A la recherche de l’emploi perdu

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Quelle trouvaille d’aspirer au journalisme ! En prenant cette décision, je savais que ce n’était franchement pas l’idée du siècle pour faire fortune… La galère m’attend, je peux le sentir. Mon chapeau de graduation rangé au placard, j’oublie tout de suite mes grands rêves et m’inscris au Forem. Je me lance au plus vite à la recherche d’un boulot, histoire de payer le loyer et les factures. La routine commence. J’épluche les annonces du site et j’envoie en moyenne plus de cinq lettres de motivation par jour. Et encore, je pousse, puisque la plupart du temps je ne rentre pas dans les conditions des offres. Quand ce n’est pas le plan Activa, c’est le décret APE qui se charge de me coincer.

Malgré mes nombreuses candidatures, allant de « chargé(e) de communication » à « technicien(ne) de surface », je n’obtiens aucune réponse positive ou, le plus souvent, aucune réponse du tout. Rien. Niet. Nada. Au bout de plusieurs semaines, le désespoir se fait sentir. Quelques missions d’intérim ça et là, pas de quoi se réjouir ou donner un sens à ses semaines – je suis à jour dans toutes mes séries télé, c’est déjà ça. J’aimerais pouvoir me présenter sur place avec mes CV, pour tenter de me distinguer et faire bonne impression, mais les employeurs sont catégoriques : « Seules les candidatures par mail seront prises en compte. Ne vous présentez pas à nos bureaux. » Finalement, la première réponse positive arrive pour un CDD de six mois, au rayon traiteur d’un grand supermarché. Avant d’obtenir un entretien, je dois montrer mes talents lors d’un test en ligne.

Quelques missions d’intérim ça et là, pas de quoi se réjouir ou donner un sens à ses semaines – je suis à jour dans toutes mes séries télé, c’est déjà ça.


Je réponds tout d’abord à des questions plutôt fourbes du style : « Vous êtes de nature paresseuse »  ; « On vous considère comme une personne peu joyeuse » ; Vrai ou Faux ? Comme lorsque les annonces demandent une personne « flexible », « motivée », « ayant envie de travailler » et vous donnent envie de hurler : « Bien sûr que oui, je veux du travail, je suis prête à tout ! » Après ce test de personnalité vient le moment de contrôler ma rapidité. Sur mon écran, une caisse virtuelle. J’ai cinq minutes pour rendre le plus de fois la monnaie. Des chiffres s’affichent, à moi de donner le compte exact. J’ai déjà travaillé en tant que caissière durant mes études, alors je fais des prouesses : cinquante encaissements en cinq minutes. Banzai ! Je décroche l’entretien à l’agence d’intérim, qui se déroule plutôt bien. Je montre ma motivation avec un large sourire. « Ça devrait être bon. Je vous rappelle en fin de semaine pour vous donner la réponse », me lance la responsable.
Cela fait près d’un mois, et toujours aucun signe de vie malgré mes relances.

Bonne nouvelle : votre candidature nous interpelle !

Quelques jours plus tard, j’obtiens un entretien dans un autre bureau d’intérim pour un poste d’employé-e administratif-ve – je suis inscrite dans quasiment toutes les agences de la ville. À nouveau un test, d’une heure et demie cette fois. Je commence par chercher des noms dans des listes, puis par trouver des codes au sein d’une base de données. Pour finir, je dois déceler la suite logique d’images.

Les gens avaient du mal à donner leurs lettres en disant que c’était très personnel, mais en fin de compte, tout le monde dit la même chose

Un peu comme ces jeux carrément chiants que l’on fait l’été sur la plage pour se distraire, mais qu’on abandonne très vite. Devant moi, cinq carrés entourant une forme géométrique différente ou des personnages. À moi de choisir la sixième image parmi les diverses possibilités. Je ne comprends rien une fois sur trois. Sérieusement ? C’est quoi cette blague ? De nouveau, pas de rappel de l’agence. Voilà
trois mois que je suis diplômée, deux entretiens, quelques articles, et toujours cette même question de la part de mes amis ou des membres de ma famille : « Alors, ça en est où le boulot ? »

Naïve, je ne pensais pas que mes débuts dans la vie active seraient si compliqués. Je possède de l’expérience dans de nombreux domaines : tourisme, vente, horeca. Je suis sociable, travailleuse et motivée. Mais face à moi, des centaines de personnes possèdent ce profil et répondent aux mêmes offres d’emplois. Des personnes pour qui la galère dure depuis plusieurs années parfois. Il y a définitivement plus de chômeurs que d’emplois disponibles en Belgique. Le pays enregistrait un taux de chômage de 8,9% en septembre 2013. Dans notre chère province, on approchait les 19% en 2012. J’aurais dû le savoir, la compétition est considérable. Je dois me distinguer de cette masse. Sortir du lot. Me vendre encore plus. Mais comment ? Cette surabondance de candidatures par rapport aux postes vacants a justement fait l’objet d’une exposition en octobre dernier au Cinéma Nova de Bruxelles, intitulée « À la recherche de l’emploi perdu ». Le titre est percutant et me fait écho. À l’origine du projet, Joël Girès, François Ghesquière et Mélanie Cambier, d’anciens étudiants de l’ULB.

page_9Ô toi, (potentiel) travailleur !

