Flandres. Même morts, les ponts fantômes de Varsenare font encore parler d’eux. A leur place, des marais ont été aménagés. Ces nouvelles zones naturelles doivent compenser la construction d’une nouvelle autoroute. Car en Flandre, plus qu’en Wallonie, où il n’y a déjà guère de sous pour entretenir l’infrastructure existante, la fringale autoroutière ne semble pas près de s’éteindre.
Construits en 1976-1977, les ponts de Vasenare, à sept kilomètres à l’ouest de Bruges, devaient faire partie de l’autoroute entre Zeebruges et Calais, qui n’a jamais vu le jour. Pas sous ce tracé, du moins. A l’époque, le ministre (encore national) des travaux publics Guy Mathot avait dû reculer devant les associations environnementalistes, les agriculteurs de la région et les autorités communales, alors coalisées contre le projet d’autoroute A17. D’autant qu’à quelques kilomètres une voie expresse quasi parallèle existait déjà. Le projet de tracé fut entièrement redessiné 1 et déroula finalement son ruban de bitume vers Courtrai.
L’homme est un roseau roulant
Les deux ponts solitaires de Varsenare trônaient au milieu d’une prairie. Le premier surplombait une ligne de chemin de fer et l’autre, deux cents mètres plus loin, semblait perdu au milieu des vaches. Dans son « JTI » (Journal des Travaux inutiles), Jean-Claude Defossé leur avait consacré une chronique mordante. Pendant trente-cinq ans, ils ont fait la joie des motocrossmen et des photographes adeptes de landart insolite. Ils ont été détruits en deux jours, en janvier 2012. La Région flamande (RF) a consacré un million trois-cent mille euros – dont l’écrasante majorité a été engloutie dans les travaux de démolition des ponts, qui avaient déjà coûté la bagatelle de quatre-cent millions de francs belges – à l’aménagement d’un marais de roseau de quatre hectares. La Région flamande (RF) est très fière de son marais de roseaux mais ne nous dit pas ce qu’elle a fait des vaches.
Les oiseaux sont contents des roseaux. Ils se fichent un peu qu’il s’agisse surtout d’un os lâché par la RF pour les associations environnementales. Le marais de Varsenare est en effet une « compensation » pour les espaces qui vont être démolis par l’aménagement de la A11. Cette nouvelle autoroute est censée améliorer la liaison entre le port de Zeebruges et l’arrière-pays, « en scindant le trafic portuaire et local », afin d’améliorer « la sécurité routière et la qualité de vie dans la région ». Il suffit de regarder une carte pour voir que la région manque de voies carrossables, dans des proportions qui font presque songer au désert de Gobi. Et puis, c’est bien connu, une autoroute de plus, c’est autant de gagné pour la santé et la qualité de vie.
Pour réaliser cet ouvrage philanthropique, l’un « des six chaînons manquants du réseau routier flamand », la RF a usé d’une formule très en vogue dans le monde libéral ; un PPP, ou partenariat public-privé. C’est ce genre de montage bidulé qui nous vaut le seul péage routier du royaume, le tunnel Liefkenshoek à Lillo, près d’Anvers (6 €). Le nouveau partenariat porte sur la réalisation (y compris l’entretien pendant trente ans) de ladite liaison entre les routes régionales N49 (la Natiënlaan, à hauteur du noyau de Westkapelle à Knokke-Heist) et N31 (à hauteur de la Blauwe Toren à Bruges). Douze kilomètres le long desquels des roseaux vont connaître la déportation définitive. Selon l’étude commandée par la RF, les destructions de zones marécageuses seront telles que le seul marais de Varsenare ne suffira pas à « compenser ». Un autre marais devrait être créé l’an prochain à Damme.
