Journaliste en eaux troubles

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Dans le dernier numéro de C4 nous évoquions ces troubles qui secouent les médias. Il se trouve que je suis en plein dedans ! Récemment diplômée de l’Université de Liège en journalisme, c’est dans la presse dite alternative que j’ai trouvé ma niche. Presse alternative parce qu’en dehors des circuits traditionnels, mais surtout parce qu’en dehors du salariat.

PoiscailleJe suis journaliste indépendante bénévole, bidouillant à droite à gauche pour subvenir à mes besoins – et le tout sans droit au chômage ni allocation d’aucun type (pour le moment). Mon statut consiste à ne pas en avoir. Cette position particulière, je l’ai choisie elle me permet d’être libre. Quel gros mot que la liberté : de sujet, de style, de ton. Rédactrice de C4 et sur l’Entonnoir.org, je participe aussi depuis un an au journal satirique liégeois Le Poiscaille. Celui qui met en garde « contre les dents de l’amer », vient de fêter ses trois ans. Trois années à écrire sur Liège, beaucoup, la Belgique parfois et l’international une fois, par numéro. Le choix de faire du local est lié à la volonté d’être sur le terrain. En voilà un autre beau mot qui m’attire : le terrain. Ne pas rester derrière son bureau mais aller à la rencontre des gens, participer, observer, pour mieux transmettre ce que j’ai vu et vécu.

Le Poiscaille a aussi pris le parti d’être satirique. Encore un gros mot, bien difficile à appréhender. Écrire avec piquant. Faire des blagues sans tomber dans la grossièreté ou l’insulte. Grossir les traits. Caricaturer. Critiquer. Dénoncer. Afin d’éviter de tomber dans l’écueil de la moquerie facile et vide de sens, les articles sont lus et relus collectivement. Les procédés d’écriture varient selon l’auteur et permet au journal d’être à la fois homogène sur la ligne éditoriale et hétérogène entre les articles. Certains maîtrisent la subtilité, d’autres préfèrent les formulations directes et coup de poing. Journaliste et dessinateur travaillent aussi en binôme : le dessin se voit accorder autant d’importance que le texte.

Ne t’inquiète pas de susciter l’admiration des foules, contente-toi d’un petit nombre de lecteurs. Le rire fait plus que la violence.

Le Poiscaille a une charte éditoriale ouverte mais claire. Le journaliste doit respecter les règles de base de la déontologie journalistique. Une déontologie qui n’a rien d’extraordinaire mais qui semble parfois poser problème aux personnes interviewées. Combien de fois nous sommes-nous retrouvés face à des hommes (ou femmes) politiques et devoir refuser la relecture avant publication ? Idem pour le « off », cette règle pseudo-tacite qui voudrait que la personne interrogée puisse à un moment dans l’interview dire « stop, ce que je raconte vous ne pouvez pas l’écrire ». La réponse est toujours la même : non. Pas de relecture, pas de off. On passe alors pour des extra-terrestres sur la planète média. Et les réactions sont toujours les mêmes : « vous êtes les premiers à nous refuser ce droit ». Le seul « droit » légitime dans ce cas, à nos yeux, c’est le droit de réponse qui existe bien pour une raison. Car la barrière se situe en fait entre l’interview en tant que telle et la position de source que peut prendre un informateur (politique ou pas). Lorsque nous prenons rendez-vous avec un homme politique pour une interview, il n’y a pas de off possible (sauf bien sûr si l’information n’a pas de valeur d’utilité publique ou qui serait d’ordre privé). S’il nous informe en dehors de ce contexte d’interview, il prend alors le statut de source. C’est là toute la différence.

Tous bénévoles !

