Ce ne serait pas la première fois, dans l’histoire de l’humanité, qu’un groupe de personnes partirait avec l’idée, louable, d’aider un autre groupe de personnes à penser, et que toute l’affaire tourne à la catastrophe. Le terrain peut se révéler glissant, avec le risque de se retrouver dans la position omnisciente de celui qui définirait la vérité et le mensonge, le bien et le mal, le juste et l’injuste. Et adieu doux rêves d’horizontalité. Bienvenue dans le monde de la pédagogie qui va « du haut vers le bas ». Mieux vaut donc se munir d’une bonne boussole quand on fait ce travail : éduquer.
La place occupée par l’Éducation permanente en Belgique et plus précisément en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) constitue une singularité en Europe, si pas dans le monde. Grâce à un contexte historique favorable, elle s’est installée dans le tissu associatif et s’est institutionnalisée. Financée par le Ministère de la FWB pour mener des actions sur le terrain, elle compte aujourd’hui 2300 travailleurs à temps plein 1.
Sans ambiguïté aucune, l’Éducation permanente s’inscrit plutôt à gauche, de par ses origines, – l’éducation populaire (« le pouvoir n’appartient qu’aux citoyens »), et « l’expérience collective d’autoformation et d’action durant la période de résistance de la Deuxième guerre mondiale » 2 –, ainsi qu’à travers son attachement à la fois paternaliste et autodéterministe/émancipateur à l’égard des classes populaires.
Face à cet état de fait, il faut se poser la question de savoir si l’éducation permanente a constitué (et constitue encore) un outil – parmi tant d’autres – de propagation d’idées de gauche ou encore d’endoctrinement.
« Les principales approches pédagogiques scolaires s’inspirent du monde du travail. »
Éducation et neutralité
Tout d’abord, il faut rappeler que l’éducation n’est pas neutre. Comme le dit Francis Careau dans Le relativisme des valeurs en éducation : une impasse ? : « L’éducation constitue une activité engagée dans le champ des valeurs. » D’un côté on trouve l’agent éducatif, qui est amené à faire des choix (consentis ou inconscients) sur les plans pédagogique, didactique et éthique, induisant le fait que l’activité pédagogique elle-même « repose sur des finalités et des intentions ». D’un autre côté, l’institution elle-même se positionne par rapport à certains comportements qu’elle condamne.
Au-delà du discours philosophique, la neutralité éducative peut également être mise en cause par l’influence que le monde économique a eu (et a toujours) sur celle-ci dans l’univers scolaire, en exigeant de plus en plus « l’employabilité » des élèves sortant de l’école ou de l’université 3. En y regardant de plus près, nous remarquons même que les principales approches pédagogiques scolaires s’inspirent du monde du travail. Ce fut le cas pour la Pédagogie par objectifs, qui fait référence au Taylorisme et qui consistait à « former » la future main d’œuvre sur base de tâches « pré-découpées », hors du sens et du contexte. Et c’est le cas, encore aujourd’hui, avec l’Approche par compétences (en vigueur dans tous les systèmes éducatifs européens) qui est empruntée au milieu du marché du travail pour fabriquer, cette fois-ci, des « têtes d’œuvre », prêtes à faire face à la flexibilité comme nouvelle
caractéristique du travail.
Comme nous venons de le constater, l’éducation, que ce soit en référence à des valeurs propres (ou à celles de l’agent éducateur) ou encore par l’influence du monde du travail, ne saurait être neutre. D’autant plus qu’« ériger la neutralité pédagogique en dogme annihile toute action », comme le dit Francis Carbeau. Il nous rappelle que même si la neutralité en éducation est impossible, un bon nombre d’éducateurs recourent à « une fausse neutralité » en redoutant l’endoctrinement. Mais où se situe la différence entre éducation et endoctrinement ?
