« Des tambours sur l’oreille d’un sourd » est un « livre pas vraiment conventionnel » sur la réforme de l’Éducation permanente, peut-on lire dans sa présentation sur Internet : « une réflexion critique sur la mise en œuvre du décret de 2003 », menée par une dizaine de personnes et signée par septante-deux collectifs et associations dudit secteur, sous l’appellation « plate-forme “Bigoudis” ». Je découvre ce texte dix ans après, sans rien savoir, ou presque, sur la question. Intriguée et curieuse, je me lance.
Je m’arrache les cheveux. La plate-forme « Bigoudis » a constitué un recueil de « récits et contre-expertises » sur l’Éducation permanente (EP), rédigés et compilés entre 2001 et 2006, et j’ai ici pour mission de le lire et de vous offrir sa substantifique moelle. Au début de la lecture, je souris, puis, ça devient redondant, complexe et déprimant. J’ai pourtant devant les yeux (je lis la version gratuite téléchargée en PDF) un ouvrage plein d’énergie et d’envies de changement, réunissant des associations et des collectifs qui ont pris le temps de se rencontrer et de réfléchir ensemble sur l’avenir de l’Éducation permanente pour la Fédération Wallonie Bruxelles.
Des tambours sur l’oreille d’un sourd démontre de A à Z l’importance de l’émergence dans ce secteur. Dès les premières pages, le décalage entre la vision des politiques et des praticiens est inquiétant et interpellant. Le titre prend alors tout son sens.
Parfois long à lire, le lexique du début donne des repères essentiels pour la suite : « Tout au long de ces pages, vous serez confrontés à des termes et notions parfois quelque peu répulsives ou abracadabrantes, mais néanmoins nécessaires à la compréhension de notre sujet. Petite introduction non-exhaustive au jargon politico-juridico-administratif qui s’impose comme langage quasi courant aux associations en général et à celles de l’Education permanente en particulier… » 1 Axe, cabinet, critère, lasagne, pilarisation ou encore transition, en sont quelques exemples. Ma préférée est sans doute la définition du milieu populaire : « Public issu de milieux populaires : groupe de participants composé de personnes, avec ou sans emploi, qui sont porteuses au maximum d’un diplôme de l’enseignement secondaire ou de personnes en situation de précarité sociale ou de grande pauvreté » (Article 2 du décret de juillet 2003). Celle-ci est directement liée à la notion de « public cible », évoquée et critiquée dans un texte qui avait été publié dans C4 en 2005 (n°131-132), rappelant, à juste titre, l’existence des « intellectuels précaires » et des « chômeurs lettrés », manifestement oubliés dans ledit décret. Les auteurs du recueil dénoncent la distance qu’une telle vision met entre l’animateur et le public, sous-entendant une sorte de « je ne suis pas comme eux ». La réponse de « Bigoudis » se trouve à la page 154 : « À public cible, nous préférons définitivement le terme d’usagers. Un terme et son implicite, où l’animateur ainsi que le public sont tous deux usagers du projet ». Le décret de 2003 aurait-il oublié le sens premier de l’éducation populaire ? Il semblerait que oui.
Autre notion largement développée et discutée tout au long de l’ouvrage, et pour cause, les auteurs en font partie (selon les autorités compétentes) : « l’émergence ». Sorte de fourre-tout, celle-ci semble floue et sans limites réelles. Pourtant, selon les auteurs, elle n’est ni dans l’anonymat, ni dans la clandestinité. Mais
elle n’a pas non plus de structure en fédération ou d’organisation hiérarchisée. La phrase prononcée par Demotte en 2002, citée plusieurs fois dans les textes, pourrait même avoir été prononcée cette année : « le propre de celle-ci, c’est que le ministre ne la connaît pas ». Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de la lui faire connaître, comme le prouvent les nombreuses lettres envoyées au Ministère et autres cartes blanches publiées dans la presse, reproduites dans le recueil. Celles-ci sont apparemment restées lettres mortes.
« Public cible », « milieu populaire », « émergence », au fur et à mesure, les incohérences entre le terrain et le décret de 2003 sont de plus en plus flagrantes. L’écart s’accentue lorsqu’on arrive aux pages évoquant les étapes de la reconnaissance pour les associations souhaitant obtenir des subsides de l’Éducation permanente. « Bigoudis » parle d’un texte « tordu et technocratique », « fait d’axes, de catégories, de points emploi et autres critères quantitatifs servis en couche de lasagnes indigestes… » (p.38). Un décret qui se voulait ouvert mais qui en fait laisse peu, voire pas de place à l’« émergence » et à l’initiative éphémère : travaillez d’abord, on vous paye après, peut-être, si ça rentre dans les cases du dossier de reconnaissance, trop petites pour tout expliquer de toute façon. « En fait c’est ça, la reconnaissance. On reconnaît a posteriori que vous avez (à l’époque) bien travaillé. Et que maintenant, vous méritez » (p.114). Les échéances de remise de dossiers, tout en se conformant aux nouveaux critères expliqués à « coups de feuilles de synthèse et de projections de graphiques » (p.45), ne présageaient déjà rien de bon à l’époque.