Il n’y a pas que les défenseurs des roseaux qui ne sont pas très contents de voir une nouvelle coulée de béton dans leur région. Les cyclistes ont, eux aussi, rouspété auprès du bourgmestre (SP-a) Renaat Landuyt. En raison du
secret qui entoure le dossier PPP, ils n’ont pas été autorisés à consulter les plans, et ont peur pour leurs pistes cyclables. 2 En Flandre, on aime bien se profiler comme « écolo », mais pas au point de renoncer au tout-à-la-voiture. Une récente évaluation du « Fonds flamand pour les navettes », un organe créé en 2007 pour subsidier les entreprises qui encouragent leurs travailleurs à ne pas prendre la voiture pour aller travailler, montre que les navetteurs s’accrochent à leurs voitures. Plus de 70% d’entre eux font ainsi la navette en voiture, et le Fonds n’est pas arrivé à faire baisser ce chiffre. 3
Balafrer davantage le paysage
Pour répondre à la congestion automobile, les décideurs politiques flamands sont toujours tentés de sortir les bétonneuses. Bandes de circulation supplémentaires, bretelles et échangeurs, contournements qu’il faut absolument achever ; la propension à asphalter tout ce qui ne bougeait sans doute pas assez est symptomatique de ce fatalisme qui règne en matière de mobilité. On ne peut pas se passer de la voiture, et donc de routes ad hoc. Tout au plus peut-on essayer de faire baisser à la marge le flux automobile, et encore, sans grande conviction. En construisant de nouvelles routes… Ainsi, pour « optimaliser » la circulation dans le Brabant flamand, la Région flamande a lancé en 2008 un plan pour élargir la partie nord du ring de Bruxelles (entre Grand-Bigard et Woluwe-Saint-Etienne). Là aussi, il s’agit de séparer trafic local et trafic de transit, notamment dans la zone de l’aéroport. Quitte à créer un « effet d’appel » (plus de routes engendre plus de trafic), ce que ne manque pas de rappeler les opposants au projet (toujours pendant), dont la quasi-totalité des Bruxellois.
Dans les années 70, les Bruxellois ont réussi à empêcher le bouclage du ring au sud de la capitale, même si le fantasme hante encore certains esprits, tel le monstre du Loch Ness. Les Anversois n’auront pas cette chance, bien qu’ils aient réussi, par référendum local, en 2010, à saborder le projet d’une autoroute surplombant la ville, dit « Lange Wapper ». Le ring d’Anvers, c’est au nord qu’il est inachevé. Même les associations environnementalistes souhaitent son bouclage, tant les infrastructures routières de la région anversoises sont colonisées par les camions de fret, dont le nombre a explosé depuis quinze ans du fait de la « conteneurisation » 4 du paysage économique. Le viaduc rejeté, ce sera donc un tunnel. Mais le projet, dit « Oosterweel », bute pour l’heure sur des questions de procédures et d’attribution du marché.
Le prolongement de la A19 Courtrai-Ypres vers la Côte semble lui définitivement enterré. La A19 est une autoroute construite entre 1974 et 1981, exemple tardif de l’âge glaciaire automobile. Elle s’arrête sur un talus en plein champ, où avait déjà été construit un ouvrage d’art, le viaduc Sint-Jan, autre superbe « GTI », toutefois dépourvu de roseaux. Elle aurait en principe dû être reliée à la E40 à Furnes. Mais ce prolongement a suscité bien des controverses. Entre autres, qu’elle devait traverser les champs de bataille de la Grande Guerre, dont on commémorera bientôt le centenaire. Le gouvernement flamand s’est brusquement souvenu qu’il y avait des cimetières militaires dans le Westhoek. Il a réitéré en mai dernier qu’il allait dès lors jeter son dévolu sur la N8, qui fait le même trajet (Ypres-Furnes). 5 Ce projet d’« optimalisation » (contournement de certains villages, nouveaux ponts, etc.) n’est
pas du goût de la plateforme « Geen streep door de Westhoek » (Pas de balafre dans le Westhoek) 6, qui le trouve coûteux, absurde et contre-productif. Elle plaide pour une amélioration de l’infrastructure existante. Le dossier remonte à plus de dix ans et pourrait traîner encore.
Le projet de la nouvelle autoroute de Zeebruges remonte lui à 2006 au moins. Il compte déjà pas mal d’années de retard et fait couler beaucoup d’encre. Si les travaux commencent bien cette année encore, elle devrait être inaugurée en 2017. On regrettera alors un peu la douce époque des travaux inutiles et de son art brut majestueux. Elle a fait fleurir de si jolis roseaux.
Notes:
- Cf. dossier, en néerlandais, sur http://www.wegen-routes.be/doss/A17n.html ↩
- Het Nieuwsblad, 13 augustus 2013. ↩
- « Vlaanderen krijgt te weinig pendelaars uit de auto »,
De Morgen, 13 augustus 2013. ↩ - Cf. Marc Levinson, « The box. Comment le conteneur a changé le monde », trad. Max Milo, 2011. ↩
- « Het Nieuwsblad », 18 mei 2013. ↩
- http://bit.ly/1aFjYEi ↩