D’un côté, des centaines de lettres de motivation et de refus tapissent un mur entier. De l’autre, dans un cadre doré posé délicatement sur un drap de velours rouge, un contrat de travail. Au fond de la salle, des télévisions diffusent en boucle des vidéos du Forem, à côté desquels sont suspendus des livres pour réussir sa vie ou, entre autres, devenir riche. Une ambiance pesante, voire carrément déprimante en somme. « L’idée, c’était de montrer la souffrance des gens. On dit qu’il y a une offre pour sept demandes », explique Joël Girès. « On voulait montrer le résultat de ce contexte complètement fou où les gens essayent de se vendre, sans résultat. »

Les trois amis ont réussi à recueillir près de cinq cents lettres auprès de leur entourage et par bouche à oreille. Sur le mur, le résultat crée un effet imposant et oppressant. À un endroit, on trouve plusieurs lettres d’une même personne, étalées sur deux ans. « C’était assez spécial de lire toutes les lettres », raconte François Ghesquière. « On lisait des trucs personnels. Tu voyais parfois qu’au fil des courriers, ça devenait de pire en pire. J’ai eu l’impression de suivre le parcours du combattant de cette personne qui cherche du travail depuis deux ans. » Des dizaines de courriers, et toujours les mêmes réponses : « Malgré la grande qualité de votre profil, nous ne pouvons malheureusement accéder à votre demande. […] Nous vous souhaitons beaucoup de succès dans votre recherche d’emploi. » Merci ! Ce genre de retours, je les collectionne et à chaque fois j’en prends un coup.

L’idée, c’était de montrer la souffrance des gens. On dit qu’il y a une offre pour sept demandes. On voulait montrer le résultat de ce contexte complètement fou où les gens essayent de se vendre, sans résultat.

Et quand la réponse est positive, le sacré Graal n’a parfois rien de bien exaltant. Le fameux contrat qui trône dans l’expo est un contrat social, extrêmement précaire. « À la base, il s’agissait d’un plan hivernal, mais cela fait plusieurs années que la personne fait ce boulot. Il ne sait jamais quand il va se faire virer », détaille Joël. Un contrat de 19 heures par semaine, avec un horaire variable et une localisation qui ne représente pas « un élément essentiel », justifiant un transfert en tout autre lieu de Belgique et parfois à l’étranger, à tout moment. « On aimait bien le paradoxe, c’était un peu
ironique. »

Veuillez agréer l’assurance de mes sentiments bien dévoués

Ce qui frappe en lisant toutes ces lettres, c’est leur ressemblance : « Les gens avaient du mal à donner leurs lettres en disant que c’était très personnel, mais en fin de compte, tout le monde dit la même chose », poursuit Joël Girès. « C’est une sorte d’investissement de soi dans ce truc-là qui, en fait, perd de la valeur quand tu vois que toutes les lettres sont un peu pareilles. C’est toujours les mêmes formules, on se vend tous de la même manière. Ce n’est pas pour ironiser sur ce que les gens font, mais ça montre qu’on les force à être comme ça. Si on ne le fait pas, on se fait recaler. » Le jeune homme est lui-même passé par cette étape de recherche intensive avant de trouver sa place. « Peut-être que moi aussi j’étais ridicule », lâche-t-il. Je me reconnais alors dans ses propos. Au fur et à mesure des semaines, lassée, je commence à faire du copier-coller entre toutes mes demandes, ne sachant plus quoi inventer pour faire bonne impression.

Les fameuses lettres de motivation. Cet exercice détestable où nous entrons dans un jeu de séduction, en nous vendant complètement. « Tu te fais passer pour la personne vraiment compétente pour le poste. Au final, j’ai l’impression que ça ne sert à rien. Je le vois, ça ne change pas grand chose. Plus les postes sont intéressants, plus il y d’autres facteurs qui entrent en compte, comme les relations », estime François Ghesquière. Pour Mélanie Cambier, il s’agissait d’une projection : « C’était juste au moment où je commençais à chercher un emploi. Je me suis dit : “qu’est-ce qui m’attend ?” Plusieurs personnes m’ont dit que cela les mettait mal à l’aise et que c’était déprimant ».

« On faisait une exposition sur le fait qu’il n’y a pas de travail », enchaîne François. « Le résultat est là. »

Aurélie Flégeo

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