Peace!

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01Il y a un peu plus d’un an vous avez vu la publicité PANTONE/Schweppes Orange, dans les sucettes de la ville. Je ne m’y connais pas plus que ça dans l’histoire de la publicité mais là, et d’aussi loin que je me souvienne, c’est peut-être une sorte de méta-pub : une publicité qui affiche le Pantone qu’elle utilise dans l’objet qu’elle vend, racontant ainsi de quoi la pub est faite, de quoi son objet, la bouteille orange est faite. Comment, en gros, l’objet de la pub fait l’objet de la pub. Si un petit groupe composé de professionnels et de quelques amateurs savent de quoi on parle lorsqu’on évoque le Pantone, ne demandez pas au gugusse du coin ce que ça lui fait… La notion juridique de publicité est de « porter à la connaissance du public » (1689) et, « par métonymie » (1912), le support qu’elle représente ; cette « association » Pantone-Schweppes rend littéralement public ce rapport. Mieux, ce lien entre Pantone et Schweppes c’est l’annonce d’une pratique qui est aujourd’hui envisagée comme un nœud dans le monde de l’art : les collaborations. Nœud aussi théorique, qu’esthétique et politique.

02Je ne vais pas m’étendre sur une histoire plus que centenaire, ce n’est pas le but de ce texte. Il y a maintenant un an, à l’invitation de Devrim Bayar, curatrice du Wiels, j’ai soumis à un auditoire de La Cambre ce que j’imaginais pouvoir être des modèles non-définitifs, empruntés au champ de la musique, pouvant décrire les pratiques collaboratives.

Quatre modèles :

1. La communauté
Sous l’influence de Robert Indiana et Herbert Stencil, le personnage du roman V de Thomas Pynchon, Dave King réalise le logo « Union Crass ». Il s’agissait tout d’abord pour l’artiste de réaliser un petit frontispice sur la couverture du livre Christ’s Reality Asylum And Les Pommes De Printemps de Penny Rimbaud, une prose philosophique de vingt pages tirée à cent exemplaires et vendue en quelques jours sur Charing Cross road aux alentours de 1975-76. Le futur logo du groupe Crass comportait les éléments essentiels qui se trouvaient dans le bouquin : la famille, l’État, l’église. Dave King dira que sa plus grosse influence pour ce dessin est tirée d’une symbolique japonaise de la famille – le cercle – à laquelle s’ajoutent la croix catholique, le drapeau anglais et l’uroburos. Aujourd’hui encore, ce signe est porté par plein de gamins se sentant l’âme rebelle, de la Californie à l’Ukraine. Après les free festivals anglais montés par Wally Hope, aka Phil Russel, des Wally Hope (un mec dont certains disent qu’il pouvait faire tonner le ciel ou réaliser un tas d’autres miracles météo par des danses spéciales ; un mec qui a utilisé le saint suaire pour faire l’affiche du premier free de Stoned Hedge ; un mec qui était la figure mythique des punks freaks, qui a vrillé christique taré et que Penny Rimbaud a décrit dans son poème pré-cité, énervé et triste de perdre son ami dans l’opium du peuple), Crass s’est concentré sur une critique sociale dure, anarchiste et féministe, substituant à l’uniforme bariolé des punks qui écumaient Piccadily Circus, une tenue sobre, sombre et pratique. La plupart des membres de Crass sont issus des Beaux-Arts, proches de Richard Hamilton, du Independant Group et de Carolee Shneeman, parmi d’autres, jouant des concerts qui commençaient avant que les portes ne s’ouvrent et cessaient après que le dernier spectateur était parti, et surtout utilisant Dial House, une ferme
retirée dans la campagne, comme centre nerveux de vie, de réflexion, de recherche et de production. Crass, comme modèle, c’est la communauté.

