigt les critiques, et ainsi de suite… Elles décident alors d’embarrasser chacune de ces catégories en placardant les murs de Soho avec une série d’affiches dont la plupart reprennent des statistiques concernant la place des femmes et des personnes de couleur dans le monde de l’art.

Anonymous Girls

Mais qui sont-elles ? Communiquant avec des noms empruntés à des artistes femmes décédées – Frida Kahlo, Kate Kollwitz, Gertrude Stein… – et le visage dissimulé sous des masques figurant des têtes de gorilles, les Guerrilla Girls agissent dans l’anonymat. Dans l’une des interviews reprises sur leur site[1], elles déclarent : « Le milieu de l’art est tout petit, et il est clair qu’en nous en prenant aux personnes les plus puissantes de ce milieu, nous risquions de foutre en l’air nos carrières. Mais surtout, nous désirions attirer l’attention sur nos contenus plutôt que sur nos personnalités ou sur notre propre travail. » Et d’ajouter : « Nous nous inscrivons dans la tradition des vengeurs masqués tels Robin des Bois, Batman, The Lone Ranger, et Wonder Woman. »

Nous nous inscrivons dans la tradition des vengeurs masqués tels Robin des Bois, Batman, The Lone Ranger,
et Wonder Woman

La figure du gorille trouve en fait son origine dans un lapsus. A leurs débuts, lors d’une conférence de presse, l’une des Guerrilla Girls avait fait une faute de frappe et écrit “Gorilla” au lieu de “Guerrilla” : « cela nous a conféré notre mask-ulinité » ironise l’une d’elles. Le masque de gorille est aussi une manière d’exploiter paradoxalement les stéréotypes, comme en utilisant le mot « Girls » ou encore en communiquant avec un graphisme « girly ». Dans une autre interview[2], à la question de savoir si on les a déjà accusées de racisme à cause du masque de gorille, l’une d’elles répond : «Le gorille n’induit aucune suggestion d’infériorité, et penser cela est une attitude totalement anthropocentriste »

The « f » Word

A propos du féminisme, elles déclarent : « Nous pensons que
le féminisme est une façon fondamentale de regarder le monde, de reconnaître que la moitié de celui-ci est composé de femmes, et que tous les humains devraient être égaux en droits. (…) Malgré l’évolution considérable des droits des femmes au cours des cent dernières années, la mysoginie rampe toujours insidieusement à travers notre culture, et plus largement, à travers le monde. Nous pensons que c’est la première raison d’être féministe. De plus, il y a beaucoup de formes de féminismes, et nous soutenons la plupart d’entre elles.
 »

Toutefois, à travers leurs formes d’action et leur communication, les Guerrilla Girls se démarquent du féminisme un peu lourdingue et sérieux des années 70’ et estiment que les discours et les codes féministes, qu’elles désignent par l’expression « f word », doivent être réinventés.
Les Guerrilla Girls participent à de nouvelles pratiques féministes dont les problématiques essentielles sont les liens entre genre, race et classe.

Par ailleurs, c’est un groupe non-mixte. Beaucoup d’hommes les soutiennent de l’extérieur mais, jusqu’ici, même si la question est régulièrement débattue, elles n’ont pas encore trouvé de consensus sur l’idée de mixité. Elles critiquent aussi vivement le côté machiste du langage utilisé pour décrire l’art. Frida Kahlo[3], l’une des fondatrices, s’en explique : « Si une “masterpiece” (chef d’oeuvre) peut seulement être réalisée par un maître, et qu’un maître est défini comme “un homme exerçant du contrôle ou de l’autorité”, vous comprendrez pourquoi nous sommes contre. Au vu de l’histoire de l’esclavage, nous suggérons de changer ces mots en “massa’s piece” (œuvre de masse) ».

Des musées
jusqu’à Hollywood

Les Guerrilla Girls multiplient les moyens d’action et les supports (posters, stickers, courriers, actions, performances, conférences, livres…)[4] pour faire entendre leurs messages et, si elles se définissent elles-mêmes ironiquement comme “la conscience de l’art”, leurs préoccupations s’étendent à des sujets divers tels l’avortement, le viol ou encore les problèmes vécus par les sans-abris. Dès les années 90’, elles s’intéressent aussi aux discriminations envers les femmes et les personnes de couleur dans le monde de l’entertainment, de l’Internet et du cinéma, visant plus particulièrement le milieu hollywoodien. Elles ont d’ailleurs refait le portrait de la statuette symbolisant l’Oscar, la transformant en un homme boudiné, et pointant ainsi du doigt le fait que très peu de réalisatrices sont nominées lors de cet événement.

Si les Guerrilla Girls ont très bien compris l’importance de l’impact visuel et soignent résolument leur communication, elles utilisent également d’autres armes qu’elles ont affûté au fil des années : l’humour, le paradoxe, et… les statistiques. « Notre situation de femmes et artistes de couleur dans l’art était tellement pathétique que tout ce que nous pouvions faire était de la tourner en dérision. C’est tellement jouissif de ridiculiser un système qui nous exclut. Et puis il y avait aussi cette idée viciée selon laquelle les féministes n’ont pas le sens de l’humour » raconte Paula Modersohn-Becker.

Quant aux statistiques, qui figurent déjà sur leurs premières affiches à Soho, elles permettent de confronter le public à des faits tangibles et très difficilement contestables qui frappent les esprits.

Dans la lignée d’artistes telles que Valie Export (Genital Panic, 1969), Orlan, ou de la théoricienne Linda Nochlin (Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes? 1971), ces vengeresses masquées n’ont pas fini de courir le monde en tournant en ridicule des institutions archaïques et androcentrées, essaimant leurs pratiques et leurs idées à travers de nouveaux collectifs tels les Artpies [5], qui se réclament ouvertement de ces guerrières des temps modernes.

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