Éducation et endoctrinement
Pour le philosophe Olivier Reboul, la frontière entre l’éducation et l’endoctrinement est très subtile. Il va jusqu’à définir l’endoctrinement comme une forme d’enseignement. Pour lui, celui-ci ne réside pas forcément dans le contenu, les méthodes pédagogiques ou encore dans l’intention : « l’endoctrineur est un endoctriné ». Reboul définit l’endoctrinement comme une « mauvaise éducation ». Il indique treize comportements qui faussent l’éducation en la transformant en endoctrinement. Parmi ceux-ci, nous retiendrons : « utiliser son enseignement pour propager une doctrine partisane; faire apprendre sans comprendre ce qu’on devrait comprendre; utiliser pour enseigner l’argument d’autorité; n’enseigner que les faits en faveur de sa doctrine; sélectionner arbitrairement telle partie du programme d’études; exalter dans son enseignement une valeur au détriment des autres. » 4
L’endoctrinement ne laisse pas de place aux différents points de vue, ni au développement d’un esprit critique, car il n’en fournit « simplement » pas les moyens. Il ne fournit pas non plus les outils permettant à l’apprenant de prendre de la distance et d’arriver à formuler sa propre critique sur ce qu’il est en train d’apprendre. Comme le dit Francis Careau : « L’autonomie individuelle et la faculté de penser sont contraintes » 5.
Or, l’éducation se fonde sur la « formation » d’individus autonomes, sachant exercer leur esprit critique et favoriser l’adhésion « consciente » et la remise en cause du système (en tant que société, ou humanité comme le dit Reboul) dans lequel ils vivent en ayant les moyens d’agir sur celui-ci pour le transformer. Les individus capables de penser de manière autonome, d’amener des critiques argumentées, ouverts au dialogue, à la curiosité, c’est la garantie (en tout cas ça devrait l’être) de ne plus tomber sous des régimes totalitaires. Cet esprit critique, il faut le cultiver depuis l’enfance. Des recherches montrent en effet que celui-ci se développe chez les très jeunes en pratiquant une activité philosophique réflexive, qui consiste à exercer le questionnement 6. Si l’institution scolaire met l’accent sur le développement de l’esprit critique des élèves, qu’en est-il des adultes, désormais sortis des écoles ? 7
Éducation Permanente et endoctrinement
L’éducation permanente ne constitue pas une forme d’endoctrinement, ne fût-ce que par ses objectifs « officiels » 8 : « une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société; des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation; des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique. » Ces objectifs sont clairement en antithèse avec la notion d’endoctrinement qui, nous le rappelons, ne vise en aucun cas à mettre le sujet en réflexion, ou en situation d’analyse et d’action, que ce soit à un niveau personnel ou encore collectif.
« Le paternalisme et le moralisme sont des risques encourus lorsqu’on s’adresse à une population bien spécifique qui est considérée, quelque part, comme incapable de s’émanciper elle-même. »
Toutefois, les objectifs sont amenés à être atteints par des « éducateurs », lesquels pourraient, même de manière inconsciente, amener à des formes d’endoctrinement. Ce danger est-il aujourd’hui présent dans le cadre de l’éducation permanente ? L’évolution de ce secteur, qui tend de plus en plus à se professionnaliser, de manière à pallier à des manquements du service public envers les populations fragilisées 9, pourrait conduire l’EP à avoir une visée paternaliste et moralisatrice qui s’éloigne de ses principes d’émancipation et qui la préservent de l’endoctrinement.
Le paternalisme et le moralisme sont des risques encourus lorsqu’on s’adresse à une population bien spécifique qui est considérée, quelque part, comme incapable de s’émanciper elle-même. Ces attitudes, doublées d’une déconsidération du potentiel public cible en termes de connaissances et de capacité critique, pourraient conduire au « conformisme », qui, selon Reboul, n’est autre qu’un processus d’endoctrinement. Ici, le conformisme consisterait à amener les individus à adhérer à une société, à ses valeurs et à ses réalités sans aucun questionnement ou prise de position intellectuelle, ou encore d’action. Autrement dit, l’éducation permanente exercée sur le terrain pourrait amener le « public cible » vers une forme de « suivisme » et d’intériorisation des normes sociétales, annihilant de fait la dimension émancipatrice.
Notes:
- Données rapportées par le site de la FWB. ↩
- « L’éducation permanente: une définition qui se cherche? » de J.P. Nossent. ↩
- L’économiste Étienne de Callataÿ propose même d’augmenter le minerval des facultés qui n’assurent pas de débouchés professionnels immédiats. ↩
- Francis Careau dans « Le relativisme des valeurs en éducation : un impasse ? », p.150, Revue des sciences de l’éducation de MCGILL, Vol. 39, n°2, Printemps 2004. ↩
- Idem. ↩
- Voir les recherches du philosophe américain Lipman. ↩
- Il faudrait se poser la question de savoir si on peut s’auto-former et s’auto-développer un esprit critique? ↩
- Objectifs repris par le décret du 17 juillet 2013 de la FWB. ↩
- «L’éducation permanente: une définition qui se cherche?» de J.P. Nossent. ↩