10-20-30

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Certains les pensaient disparus. Pourtant, le 21 décembre 2012, ils étaient 40 000 jeunes zapatistes, cagoulés, le poing levé, à occuper pacifiquement les principales villes du Chiapas qu’ils avaient prises par les armes aux cris de YA BASTA et OTROS MUNDOS POSIBLES le 1er janvier 1994, jour de l’entrée du Mexique dans l’ALENA (Accords de Libre-échange nord-américain).
Depuis, leur situation a bien changé. Ils ont oeuvré à ces possibles et créé leurs propres systèmes de santé et d’éducation et s’organisent de manière horizontale, autour des Caracoles et des Conseils de Bon Gouvernement. En juin 2005, ils ont publié la toujours révolutionnaire « Sixième déclaration de la forêt Lacandone ». [JR]

Histoire indissociable du temps, linéaire peut-être, mais surtout cyclique. Réveils, retours, rencontres, mémoire vivante des oubliés, Chilam Balam maya, contes du vieil Antonio. Actes aussi, et affrontements. Le 1er janvier 1994, la rébellion zapatiste réveille l’histoire ; les oubliés ravivent la mémoire ; les sans visage se couvrent la tête pour être vus; ceux d’en bas, Indiens lassés des humiliations subies, défient ceux d’en haut qui leur ont pris leur terre, propriétaires et autres colonisateurs. Ils leur disent : « Non, nous n’avons pas disparu, nous sommestoujours là, nous sommes le visage du Mexique et nous exigeons un toit, du pain, la santé, des routes, l’instruction, la justice, la liberté, la démocratie. »

Incroyable. Le choix de la date, un 1er janvier, quand on vidait la dernière bouteille, quand on s’apprêtait, vacillants, à rentrer chez soi et à vivre une nouvelle année semblable à la précédente. Incroyable. Les coups de feu se mêlaient aux pétards aux environs de San Cristobal et de d’Ocosingo et leur écho se propageait jusqu’à nous… Incroyable, ces photos de femmes et d’hommes cagoulés, et armés souvent à peine d’un bâton, mais aussi de fusils, et qui n’inspiraient pas la crainte mais réveillaient nos aspirations à la liberté et à la justice. En première page des journaux. Les Indiens du Chiapas écrivaient ¡Ya basta! en noir sur les murs blancs des villes coloniales.

La vie quotidienne peut inspirer une grande tristesse, quand elle s’identifie à la vie purement matérielle. Avec la corruption des systèmes dits démocratiques (Mitterrand, Thatcher) et l’impunité gagnée par les dictatures militaires (Franco, Pinochet, Videla), avec la dissolution des capacités de lutte des syndicats et autres associations combattives (Belgique, Portugal), dans l’après 68 et l’atmosphère post-atomique de la fin des années 80’, on pensait qu’on avait fait le tour de la question. L’utopie n’avait plus de sens et la radicalité n’était plus fiable. L’irruption de cette armée presque silencieuse et audacieuse, de ces tresses féminines sous les casquettes kakis, de cette humilité fière, était inespérée.

La date correspondait à l’entrée en vigueur des Accords de libre-échange nord-américain (ALENA) et ce n’était pas un hasard. Au sein des revendications zapatistes, il y a le refus de la révision de l’article 27 de la constitution mexicaine, qui reconnaissait l’existence des terres éjidales et communales. C’est cet article qui avait permis la réforme agraire et la redistribution des terres au profit des peuples originaires et des paysans. En le révisant, Gortari prétendait avaliser un processus existant de privatisation de la terre, au lieu de contrer ce phénomène en renforçant la communalité, comme l’exigeaient les communautés. Les zapatistes – tenant leur nom de Zapata qui, dans les années 1910, avait mené une autre insurrection paysanne et armée aux cris de « Terre et liberté » et « La terre à celui qui la travaille » – faisaient valoir une autre vision du monde : la terre n’est pas à vendre, on l’aime et on la défend. Et elle trouva vite un écho loin des frontières du Chiapas.

C’est ainsi qu’apparurent des groupes
de solidarité et que s’organisèrent des rencontres mémorables à Barcelone, Berlin, Paris, Marseille, Toulouse, Amsterdam, Salonique, Trieste, Séville, Madrid, Zurich, Liège, Bologne, Lugano et on en passe. Ces groupes pouvaient s’appeler Collectif Chiapas ou Comité de solidarité, mais beaucoup choisirent des noms plus frais, combattifs et poétiques comme Comité de la parole vraie, Caracol, B.A.S.T.A., Chemins autonomes ou P.I.R.A.T.A. Même la solidarité retrouvait vie.

