Bruxelles. Parce que les grandes compétitions sportives sont de plus en plus coûteuses et les salaires des participants, de plus en plus élevés, les organisateurs d’événements sont de plus en plus dépendants des sponsors. Ceux-ci ne se contentent plus d’afficher leurs logos dans les stades. Ils veulent que les compétitions portent leur nom.
« Dans sa forme actuelle, le football est né il y a plus d’un siècle. Il est né en parlant anglais et il parle encore en anglais, mais maintenant, on exalte la valeur d’un bon sponsor et les vertus du marketing, avec autant de ferveur que celle avec laquelle on exaltait auparavant la valeur d’un bon forward et les vertus du dribbling. Les championnats répondent au nom de ceux qui payent. ( … ) Pour le supporter du sport le plus populaire du monde, pour le passionné de la plus universelle des passions, le maillot du club est un manteau sacré, une seconde peau, son autre poitrine. Mais le maillot est devenu, en plus, une affiche publicitaire ambulante. » Eduardo Galeano ne croit pas si bien dire. L’emprise du monde de l’entreprise est aujourd’hui telle que la simple mention de son nom ou de son logo ne suffit plus. La fringale des CEO les pousse à s’arroger le droit de nommer le réel. On appelle cela le « nommage » (« naming », en anglais), une forme de parrainage qui consiste à coloniser l’espace, tout l’espace, réel et symbolique, mental et linguistique, par l’univers marchand des marques et des entreprises.
Nominations
Depuis la fin des années 1990, ce qu’on appelait autrefois la « Division 1 » du « Championnat de Belgique » porte maintenant un logo houblonné : « Jupiler Pro League ». Les marques ont colonisé et imposé leurs noms dans la plupart des événements, sportifs ou culturels. Elles se bousculent même pour emporter le « marché ». C’est là que se joue le véritable match. La compétition ne se joue plus entre adversaires sur le terrain, mais entre équipementiers, Nike vs Adidas à la Coupe du Monde de football de 1998. De même, les critères économiques dominants ont définitivement pris le pas sur la compétition sportive, ou plus exactement celle-ci n’est plus que la réalisation d’objectifs économiques, comme on l’a vu avec la dure loi des « licences » des clubs. Pour ceux-ci, il est devenu plus important d’avoir une balance comptable équilibrée que de battre leurs adversaires sur le terrain.
« La compétition ne se joue plus entre adversaires sur le terrain, mais entre équipementiers »
Même les arbitres sont sponsorisés (ING, depuis début 2010 pour le championnat de Belgique de football). Le monde entrepreneurial adore les compétitions et les concours (quand ce sont les autres qui prennent les risques), alors s’ils peuvent relever leur cuisine avec quelques épices culturelles ou quelques piments sportifs… Certes, le sponsoring sportif a toujours existé, le Tour de France, pour prendre une des compétitions les plus célèbres au monde, a été créé par un quotidien sportif qui voyait dans la course un moyen d’alimenter ses chroniques et de vendre du papier. Mais aujourd’hui, aucun « événement » d’envergure n’est imaginable sans ses sponsors, le principal imposant sa marque dans l’intitulé même. Le Jumping de Bruxelles est devenu l’« Audi Masters ». Sans doute pour rappeler que la puissance des voitures est calculée… en chevaux. Subtil, non ?
La montée de l’insignifiance a fait un bond spectaculaire avec le nom des marques qui remplace celui de l’événement. Avec l’ère des logos, le nom des anciennes entreprises, publiques ou privées, a été remplacé par associations phonétiques creuses, sans
aucun contenu ni signification. En Belgique, le bazardage s’est fait au profit des intérêts privés des anciennes régies publiques, ou encore les fusions (ou rachats) des anciennes banques ou sociétés d’assurances : la Caisse générale d’Épargne et de Retraite, la Banque Bruxelles-Lambert, le Crédit communal ou la Royale belge devenant Fortis, ING, Dexia ou Axa. Ces noms creux sont désormais aussi ceux de manifestations sportives ou culturelles.
