11 mars 2011, la terre tremble au Nord Est du Japon. La magnitude atteint le chiffre incroyable de 9 sur l’échelle de Richter. Grâce à la qualité des infrastructures parasismiques, il y a assez peu de destructions. C’est le tsunami qui est dévastateur. Il amène une réalité brutale, violente et invincible où plus de 23.000 personnes ont disparu. Mais la « catastrophe de Fukushima » balayera encore davantage sur son passage. Le Japon jusqu’alors synonyme de prospérité et de sécurité a produit le « nouveau Tchernobyl ». Ce pays et cette culture qui me fascinent et dont je me sens fière, parfois aveuglément, c’est le mien. Et j’y retourne enfin.
1er juillet 2013, arrivée à Narita, aéroport de Tokyo après une dizaine d’heures d’avion, à peine fourbue, dans l’excitation d’y être enfin, accompagnée de trois amis tout aussi enthousiastes. Quatre longues années… ma famille et mes amis restés là-bas ont dû faire face à une catastrophe mais ils vont tous bien, pour l’instant. Ils ont eu de la chance et je vais enfin pouvoir les revoir, leur montrer l’attachement que je leur porte, je vais pouvoir vivre ce pays que j’aime tant et qu’un moment j’ai cru perdu. C’est un sentiment inédit et profondément troublant que d’oser imaginer l’évacuation d’un pays, de son pays. On est comme amputé. Ces gens arrachés à leur quotidien, ces magnifiques temples désertés, ces délicieux restaurants abandonnés, ces rayons de magasins si opulents délaissés, cette myriade de petits détails délicats qui font le raffinement de cette civilisation, tout cela laissé aux mains des gestionnaires d’une centrale.
Continue-t-on à être un pays quand on n’a plus de territoire ? En 2011, le plus grand exode humain de l’histoire a tout de même été envisagé : le gouvernement japonais est entré en contact avec la Chine quant à la possibilité d’installer les quelques quarante millions de Tokyoïtes vivant à deux-cents cinquante kilomètres de Fukushima dans certaines des villes champignons désertiques qui ont poussé sur le sol appartenant à nos gigantesques voisins. Demande refusée. Idem pour celle qui concernait les îles Kouriles dont le Japon se dispute la propriété avec la Russie.
Le Tokkyu de la Keisei Line qui nous mène tranquillement vers la capitale, nous laissant le loisir de nous imprégner lentement de l’urbanisation qui s’intensifie, des champs et des petites bourgades qui se transforment peu à peu en un enchevêtrement ordonné d’habitations et de câbles électriques aériens. On observe les gens à vélo qui attendent le passage du train mais le spectacle est aussi à l’intérieur du train. Ces étudiants en uniforme penchés sur leur portable, ces filles impeccables jusqu’aux ongles, ces salarymen (employés de bureau) dodelinant de la tête. Dans une rame de métro japonaise, ce qui frappe d’abord c’est la propreté et le calme. Une partie des passagers est reliée à son portable dernier cri, l’autre somnole, en manque de sommeil. Si vous êtes étranger, gaijin (personne du dehors), on vous observe à peine, poliment et puis le regard retombe sur le livre ou l’écran. C’est ce que Goffman appelle « l’inattention polie »[1] que personnellement, en tant que femme, j’apprécie d’autant plus que, dans certains pays, c’est absolument l’inverse.
On arrive… Tokyo la tentaculaire, la vibrante, la fascinante où j’ai vécu cinq ans, berceau de mon adolescence, Tokyo faite de superpositions, ville souterraine avec ses grands métros, ville aérienne avec ses viaducs et parkings à étages mobiles. Qui n’a jamais été un moment sonné dans la gare de Shinjuku, la gare la plus fréquentée au monde avec ses 3.5 millions d’usagers quotidiens, n’a pas vécu la densité
urbaine. Mais, attention, ici c’est une densité chorégraphiée, ordonnée, où les mouvements de foule se font sans heurt, il suffit de s’intégrer dans la bonne direction. Pour avoir été en Chine et en Inde, la comparaison est sans appel. Des amis belges partis au Japon, sans parler un mot de japonais, m’ont raconté n’avoir éprouvé aucune difficulté à y voyager, tout y est bien fléché et traduit en anglais et les employés des gares sont nombreux et dévoués. Nous nous arrêtons donc à la grande gare de Ueno et je contemple mes amis contemplant la foule, un peu assommés. Je serai là aussi pour les aider, les accompagner, leur traduire la langue mais aussi les comportements, les codes sociaux, les objets. Notre périple d’un mois sera jalonné d’étapes, de Tokyo vers Hakone d’où nous descendrons vers Kyoto, Nara, l’île de Shikoku ; ses montagnes et ses plages puis Hiroshima et une traversée d’une journée en train qui me mènera à Sendai, dans le nord, rencontrer ma famille.