Au sein d’une structure entièrement
bénévole, il semblerait plus difficile de demander que le travail soit bien fait. Pourtant c’est fou ce qu’on peut produire avec de la bonne volonté et l’envie de participer à un projet qui a du sens, du moins pour ceux qui participent. Pourquoi écrire pour pas un rond, dans un journal tiré à 500 exemplaires et distribué à Liège ? Pourquoi pas. La question qui se pose vraiment serait plutôt : quel genre de journaliste ai-je envie d’être ? Celui qui court après le scoop, le buzz, la crasse et le sang ? Ou celui qui essaye de comprendre son environnement, de fournir des informations vérifiées, de mettre en perspective avec un minimum de recul (un minimum, parce qu’à force de reculer, on s’y perd), celui qui fait partie de la société en somme. Non pas se mettre au-dessus des autres, mais parler, communiquer d’égal à égal. La satire permet ce positionnement puisqu’elle nécessite l’usage de références communes avec en plus l’objectif de faire rire, ou au moins sourire. La blague n’ayant pas pour objectif de desservir l’information mais de mieux faire passer la pilule. Du coup, le processus d’écriture demande un engagement de l’auteur, sans doute plus marqué que dans un article disons plus classique. L’enquête, le reportage, ne change pas, mais au moment de se mettre devant l’écran de son ordinateur, clavier en main, tout est question d’inspiration. De jeux de mots pourris en vannes lourdes et vulgaires, j’effectue une sorte d’exorcisme pour enfin arriver à la formulation la plus juste et la plus drôle possible. Parfois ironique, parfois cynique, le style satirique est exigeant et ne pardonne pas. Une comparaison un peu hasardeuse et vous voilà taxé de connard réac’ insensible. Faire usage de l’ironie peut parfois mettre en danger le journaliste et le propos qu’il tient, jusqu’à déformer l’information pour les lecteurs, ce qui n’est évidemment pas le but.

Le Poiscaille a ressorti une vieille recette: la gazette satirique locale à taille humaine et sur papier.

À la poubelle aussi le « public cible » : ceux qui veulent nous lire, nous lisent (dans la limite des stocks disponibles). Quant au « business plan », le journal n’en a pas non plus. Pas d’actionnaires, pas de publicité, juste une équipe de passionnés, convaincus du bien fondé de l’affaire, mus par la certitude qu’une presse locale diversifiée est nécessaire à la vie de la cité. Au Poiscaille, si tu veux t’engager, tu t’engages. Encore jeune, ce n’est pas un journal amateur mais on peut le voir comme un lieu d’expérimentation. Les réunions de rédaction sont souvent l’occasion d’échanges et de réflexions que l’on pourrait résumer avec cette question : « bordel, qu’est-ce qu’on fout là ? » Je pique la réponse à Horace qui savait de quoi il parlait dans ses Satires, il y a deux millénaires : « Neque te ut miretur turba labores, contentus paucis lectoribus. Ridiculum acri fortius » – « Ne t’inquiète pas de susciter l’admiration des foules, contente-toi d’un petit nombre de lecteurs. Le rire fait plus que la violence » (Horace, Satires, traduction de Danielle Carlès).

Dans ce monde médiatique troublé, à la recherche de nouveaux modèles, de nouvelles formes d’expression, Le Poiscaille a ressorti une vieille recette : la gazette satirique locale à taille humaine et sur papier ! À contre-courant de l’avis des « experts » qui annoncent la fin de la presse papier, chaque année à la même heure. Il est évident à mes yeux que ce calcul se fait sans prendre en compte l’importance de la presse alternative. L’exemple le plus connu serait XXI (et encore, est-il vraiment alternatif ?), dont nous avons parlé dans le précédent numéro de C4. Mais nul besoin de traverser les frontières pour trouver matière à lire au coin du feu. Rien qu’à Liège on retrouve Kult, C4 et Le Poiscaille, pour ne citer qu’eux. Cette presse locale refuse de rentrer dans le jeu des grands groupes médiatiques où le but semble être de vendre avant d’informer – le nombre d’exemplaires à tirer
est moindre, le réseau de distribution également. En jouant sur une diffusion papier à l’échelle régionale, avec un contenu qui s’adresse aux habitants de ce territoire et un contenu différent via le site internet (lepoiscaille.be), ce modèle semble permettre de jouer sur une offre payant/gratuit. Dans ce cas-là il ne faut pas avoir les yeux plus gros que le ventre et accepter de travailler à l’intérieur du seuil de rentabilité. Le retour au local s’envisagerait alors comme une possible solution.

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