Durant les débats antérieurs au vote, CSEP (Conseil Supérieur de l’Éducation Permanente), administration et inspection se sont visiblement renvoyé la balle. En parallèle, les « émergents » ont tenté de leur faire ouvrir les yeux. En vain. Si « Bigoudis » reconnaît des points positifs au décret, de nombreuses craintes avaient pourtant été émises (p.61) : le manque d’ouverture à la culture ; l’emploi comme mesure de l’activité (pourtant tout ne repose pas sur l’emploi, quid du bénévolat ?) ; le local comme parent pauvre ; l’importance de l’évaluation n’y est pas suffisamment inscrite ; la question de la transversalité n’apparaît pas ; un « sas » mal pensé (le « sas » est la période transitoire de deux ans pour les associations qui souhaitent être subventionnées en EP), « qui sert à formater et à gagner du temps », « une vraie fausse bonne idée » ; un rôle accru conféré au Conseil supérieur malgré son échec ; « la sécurité pour les uns, l’insécurité pour les autres ».
Les questions posées par « Bigoudis » il y a dix ans interpellent aujourd’hui encore : ne se dirige-t-on pas vers des actions organisées par des professionnels et consommées par des publics peu impliqués ? Un peu comme si les opérateurs d’Éducation permanente se comportaient, simplement, comme des prestataires de service. « Ne risque-t-on pas de voir les associations multiplier les activités coûte que coûte, au détriment de la qualité, pour atteindre le nombre d’heures exigé ? » (p.155) « Y-a-t-il de l’espace pour reconnaître et soutenir des projets et pratiques “émergentes” tendant à échapper aux catégories, cases et exigences de découpages sériels de la culture administrative ? » Les analyses et les commentaires se succèdent, répétant inlassablement le même discours, tentant d’interpeller ceux qui veulent bien entendre et faire appel à leur bon sens. Mais, premier bilan, un an après : « décret inapplicable en l’état » (p.45). Le processus de consultation a échoué du point de vue des « émergents » qui demandaient des dispositifs plus ouverts, plus souples et plus directs.
L’Éducation permanente représente pour la plate-forme « Bigoudis », « une multitude de pratiques, territorialement immergées, tissant des coopérations
complexes et mouvantes entre des acteurs multiples et pertinents, par rapport à une question sociale à traiter, une lutte à mener » (p.68). Mais selon eux, le décret de 2003 n’a pas su y prendre part et a même enlevé la notion d’éducation à l’Éducation permanente, perçue alors « sous l’angle de la formation et de la rentabilité ».
À la lecture des Tambours sur l’oreille d’un sourd, on ne peut que s’inquiéter de l’avenir des associations du secteur. Celles reconnues se débattent pour survivre (la plupart ne rentraient pas telles quelles dans le décret), les autres, qui penseraient encore qu’être reconnues pourrait les aider dans leur action, doivent attendre deux ans avant de l’être et n’ont d’autre choix que d’avancer dans la précarité, car les subventions accordées dans ce cas ne prévoient aucun financement pour l’emploi, mais seulement pour les activités et le fonctionnement. Le décret ne s’est pas adapté aux associations, ce sont les associations qui doivent et ont dû s’y adapter. Et les questions de 2003 continuent de se poser. En plus de la crise d’identité du secteur et de la crise de la participation, auxquelles le décret n’a pas apporté d’amélioration, l’EP fait face à une crise économique servant de prétexte à ne surtout rien faire émerger (sauf peut-être l’austérité).
Du point de vue institutionnel, le décret de 2003 est toujours là. Rien n’a changé, et les craintes se sont réalisées. Et « Bigoudis » ? Parmi les septante-deux collectifs et associations qui y ont participé, certain-e-s se sont dissous-tes ou ont disparu, d’autres ont muté. Comme me le confiait une amie : « “Bigoudis”, finalement, c’est l’expression même de l’éducation populaire au sens de ses débuts : s’organiser pour comprendre, pour pouvoir se défendre, pour ne pas risquer d’être asservis pour rester libre. S’organiser, donc, hors institution. »
Sans pognon et sans moyen aussi ?
La plate-forme « Bigoudis »
Dissoute « de mort naturelle » depuis, la plate-forme « Bigoudis » rassemblait une septantaine d’organisations : quelques-unes étaient reconnues dans l’ancien décret de 1976, certaines avaient récemment eu accès au « sas », le dispositif permettant à des associations d’être reconnues en éducation permanente, les autres se situaient dans des collectifs éphémères. « Bigoudis », parce qu’ils servent à fabriquer des permanentes durables. Le nom est surtout venu à la vue d’une affiche parue dans C4. Il s’agissait de regrouper en plate-forme ceux qu’on appelle les « émergents » qui entendaient avoir leur mot à dire dans le processus de réforme. Ne prétendant pas représenter tout le secteur, elle a fonctionné par affinités, avec des associations qui se disaient (ou se disent encore pour certaines) « émergentes ». Un « nous » momentané, rassemblé pour réfléchir à ce que représente l’éducation permanente, qui souhaitait que le nouveau décret s’ouvre aux expériences comme les leurs. La plate-forme « Bigoudis » et l’ouvrage qui a en résulté, Des tambours sur l’oreille d’un sourd, a été une tentative de participer àl’élaboration du décret de 2003.
Notes:
- Toutes les citations, sauf mention contraire, sont tirées du livre Des tambours sur l’oreille d’un sourd, Auto-édité par les éditions du Bigoudi, Piétrebais, juin 2006 ↩