Mais d’abord cinq jours à Tokyo. Ce qui étonne toujours, c’est de découvrir dans cette mégalopole électrisante des rues tranquilles, des petits parcs, des bouts de chou qui vont seuls à l’école sans inquiétude, des cafés et des petits bars renversants d’originalité, bref des espaces tranquilles où il est aisé de trouver la quiétude. Il faut souligner ici à quel point le Japon est un pays sûr : le taux de criminalité est un des plus bas au monde et il s’explique avant tout, je pense, par une certaine harmonie sociale, une manière de vivre le groupe en courtoisie qui, si elle induit des comportements parfois pesants pour le Japonais (pression sociale, respect des codes, de hiérarchie…) permet toutefois à ses habitants et visiteurs de jouir d’une grande sécurité au quotidien, phénomène assez rare que pour être souligné. Nous visitons le musée d’art contemporain, l’envoûtant marché aux poissons, un petit musée d’estampes, nous partageons de bons repas avec des amis dans des izakayas et observons les looks souvent originaux des Tokyoïtes.
Nous décidons d’aller reposer nos corps un peu fourbus de l’agitation urbaine dans un ryokan à Hakone Yumoto, station thermale dans la région du Fuji, à une heure de la capitale. Le ryokan est une étape incontournable, un condensé d’habitation traditionnelle, avec ses portes coulissantes, ses futons, ses repas servis en chambre, les employés en kimono et gâteau sur la cerise, le bain thermal extérieur. Ce sera la nuit la plus chère de notre séjour, cent cinquante euros par personne mais à ce prix-là presque tout est inclus. À peine arrivé, on plonge avec délice dans les bains extérieurs, ensuite on enfile son yukata, un kimono simplifié en coton fourni par l’hôtel, on ouvre sa bière et… on se relaxe, en attendant d’y retourner éventuellement après le souper. Le soir, au clair de lune, de notre chambre, le spectacle ressemble à une estampe. Nous avons réservé l’accès privé au bain qui borde la rivière et c’est sous le clair de lune et le clapotis de l’eau qu’on laisse nos corps et nos idées flotter dans l’eau chaude et que le temps se suspend en un long instant, que l’on voudrait infini.
Un voyage réussi au Japon ne peut se faire également sans visiter l’ancienne capitale, Kyoto, joyau préservé des destructions de la guerre, serti de canaux, de temples bouddhistes et de sanctuaires shintoïstes. C’est le pays du syncrétisme religieux, y être bouddhiste n’exclut en rien la pratique de rites shintoïstes qui jalonnent les saisons, conception un peu déroutante pour tout étranger qui connaît ces frontières fixes entre les religions. Dans cette contrée aux mille temples, la croyance en un dieu n’est pas pour autant de mise. Les Japonais croient aux esprits de la nature (kamis), cet héritage animiste marque leur rapport très prégnant aux saisons, aux rituels ancestraux de purification. Le choix des temples à visiter n’est pas une mince affaire à Kyoto : mon conseil serait de commencer par un petit temple, pas trop célèbre et d’y aller en matinée. Méditer un moment devant le spectacle d’un jardin, s’imprégner
de cette nature en miniature, de ces arbres tendrement soignés, à l’écart des bavardages de touristes… Laisser ses pieds nus caresser la douceur d’un plancher millénaire, se laisser absorber par une tache de lumière qui vient sublimer l’obscurité des pièces, cette ombre célébrée par Tanizaki dans son bel essai sur l’esthétique japonaise[2]. Est-ce l’âge ou la maturité qui arriverait à petits pas ? Alors que je ne jurais que par Tokyo, aujourd’hui c’est Kyoto qui a mes faveurs, sa taille, son histoire, son rythme et ses beautés en font une ville où je me verrais vivre. Aller donner mes cours à vélo, lire un livre au bord de la rivière, rencontrer des personnalités attachantes dans un petit café, vivre et photographier le fil des saisons. Un bref aperçu de cette vie nous sera donné durant les cinq jours que nous passons là-bas dans une petite maison de poupée que nous avons louée via le site « Vivre le Japon ».
A Nara, première capitale historique, nous nous promenons en vélo dans l’immense parc habité de cerfs sacrés qui s’y baladent en toute liberté. Par cette chaleur, ils somnolent surtout à l’ombre mais nous allons bravement visiter le Todai-ji, temple qui cumule les superlatifs puisque c’est le plus grand bâtiment en bois abritant la plus grande statue de bouddha au monde. Il représente le bouddha dans sa dernière étape, c’est pourquoi il ne présente aucune dorure sur le corps, car au stade ultime l’argent n’a aucune valeur. Il y a même un poteau troué de la taille de la narine du Bouddha par lequel certains s’amusent à passer. Très peu pour moi, je m’imagine déjà être coincée là-dedans, couperont-ils la célèbre poutre pour m’en déloger ou me laisseront-ils là, partie intégrante du spectacle ?
