Quand le vent du libéralisme a tourné vers le marché fluvial

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Marie Jacops professe actuellement à l’Institut de Formation continue de Jonfosse à Liège. Elle a vécu 17 ans sur une péniche, entourée de sa famille. Les deux dimensions de son existence sont liées : son mémoire s’intitule « La vie au fil de l’eau », elle a entrepris une recherche-action ainsi que diverses publications sur le monde des bateliers et a conçu un système d’enseignement pré-scolaire adapté aux les enfants qui y vivent. Forte de cette expérience, elle nous raconte les conséquences de la libéralisation du marché fluvial belge.

enfantbatelierLe premier contact de Marie Jacops avec l’univers des bateliers eut lieu lors de son stage de deuxième master au service social de la batellerie de Liège en 1983-1984. Marie Jacops se remémore : « C’était un stage d’observation. Étudiant les sciences de l’éducation, je me suis orientée sur la façon dont les enfants étaient scolarisés. J’interrogeais donc davantage les parents bateliers sur la scolarisation de leurs enfants ». Pour être en règle avec l’obligation scolaire en vigueur en Belgique, ces enfants d’itinérants professionnels se voient bien souvent obligés dès l’âge de six ans de quitter le nid familial pour aller rejoindre les internats qui leur étaient destinés.
Les difficultés qu’impliquent cette séparation obligatoire émergent des entretiens menés par la pédagogue : « pour eux[les enfants], le bateau c’est un peu comme un petit îlot flottant. Les relations familiales sont vraiment restreintes au noyau, les contacts avec la famille élargie ayant lieu uniquement lors des fêtes ». Pour les enfants, fréquenter une école maternelle ordinaire était impossible, les parents se déplaçant en permanence. A la fin de son stage, Marie Jacops émettait l’hypothèse qu’ «un enseignement maternel adapté à ces enfants permettrait de diminuer la rupture émotionnelle et réduirait la rupture affective ressentie suite à l’éclatement de la structure familiale lors de la rentrée dans un internat et les préparerait mieux au passage dans l’enseignement primaire.»
Ses visites dans les internats où logeaient ces enfants confirmaient son hypothèse : « j’ai vu, de mes propres yeux, ces petits enfants qui étaient complètement perdus dans l’immensité des cours de recréation, mais aussi dans les dortoirs et les réfectoires; c’était un grand changement pour eux de passer de l’espace de vie d’un bateau à l’internat. Ces enfants éprouvent des impressions de vie et des sensations complètement différentes liées à la mouvance du bateau et il faut bien sûr en tenir compte ».
Parfois, des difficultés spécifiques sont observées: comme la dysorthographie, la dyslexie, la dyscalculie, liées au changement continu de temps et lieux; ou  le retardement de la latéralisation dû au manque de repères fixes ou encore des retards dans l’apprentissage de l’écriture dus à l’impossibilité d’exercer à bord des mouvements moteurs fins et précis 1. On repère aussi des problèmes liés à l’expression orale, possible conséquence de l’habitude de crier pour parler sur le bateau, afin de couvrir le bruit des moteurs. Enfin, des difficultés de nature relationnelle avec le groupe sont aussi remarquées, les enfants passant beaucoup de temps seuls sur un bateau. Des difficultés considérablement alourdies par la rupture affective vécue par l’enfant.
La nécessité d’un enseignement pré-scolaire adapté s’imposait.

Le projet d’écoles maternelles « à l’attente »