Temps cycliques, comme revenus du fond de l’histoire maya, autre relation au temps. Un temps dont on redevient maître, un calendrier qui n’est plus imposé d’en haut, Calendrier de la résistance. Ce temps qu’on se réapproprie au Chiapas est aussi celui des Accords de San Andrés signés en 1996 mais le « mauvais gouvernement » trahit sa parole et ne les respecte pas. Ces Accords fondent la légitimité de l’autonomie selon laquelle les zapatistes s’organisent désormais : décisions prises en assemblée, autorités élues selon les us et coutumes, écoles, hôpitaux et système juridique autonomes, respect des langues et des cultures indigènes. « Nous ne luttons pas pour un intérêt personnel ou pour le pouvoir, nous luttons pour notre dignité, pour le respect de nos droits collectifs et notre autonomie. » On ne dépose pas les armes mais l’arme principale est la parole, enjeu essentiel de la résistance zapatiste.

L’exigence et la pratique de l’autonomie ont aussi leur histoire en Europe, ici où l’Etat défend les intérêts des gens d’en haut et le système des banques, pouvoir sans scrupules laissant pour compte ceux qu’il condamne en les désignant de « sans » – sans papiers, sans emploi, sans domicile fixe – et qui réprime ceux qu’il ne peut pas entendre à Gênes ou en Grèce. Face à ces spoliations, l’autonomie se développe dans les occupations d’immeubles vides au profit des migrants, d’une culture libre et d’une pratique sociale créatrice. Nombres de groupes se créent en réaction à l’agriculture industrielle, à la marchandisation de la culture ou à l’inflation immobilière. Le pouvoir sait ce qu’il fait quand il s’attaque à ces espaces de liberté retrouvée.

Et si la presse semble ignorer cette construction d’alternatives, cela ne veut pas dire que le mouvement s’est éteint. Bien au contraire. Ces silences sont l’aveu d’une impuissance ou d’une incompréhension, mais ils révèlent surtout à quel point l’Occidental a été colonisé. Et ce dont on ne parle pas n’existe pas. Mais les communautés zapatistes, après vingt ans de vie publique, sont toujours là, résistant à l’ignorance, aux attaques et au harcèlement des paramilitaires comme aux offres des gouvernements successifs. Elles sont organisées à travers les municipes autonomes, les Caracoles et les conseils de bon gouvernement. Elles ont récupéré des terres, les cultivent et vivent sans aucune aide gouvernementale, défiant l’armée fédérale dans la forêt Lacandone, dénonçant sans cesse les mensonges et les manipulations politiques. Elles construisent un monde qui contienne tous les mondes, aux antipodes des politiques néolibérales. Elles sont aujourd’hui la réalisation la plus crédible et la plus courageuse d’une alternative. « Nous ne pensons pas à faire la révolution, nous la faisons, c’est une façon de vivre. » Au Mexique, elles ont donné la force d’une résistance qui s’est étendue à une grande partie du monde indigène : Purhepechas qui s’affrontent aux trafics illicites de drogues et de bois dans le Michoacán, Yaquis qui défendent l’eau sur leur territoire, Huichols protégeant leur montagne sacrée, polices communautaires du Guerrero s’organisant contre l’appétit dévastateur des entreprises minières, Zapotèques et Huaves opposés aux parcs éoliens dans l’isthme de Tehuantepec…

Histoires d’un quotidien qui a retrouvé du sens. Mémoire et non oubli, construction et non dissolution, échanges de paroles, voire de silences. Celui qui est maître de son temps est libre de définir des priorités. Une des grandes victoires des zapatistes, c’est cette
victoire sur le temps. Ces descendants des Mayas l’ont encore exprimé en défilant dans les rues de San Cristobal le 22 décembre 2012, en silence, au moment où les prédications les plus alarmistes voulaient faire croire que le calendrier maya annonçait la fin des temps. Dans un monde qui ne sait pas vivre le présent et que le futur effraie. Dans un monde où on s’apprête à relever les défis qui nous incombent, on sort de la peur en s’organisant, et en choisissant de mourir debout plutôt que de vivre à genoux.

Le futur nous appartient, mais il ne nous sera pas donné, il nous faudra le conquérir. En vivant à fond le présent, ici et maintenant, avec nos enfants.

 

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