Finalement, nous décidons de rester plus longtemps dans cette petite ville tranquille : en voyage, c’est essentiel de savoir se poser et s’immerger. Notre auberge, le « Nara guest house backpackers » est une ancienne demeure seigneuriale et du salon l’on peut y admirer son joli jardin enclavé. Mika, employée adorable, nous a indiqué les quelques sentos qui existent encore dans le quartier, ces bains publics en voie de disparition, vrai liant social japonais, où les générations se retrouvaient pour se raconter leur journée en se frottant le dos. C’est une expérience à ne pas manquer pour plusieurs raisons. D’abord, les Occidentaux que nous sommes apprenons à nous débarrasser de cette pudeur qui nous bloque parfois et devant l’attitude placide et bon enfant des clients, qui jamais ne nous reluquent, on réapprend à vivre son corps en public. Ensuite, c’est surtout un pur bonheur de rincer la fatigue et la sueur accumulées lors de ces journées torrides, dans une eau aux vertus thérapeutiques. Ici aussi, il y a un rituel à connaître : on se rince rapidement avant de plonger une première fois dans l’eau souvent bouillante pour ensuite en sortir et se laver de fond en comble, assis sur un tabouret ; on discute avec les vieilles personnes, on observe leur corps ancien mais étonnament lisse et agile. Et enfin, on rentre d’un pas tranquille, sa serviette sur le dos et une boisson à la main, encore tout cotonneux des vapeurs et propre comme un yen neuf.
Nous avons choisi de nous perdre dans la campagne de Shikoku, désireux de mieux connaître la vie rurale et son rythme moins frénétique. Cette île, la quatrième en terme de taille, est moins visitée car plus éloignée et moins habitée, ce qui nous convient très bien. Nous n’y croisons aucun gaijin et les gens que nous rencontrons sont encore plus serviables et disponibles que dans les villes. Ici, on a choisi de louer une voiture et de nous perdre sur ses routes sinueuses. Nous faisons du couchsurfing (logement chez l’habitant) et rencontrons des profs d’anglais, venus tenter l’aventure nippone. Ils nous parlent de leur vie, sur le canapé posé dans leur jardin, un ukulélé à la main. Seuls les moustiques voraces gâchent un peu ces chaudes soirées d’été. Nous faisons également du woofing, dans une ferme vaguement bio, perdue dans les montagnes.
Nous travaillons un peu dans leurs serres débordant de légumes et de fruits et apprenons avec étonnement qu’en été, ils sont autosuffisants. Encore une fois, gentillesse et échange au programme.
Je voulais depuis longtemps visiter Hiroshima et son célèbre musée, faire mon pèlerinage dans cette ville associée à l’horreur du nucléaire. La visite du musée de la paix est émouvante, la vue de ces écoliers en visite scolaire (comme ici on se rendrait à Dachau) observer les reliques fondues me remue. Dehors dans la chaleur écrasante, au pied du dôme, un homme descendant de victimes s’est donné comme mission de raconter librement cette bombe et critique les manquements du gouvernement à l’aide de photos, dans un anglais impeccable. Ce que j’en retiendrai, c’est son discours pacifiste et une ville vraiment agréable et dynamique.
Dans le train qui me mène vers le Nord, je prends une photo à l’arrêt de Fukushima, à peine à 70km de Sendai où vit ma famille. La ville semble animée et à l’œil nu, rien ne la distingue. Les retrouvailles sont émouvantes, un oncle me montre fièrement son nouveau potager et je n’ose lui poser la question des fuites radioactives, devant son enthousiasme enfin retrouvé. Tout au long du voyage, j’aborderai pudiquement la question de Fukushima par la bande. Je demande : « Comment as-tu vécu le tremblement de terre ? » Avec cette simple question, ils se livreront, ils me raconteront son incroyable intensité, la peur, la longue marche jusqu’à la maison, ivres d’inquiétude quant à leur famille, leur perte de confiance face aux autorités, les files pour l’eau. Imaginer ces files interminables mais disciplinées, dans ce pays si avancé technologiquement me parait improbable, comme une erreur de scénariste qui connaitrait mal sa géographie. Mais peu finalement parlent des conséquences des fuites radioactives, si ce n’est pour critiquer Tepco, il y a comme un voile de pudeur, une rage contenue. L’esprit oriental passe par le fatalisme, le shikata ganai (i.e. on n’y peut rien). La vie doit bien continuer, comme après chaque catastrophe. C’est déjà la fin du voyage. Je reviendrai évidemment un jour, il me reste tant de lieux et de choses à découvrir. J’emporte avec moi un millier de photos, des souvenirs et en moi un peu de leur courage et leur sourire.
Bibliographie sélective sur le Japon
Nicolas Bouvier, Chronique japonaise, 1975, Ed. Payot.
Philippe Pelletier, La fascination du Japon : Idées reçues sur l’archipel japonais, 2012, Le Cavalier Bleu.
Atlas du Japon : Après Fukushima, une société fragilisée, avec Carine Fournier cartographe, 2012, Autrement.
Ruth Benedict, Le chrysanthème et le sabre, 1946, Editions Picquier.
Junichiro Tanizaki, Eloge de l’ombre, 1933, Editions Verdier.