Renforcée par la rencontre de collègues flamands partageant ces
analyses,  l’idée de créer un système de maternelles « à l’attente » fait son chemin. Mais « à l’attente » de quoi? « A cette époque là, il y avait encore des criées au voyage. Dans les grandes villes fluviales, il y avait une bourse d’affrètement où tous les voyages étaient inscrits sur un tableau. Le premier bateau qui rentrait dans le district était prioritaire pour les voyages inscrits. Toutes les offres de transport étaient centralisées dans les bourses d’affrètement par district sur les voies fluviales». Pour attester sa priorité, le batelier, dès son entrée dans le district, devait passer par le bureau de l’office de la navigation qui « cachetait » l’heure, la date et le jour de son arrivée sur son carnet de navigation, afin de déterminer ainsi l’ordre de passage.
Le lieu est tout indiqué pour y développer un projet pédagogique :  « il s’agissait de mettre en place des écoles spécifiques tout au long des voies d’eau, là où il y avait les bourses d’affrètement; pour s’occuper des enfants pendant le temps d’attente d’un voyage à la bourse, … d’où l’appellation de maternelles “à l’attente”. La période d’attente variant en fonction des voyages offerts :  parfois il fallait attendre une demi journée ou trois jours, parfois une semaine. Et là, c’était vraiment l’occasion de prendre en charge les enfants ».
En 1983, De Schroef (L’Hélice) voit le jour à Anvers. En 1989 , L’Ancre ouvre à Liège, puis se déplace à Vivegnis – Oupeye. La même année, De Boei (La Bouée) est créée à Gand.
Des contacts ont été pris au niveau international, avec les Pays-Bas où un système similaire existait déjà, et avec les autres pays limitrophes. Le projet, prend une tournure internationale avec la création de l’EFECOT (European Federation for the Education of Chidren of Ocupatianal Travelers) qui concerne aussi la France, l’Allemagne et les Pays Bas. Cette structure européenne vise à coordonner les écoles des différents pays. Marie Jacops coordonne alors le projet : « on devait mettre sur pied un système qui permettait d’identifier de manière rapide le niveau précis des habilités et capacités des enfants, on avait peu de temps à notre disposition pour pouvoir travailler avec eux ». Un « passeport international» fut élaboré sous la forme d’un carnet que l’enfant emporta avec lui à chaque visite scolaire. Il reprend le stade d’acquisition des capacités de l’enfant, « lacer ses souliers, se brosser les dents ou s’habiller tout seul ». De quoi lui permettre de vivre de manière autonome en internat.
Pour que l’enfant ne soit jamais perdu, l’organisation spatiale et les activités proposées étaient les mêmes dans chaque école : « des activités étaient proposés d’après des codes de couleurs, chaque couleur correspondait à un niveau  de développement de l’enfant dans un domaine particulier. De cette façon, chaque enfant savait, de lui-même, à quel endroit trouver des activités libres qu’il allait pouvoir faire et qui lui permettraient de progresser dans son apprentissage ». Elle continue: « Il y avait aussi des thématiques mensuelles similaires (le cirque, la kermesse,…), de ce fait, quand les enfants allaient d’une école à l’autre, ils retrouvaient les mêmes chansons, les mêmes petites poésies, des activités qui étaient en lien avec les mêmes choses proposées par les enseignants et cela constituait une sorte de ciment affectif entre les divers lieux de fréquentation scolaire des enfants ». Les institutrices étaient polyglottes « pour qu’il y ait au moins une langue-attache au niveau affectif  puisque les élèves provenaient de différents pays, tout en partageant les mêmes conditions de vie ».
D’autre outils pédagogiques adaptés aux besoins spécifiques ont été créés, notamment des outils d’apprentissage de lecture et pré-lecture faisant référence à la vie quotidienne sur une péniche et (non dans une maison).

EcoledeLancre

L’Ancre

La première école maternelle « à l’attente » de Wallonnie a donc été fondée dans le quartier Saint-Léonard de Liège, en 1989. Un local fut aménagé dans l’école Saint-Foy pour accueillir les enfants de bateliers. On y trouvait aussi une bibliothèque où parents et enfants pouvaient emprunter des livres (dans différentes langues) et les rendre dans n’importe quelle maternelle « à l’attente ». Mais l’affluence reste très basse : « Les bateliers étaient réticents à mettre leurs enfants dans les écoles existantes, même s’il s’agit d’une classe spécifique. Ils sont habitués à vivre entre eux, les rares contacts qu’ils avaient avec ce qu’ils appellent “le monde à terre” (rien que le fait de l’appeler ainsi montre bien qu’il ne s’agit pas de leur monde) se limitaient parfois seulement à la bourse d’affrètement. Même les courses étaient faites de préférence dans les magasins le long de la voie d’eau!». Autrement dit, « ce n’était pas leur école, mais une école “d’à terre”. »  De plus, « l’école Saint-Foy ne longe pas la Meuse et ils ne savaient pas y amarrer, ce n’était tout simplement pas leur chemin ». Tenace, Marie réintroduisit une demande pour un autre lieu. « C’est comme ça qu’on est arrivé à Vivegnis-Oupeye. » L’école a été installée dans des conteneurs juste derrière le bureau de l’office de la navigation et le nombre d’élèves a tout de suite augmenté. Une collaboration avec l’école communale d’Oupeye a vu le jour : « cela nous permettait d’être déchargé du volet financier, on bénéficiait du matériel scolaire mais aussi de toutes les infrastructures scolaires. On était considérés comme un projet pédagogique novateur mais dépendant de l’école, tout en ayant notre lieu à nous, qu’on a voulu petit, un peu plus grand que le bateau, mais petit quand même. »

Libéralisation du marché fluvial et disparition des bourses d’affrètement – des écoles, de la famille batelière….