« Le spirit n’a aucune douleur » (Jean-Claude Van Damme)
L’exaltation de la performance, du dépassement de soi ou de « l’esprit d’équipe », les « valeurs du sport », sont la religion globale du 21e siècle. Les marques des sociétés transnationales se sont engouffrées dans cette très lucrative niche pour vendre leurs noms, leurs produits, leurs services, leur vent. Dans un contexte d’auto-sabordage de la puissance publique, le marché du sponsoring est lui aussi libre et sans entraves. À chacun selon ses capacités, son appétit, la longueur de ses dents, aux gros les compétitions mondiales, aux locaux, les tournois de balle pelote de la Basse-Sambre. La valeur du tennis belge est en hausse, grâce à quelques joueuses qui se sont fait une réputation ? On a désormais, non plus un « Tournoi d’Anvers », mais un « Proximus Diamond Games », mais aussi un « Ethias Trophy » à Mons, un « Corona Open », etc. Car bien évidemment, cette pollution linguistique et idéologique ne se conçoit que dans la novlangue subnationale, qui ressemble vaguement à la langue de Shakespeare.
« Beaucoup pensaient que le Mémorial Van Damme était en l’honneur de Jean-Claude Van Damme »
Dernier avatar en date : le Mémorial Ivo Van Damme s’appellera désormais « Belgacom Memorial ». Comme l’annonce a été faite fin mars, beaucoup ont cru à un poisson d’avril anticipé. Car un « mémorial », en principe, c’est un monument ou une manifestation en mémoire de quelqu’un ou d’un événement important. Mais soit, on sait déjà que dans le monde corporate, les mots ne signifient plus rien. C’est aussi un monde sans histoire au sens propre. Pour preuve, la justification donnée par Bob Verbeeck, le patron de Golazo, l’entreprise qui gère le célèbre meeting d’athlétisme bruxellois : « Nous avons fait une étude et il est apparu que de moins en moins de personnes savent qui était Ivo Van Damme. Beaucoup pensaient que le Mémorial Van Damme était en l’honneur de Jean-Claude Van Damme. »[1] Magie du monde libre et sans entraves où il n’est plus nécessaire de s’encombrer d’une mémoire, puisque tout change tout le temps. Qui, d’ailleurs, se souviendra encore de Belgacom dans dix ans, quand l’opérateur aura changé de nom pour la troisième fois, ou qu’il aura fait faillite ou été racheté ?
Stade anal
Le phénomène n’est pas nouveau. Il n’affecte pas que les noms de compétitions, mais aussi ceux des enceintes sportives elles-mêmes. Où croyez-vous que se trouve l’« Emirates Stadium » ? À Dubaï ? Pas du tout, il est au nord de Londres, c’est le stade du club d’Arsenal, dont la compagnie émiratie est le principal sponsor. Le Palais des Sports de Rouen porte désormais le nom d’une barre chocolatée. Celui de Charleroi, c’est le RTL Spiroudôme. Et ne dites plus « Sportpaleis vans Antwerpen », mais « Lotto Arena ». En Allemagne, c’est pire, il ne reste plus grand-chose à renommer. Sans parler des États-Unis, où ont été inventés les contrats de « naming » et où ils font florès depuis plus de dix ans. Pour ne prendre qu’un seul exemple, en 2002, Gilette a ainsi dépensé 325 millions de dollars pour voir son nom apposé durant vingt ans au stade des New England Patriots, le mythique club de football américain.
Cette omniprésence des marques dans les événements massivement fréquentés – par des consommateurs solvables, par des jeunes très perméables au côté « fun » de la « logo attitude », etc. – est quelquefois mollement critiquée pour des raisons « éthiques ». Que plus un seul festival, concours, camp de vacances, plus une seule
soirée n’échappe à l’association systématique avec un emblème de la société de consommation n’est problématique que pour le tabac (déjà banni partout, sauf de la Formule 1) ou l’alcool, comme s’il ne s’agissait que de la limite entre consommation responsable et celle qui ne le serait pas. Et comme si le fait que les marques aient ravalé toute l’industrie de notre temps libre et toute la culture à l’abstraction du capital n’était pas le nouvel opium du peuple.