2. L’association
La dernière fois que j’ai vu Micha Mangelberg en concert c’était avec le groupe Maak Spirit, à Anvers, pendant l’Audi Festival, carnaval de pouet pouet poum tchac raplapla mais, woooh, eux là, Maak Spirit et Mangelberg, c’est Sid Vicious à l’anniversaire de ta grand-mère. Ça pue, ça grogne, ça suinte et c’est beau. Micha Mangelberg pourrait être classé comme un improvisateur free, décomplexé et expérimental. Il est au piano ce que Han Benninck est à la batterie ou Derek Bailey à la guitare. Jean Yves Evrard, alors membre de Maak Spirit, avait réalisé dans les années 1980 et 90 plusieurs séances d’improvisation avec lui. J’ai rencontré ce guitariste à la fin des années 1980. On ne va pas parler ici de vin nature, de tracteurs, de filles, de paysage, de motocross ou d’autres passions communes, pourtant ces trucs de vie, ces croisements, ces affinités qui forment une base mouvante, sensible et subjective, seraient tout aussi juste pour exprimer les rapports qui mènent à des collaborations. Lors de ce concert à Anvers, Laurent Blondiau, Sébastien Boisseau, Eric Thielemans et Jean Yves Evrard sont montés sur scène pour faire hurler leurs instruments comme dans une partouze de cochons sous acide. Puis le vieux Mangelberg s’est assis à son tour près de son instrument et, dans le waaaah schhhrrrck blam truuuuuuiiii aaaaaaah, s’est contenté de produire à intervalles réguliers une note, d’abord inaudible, qu’il frappait recroquevillé comme un vieil orque sur son piano, un truc intérieur et indépendant, jusqu’à ce que les membres de Maak laissent leurs sons se disperser et fassent remonter à la surface le rythme lancinant du pianiste. Davantage lié à des événements, à des moments, organisés ou non, le modèle des improvisateurs est celui de l’association.

3. L’entreprise
Cash Rules Everything Around Me / C.R.E.A.M. / get the money / Dolla dolla bill y’aauhhhaaaauhhhhahhhauhhhhll, YEAH… CREAM est le titre qui a fait connaître le Wu Tang Clan. C’est bon, tout le monde connaît le Wu Tang Clan ?
En 2008, About.com les classe n°1 des meilleurs groupes de hip-hop de tous les temps : « personne dans l’histoire du hip-hop n’est capable de rivaliser avec la cohésion chaotique du Wu Tang Clan, le Clan est fait de tellement de personnages et chacun de plein d’excentricités. Leur approche est sans peur et sans complexe » (Henry Adaso, « 25 Best Rap Groups of All-Time », About.com, 2008). J’ai échangé quelques mots avec Raekwon après son concert au Confort Moderne à Poitiers – ouais, il est passé dans ma cabane, héhé – et il disait du Clan qu’ils étaient « yah mor’ than a tawzend, man » et si on regarde leur truc, leur évolution, leur organisation subdivisée, shaolin, killa beez, etc, tous les associés, toutes les productions des albums, des compils, des fringues, etc, etc, plus cette iconographie incarnée dans leurs propres personnages de chefs machos rutilants, sachant bien tenir les rênes de l’affaire, le modèle du WTC – les mêmes initiales que le World Trade Center – est clairement celui de l’entreprise.

4. La Conspiration
Je n’aime pas parler de ce que je n’aime pas. Les reformations, les Charity Bizzness, Brigitte Bardot et Vladimir Poutine, ce genre de trucs. Des collaborations par intérêts spéculatifs, histoire de buzzer. Ça peut prendre plein de formes le buzz, des buzz à la cool, comme Colo qui se fait photographier avec Larry Clark, classe, mais surtout, c’est là que ça devient plus nerveux, c’est le moment où l’œuvre en collaboration glisse, pour le buzz, vers un travail « avec collaborateurs ». Petit déplacement sémantique, extrêmement stratégique, style entrepreneur, porté sur la valeur ajoutée, qu’elle soit d’ordre poétique ou simplement économique, il faut voir comment cette idée de « négocier » son rapport aux autres à été très libératrice dans le
contexte artistique des années 90 et de la gauche bien pensante des socio-cul moralisants qui sentaient le vent tourner après novembre 89,  et s’accrochaient à leur poste à la direction de tel théâtre ou centre d’art. Non franchement, mettez-vous à leur place, ça devait pas être simple. Soit. Les termes du libéralisme post chute du mur, de l’internet naissant et des start-up qui allaient avec, ont étés repris par différents artistes juste parce que la « culture » se devait de se libérer de quelques idéologies qui traînaient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, des idéologies qui à l’époque généraient une sclérose des rapports aux savoirs et aux pratiques artistiques.

