Cause toujours! Réflexions sur le devenir d’une parole critique

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Le 22 janvier de cette année, je suis allé voir Franck Lepage donner sa conférence gesticulée « L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu » à la Ferme du Biéreau, à Louvain-la-Neuve. Ce spectacle est une inculture : une forme de refus des savoirs officiels, de la culture légitime, l’élaboration d’une culture illégitime, faite de rencontres, d’expériences professionnelles ou de lectures disparates, de résistance politique, d’analyses ancrées dans nos vies.

permanente_15Avec humour et un sens du récit passionnant, Franck Lepage raconte l’histoire d’un détournement plutôt terrifiant : un programme d’éducation politique pour adultes – l’éducation populaire – a été remplacé par la Culture. Ensuite, celle-ci a été transformée en marchandise et en dispositif général de valorisation du mode de production capitaliste.

Il nous a expliqué en quoi « la culture est une formidable démonstration politique de quelque chose… Cela manifeste de la liberté d’expression… En fait, le capitalisme a compris l’intérêt qu’il y avait à récupérer les méthodes totalitaires et notamment à créer une culture officielle, contrôlée, qui consiste à nous faire croire à la démocratie, sans avoir besoin de la pratiquer. Cela s’appelle “La” Culture » (L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu, Éditions du Cerisier, 2007). Ensuite s’opère la transformation de la Culture en produit et en outil de domination hégémonique du capitalisme. Et c’est avant tout dans les langages que cette conversion a lieu. Agir sur les mots, c’est agir sur notre capacité à penser la réalité sociale. En tant que régime linguistique de pouvoir, le capitalisme s’attache à rendre toute critique inopérante. Ainsi, « on nous enlève tous les mots qui nous servent à nommer négativement le capitalisme – comme « exploitation » – et on nous met à la place des mots qui le nomment positivement, comme « libéralisme », « développement » ».

C’est de cette façon que, « lorsque nous croyons nous battre pour la liberté du créateur, pour la défense de la création, pour le développement culturel, pour la restauration du lien social, nous enrôlons notre générosité au service du capitalisme ».

La conséquence essentielle de ce dispositif est un déficit évident de démocratie. Et Franck Lepage de convoquer Paul Ricoeur pour nous expliquer ce qu’il entend par là : « Est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêts, et qui se fixe comme modalité d’associer à parts égales chaque citoyen dans l’expression, l’analyse, la délibération et l’arbitrage de ces considérations ». La Culture est donc une opération de limitation de la démocratie au seuil de la liberté d’expression.

 

Dans l’impasse

La salle était remplie de travailleurs culturels, tous secteurs confondus. En l’espace de moins de trois heures, il apparaît clair pour tout le monde que nous sommes pris dans un dispositif tel que lorsque nous luttons, nous le faisons avec les outils que le pouvoir met à notre disposition.

Après ça, on a bu des coups et le lendemain une vingtaine d’entre nous a participé à l’atelier de désintoxication du langage proposé dans la foulée de la conférence.

« Agir sur les mots, c’est agir sur notre capacité à penser la réalité sociale. »

Le lundi, la semaine recommençait. Et ça continuait comme avant. Comme si on était allés au théâtre, voir une pièce. Un divertissement. Critique, certes, mais un divertissement quand même. Une critique divertissante du divertissement. J’ai continué à
gamberger. J’ai lu le texte de la conférence. Je me suis concentré sur cette notion de dispositif.

Le wiktionnaire définit un dispositif comme un « agencement d’éléments qui concourent à une action ou à un but ». Dans la situation qui nous occupe, l’action menée et le but poursuivi sont l’hégémonie capitaliste, c’est-à-dire le triomphe de l’économie sur le vivant.

Franck Lepage porte son attention et la nôtre sur l’élément linguistique de cet agencement. Or, une parole, un discours, ne peuvent être séparés de leurs conditions discursives : qui parle ? Comment ? Et où ? Ce sont les éléments physiques et spatiaux du dispositif. Ceux-ci ont une importance considérable dans le devenir de la parole.

 

D’où je te parle

La question qui se pose, par rapport au contenu de la conférence, est la suivante : une parole qui dénonce le dispositif au sein duquel elle s’énonce est-elle en mesure de lui porter atteinte ? Plus spécifiquement : quelle est la portée potentielle de cette critique à partir du moment où elle est énoncée sur la scène de la Ferme du Biéreau à Louvain-la-Neuve ?