Le 1er janvier 2000, la libéralisation complète du marché fluvial européen fait l’effet d’une bombe et détruit les traditions batelières familiales, emportant avec elles le dispositif des écoles « à l’attente », qui aura fonctionné une dizaine d’années. « Ce système [des bourses d’affrètement] avait quelque chose d’éminemment démocratique pour les petits, les grands, les vieux et les nouveaux bateaux puisqu’il n’y avait pas de concurrence entre eux. ». C’était un système égalitaire dans lequel le social primait sur le commercial et par lequel le premier arrivé était le premier servi.  Dans le cas où le tonnage à transporter ne correspondait pas au tonnage du bateau prioritaire « ils pouvaient se mettre à plusieurs petits bateaux pour transporter le tonnage, et ça marchait aussi; [il y avait] des tarifs plancher 2et cela permettait à tout le monde de s’y retrouver, autant les bateliers que les propriétaires des marchandises. C’est ce système égalitaire qui s’est effondré avec la disparition des bourses d’affrètement, car le vent du libéralisme avait aussi tourné vers le marché fluvial ». Alors, tout a basculé: « Depuis, ce sont ceux qui ont les marchandises à transporter qui décident du prix ». Conséquences : « les prix ont chuté, les voyages rapportent moins mais les bateaux coûtent plus cher. Il faut naviguer tout le temps et l’interdiction de navigation le dimanche a même été abolie ». L’augmentation du temps de navigation a fait que « les bateliers ne s’arrêtent plus pour mettre leurs enfants à l’école. Les écoles “à l’attente” n’avaient donc plus d’utilité ».
Il faut désormais des bateaux plus performants (donc plus chers) pour faire face à
la concurrence qui s’est installée. « Les familles qui ne savaient pas s’acheter des nouveaux bateaux ont profité de la “prime de déchirage” 3. Il y a de plus en plus de compagnies fluviales, où le bateau appartient au patron et les bateliers deviennent des “ouvriers”. Parallèlement, l’école technique dans laquelle les enfants de bateliers apprenaient le métier est devenue une section CEFA, où on apprend aussi le métier de batelier aux enfants “du monde d’ à terre”, qui sont pour la plupart engagés sur un bateau où il y a un patron… C’est de cette manière qu’a disparu le plus grand nombre des familles batelières navigantes. Les femmes ne sont plus présentes sur les bateaux avec un équipage d’hommes et encore moins les enfants évidemment ».
Suite à la libéralisation du marché fluvial, seule l’école maternelle d’Anvers a survécu. Elle fonctionne toujours mais le taux de fréquentation a diminué.
En 1998 les représentants de l’enseignement néerlandophone et francophone se rencontrent pour décider de l’avenir du système des écoles “à l’attente” : « vu la difficulté de la situation nouvelle, on ne voyait pas très bien ce qu’on pouvait proposer comme alternative à part l’école d’Anvers ». L’équipe était partagée, « certains proposèrent un enseignement à distance pour les enfants du maternel, avec des logiciels d’apprentissage. Personnellement, je ne voyais pas les logiciels comme une solution, le gros problème étant la rupture affective et toute la dimension sociale que l’école peut offrir, choses qu’on ne peut pas résoudre avec un logiciel ! C’est pour cette raison que je n’ai pas défendu cette idée-là comme proposition d’avenir pour la Belgique francophone ». De commun accord avec le ministre de l’enseignement fondamental de l’époque, les subsides pour le projet francophone furent arrêtés, car l’objectif initial, diminuer la rupture affective et sociale de l’enfant batelier, n’était plus atteint. Parallèlement, « la structure internationale qui avait pour but de coordonner les différentes écoles s’est effondrée aussi, du moins en ce qui concernait le projet batelier puisque les projets en faveur des enfants du cirque et des foires ne campaient pas avec les mêmes problèmes ».
En déclenchant une tempête sur le monde batelier, la libéralisation du marché fluvial entraîna la disparition d’un mode de vie propre aux familles réunies à bord, les expériences scolaires visant à soutenir des possibilités d’existence particulière, empreintes de solidarité – tout simplement parce qu’une fois encore, celle-ci avait été écrasée.

Notes:

  1. Marie Jacops, Plaidoyer pour un enseignement pré-primaire pour enfants de bateliers, 12 Novembre 1988
  2. Contrôlés par l’État. Voir aussi pour de plus amples renseignements sur la vie des bateliers dans Marie Jacops, A la recherche d’un patrimoine batelier, 1989
  3. La prime de déchirage résulte d’une directive européenne datant de 1989, qui vise à réduire « les surcapacités des flottes » par le déchirage des vieux bateaux, enfin de garantir la compétitivité du marché fluvial. http://bit.ly/15DhHLC

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