Comme exemple on pourrait prendre la très belle, mais ça va, un peu, comment dire, formatée, Where the Wild Roses Grow, chanson qu’ont fait Kylie Minogue et Nick Cave. Kylie n’avait même jamais entendu parler de Nick avant cette proposition qu’il lui fait. C’est grand l’Australie mais quand même on a envie de se dire. Nick Cave est un artiste qui a son génie, et il a réalisé des tas de choses en travaillant avec d’autres pour ce qu’ils étaient. Rien que Blixa Bargeld, tiens. Et ça a ouvert des champs super beaux ces rapports entre expérimental, industriel, free et une poésie sombre, lointaine et très ancrée dont Cave s’est fait l’héritier. Mais là, y’a un tournant. C’est ce qui distingue le duo PJ Harvey-Nick Cave du duo qu’il fait avec Kylie Minogue. On est en 1995 et PJ c’est dans ses cordes, gagné d’avance. Évident. Kylie, pfffh, autre chose. C’est du prime time, de la grande pop, et si les Bad Seeds ont toujours été porteurs d’un kitsch, c’était celui de la fête des morts à Juarez, un mélange de crocodiles saouls pataugeant dans une vase chaude et de zombies en porte jarretelle, c’était pas le kitsch de Kylie qui lui est plutôt, euh, rose. Et c’est à ce moment-là que les gens se lèvent dans la salle et tout en applaudissant se disent : on dira ce qu’on voudra, ces deux-là se sont fait du bien…

C’est peut-être en ces termes qu’une des dernières « grandes » générations d’artistes s’est définie en Europe, celle qui a été nommée dès 1995, par Nicolas Bourriaud, de « l’esthétique relationnelle », dont le livre « manifeste » paraît en 1998. Sur le temps et avec sans doute des héritages et des influences plus proches, ce type de mouvement peut nous apparaître aujourd’hui comme un échafaudage géant.

Bien sûr il y a d’autres modèles que l’on pourrait proposer : la famille, le couple, le club, et on peut ainsi remonter loin… Aucun de ces modèles n’est, je crois, applicable à la lettre, même si, à des degrés divers, toute production collaborative, du syndicat à la bande, peut s’y référer.

Dans le cours de mon travail je me suis engagé dans divers projets collectifs, du 22 schmer (avec King Lee, Joel Napolillo, Muriel Hérion, Elisabeth Ancion, Mélanie Desiron, Mélanie Cupper, etc.) au début des années 1990 à Liège, jusqu’à Building Underwood (avec Simona Denicolai et Ivo Provoost) dans les Pyrénées Orientales au cours des années 2000, ou  (avec Ronny Heiremans, Pierre Huyghebaert, Vincent Meessen, Katleen Vermeir) initié avant 2010, en passant par , à la production de Year Annual Book, avec ou After Howl, le projet que je mène avec mes étudiants de sculpture à l’ERG, Bruxelles. Il me semble que le travail collaboratif est avant tout source d’expériences et d’échanges, il s’agit de questionner la notion d’auteur et d’amplifier sa pratique en la distillant dans des projets, en tentant, autant que faire se peut, sinon d’échapper, du moins d’inventer des rapports nouveaux à sa propre « auteurité ».

Je m’étais rué à la première séance de On The Road, le film. Je suis assez fan de ces trucs de la Beat Generation et la presse que j’avais lue autour de ce film en parlait comme un genre de renouveau du « gros » cinéma d’auteur. Putain de merchandising sans vie, comment pourrait-on croire que les trois minets qui interprètent les héros de Kerouac pourraient même imaginer savoir ce que c’est qu’une pareille
vie. La seule qualité du film, c’est qu’on en sort avec l’envie de fumer des pètes et de boire de la bière, sinon pas un plan, pas un personnage qui incarne le souffle débridé de l’expérience free. Et c’est juste tout le contraire que l’on cherche lorsqu’on s’investit dans des projets collaboratifs, qu’ils soient intellectuels ou purement plastiques : quelque chose qui nous dépasse.

Note :
Une première version de ce texte est parue sur le site « welcometolesalon.be »

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