L’histoire de la ferme du Biéreau concentre de façon assez remarquable l’opposition entre tenants d’une Culture institutionnalisée et partisans d’un dispositif susceptible de faire émerger et de soutenir des formes de cultures « alternatives ». Aujourd’hui, la Ferme du Biéreau désigne l’ancienne grange de la ferme, rénovée en salle de spectacle et l’opérateur, l’asbl Espace Culturel Ferme du Biéreau, assure la gestion et la programmation du lieu. Cette asbl est le fruit d’un partenariat entre la Ville et l’Université, soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Le président du conseil d’administration de la Ferme du Biéreau est également échevin de la Culture de la Ville et président du conseil d’administration du Centre Culturel du Brabant Wallon (l’organisateur de la soirée).
C’est également chez lui que Franck Lepage a résidé durant son séjour en Brabant Wallon.

 

De l’autre côté de la cour

Il y a peu, l’appellation Ferme du Biéreau désignait encore une toute autre initiative. Depuis quarante ans, le corps de logis et les écuries de la ferme hébergent un habitat communautaire et des activités culturelles alternatives programmées par les habitants et les usagers du lieu.

Rebaptisé Corps et Logis depuis la récupération de l’ancien nom par l’Espace Culturel, ce collectif d’habitants-programmateurs élabore une culture illégitime, faite de rencontres, d’expériences professionnelles et de lectures disparates ; une résistance politique, des analyses ancrées dans les vies, en un mot : une inculture !

À l’heure actuelle, après de longues années d’incertitudes, de luttes et finalement de négociations, Corps et Logis dispose d’une convention d’occupation des lieux avec la Ville. Celle-ci prendra fin avec le début des travaux de rénovation des écuries et du corps de logis. La convention ne dit rien de la suite, on ne peut que se laisser aller à des suppositions. Quelle vision de la culture est-elle la plus susceptible de l’emporter et de s’installer dans ce lieu remis à neuf ?

Compte tenu de ce contexte, il y a quelque chose de fondamentalement contradictoire entre les propos de Frank Lepage, qui défendent une même idée de la culture que celle pratiquée au sein de Corps et Logis, et le fait d’aller dire ça du côté institutionnalisé de la Ferme.

À une vingtaine de mètres près, les propos auraient eu une toute autre résonance par rapport au lieu.

 

Cause toujours

Une des fonctions évidentes du dispositif culturel est de faire disparaître les contradictions, ou du moins de ne plus nous les faire ressentir comme telles. C’est pour cette raison que nous pouvons assister à la conférence de Frank Lepage à la Ferme du Biéreau et retourner faire de l’éducation permanente avec nos « publics » en maintenant tous ces événements parfaitement séparés les uns des autres.

Le dispositif
tire précisément sa force et sa cohésion de la séparation. C’est de la sorte que disparaît l’espace contradictoire qui fonde la possibilité du politique, au profit d’un espace consensuel dans lequel s’accumule « la Culture ».

« Dans les espaces consensuels, la parole ne soulève pas d’enjeu situé au-delà du moment où elle est énoncée »

Ainsi, l’enjeu, dans cet événement, plutôt que d’être situé dans le devenir de la conférence en tant qu’outil critique, risque fort bien d’en rester au simple déroulement de la conférence. Cela pourrait s’expliquer comme suit : dans les espaces consensuels, la parole ne soulève pas d’enjeu situé au-delà du moment où elle est énoncée. La parole n’est pas en mesure de produire un événement, l’événement est la parole médiatisée. C’est de cette façon que la liberté d’expression, en tant que fin en soi, est inopérante sur le plan politique.

De plus, par sa présence, Franck Lepage légitime le lieu dans lequel il se produit. C’est paradoxal, d’autant plus que son discours le dénonce et il finit par permettre à ce lieu d’être celui de toutes les expressions, celles de contestations comprises. Il en est de même pour les organisateurs qui peuvent se targuer de rendre publique une parole qui démontre leur « généreux enrôlement à la logique capitaliste ».

« Exister, c’est exister politiquement. » 1 Au même titre qu’il est nécessaire de mener un travail de désintoxication du langage, de sortir du régime linguistique de pouvoir, il est essentiel de créer des dispositifs qui rendent la parole critique agissante sur le plan politique. Des lieux, donc, où il est possible d’exister politiquement, de se fabriquer ses propres cultures, des lieux ouverts, hospitaliers, des lieux qui portent les voix de ceux qui sont réduits au silence chez les porte-voix institutionnels. Des lieux qui engagent la parole, les êtres et les actions dans un devenir commun, dans des incultures. Des lieux où l’on cesse d’être des objets parlés pour devenir des sujets parlants.

Olivier Praet

Notes:

  1. Abdelmalek Sayad, in Nique la France, devoir d’insolence, ZEP, Darna éd.
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